Examen de quelques-unes des
réactions à Public Secrets
La plupart des réponses à Public Secrets: Collected Skirmishes of Ken Knabb (1997) ont été favorables, parfois même enthousiastes. Mais elles ont été généralement trop brèves pour demander des commentaires. Je vais répondre ici à quelques-unes des critiques les plus substantielles du livre, venant de deux publications anarchistes américaines, dune revue ultra-gauchiste anglaise et dun situationniste français.
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Le compte-rendu le plus hostile, écrit par lidéologue anarcho-primitiviste John Zerzan, a été publié dans la revue Anarchy (Missouri). Pour des raisons qui deviendront évidentes, les falsifications de Zerzan semblent avoir pour but principal de dissuader les gens de lire le livre.
Son thème central, c’est que je serais enlisé dans le passé et que mes écrits seraient, de ce fait, démodés:
Une des choses les plus frappantes de ce gros volume, oeuvre maîtresse de Ken Knabb, cest combien il est fermement enlisé dans le passé. Knabb est intelligent et sait bien sexprimer, mais il reste surtout un situationniste des plus orthodoxes. Le temps semble sêtre arrêté pour lui à la dissolution de lInternationale Situationniste en 1972.
Cest une critique assez curieuse à entendre venant de quelquun qui lui-même fait constamment les louanges des merveilles des temps préhistoriques.
Zerzan continue en prétendant que je préconise une société basée sur les conseils ouvriers traditionnels et que, malgré mes intentions radicales, je veux néanmoins maintenir presque tous les aspects de lordre social actuel. En réalité, les conseils ouvriers sont évoqués dans Public Secrets simplement comme une des expériences du passé qui peuvent nous aider à envisager les problèmes dauto-organisation populaires que nimporte quelle révolution non-hiérarchique aura à affronter, particulièrement pendant la période de la transition entre l’ancienne société et la nouvelle. Le livre précise que cela nest que le commencement dun processus qui mènera bientôt à une société tellement différente que la seule chose prévisible avec quelque certitude est le fait quelle dépassera toute prédiction, et surtout quelle sera extrêmement diversifiée, bien au-delà de ce que l’on peut imaginer aujourd’hui: Les différentes communautés permettront l’expression de toutes sortes de goûts — esthétiques ou scientifiques, mystiques ou rationalistes, high-tech ou néo-primitifs, solitaires ou communautaires, industrieux ou paresseux, spartiates ou épicuriens, traditionnels ou expérimentaux , évoluant continuellement en toutes sortes de combinaisons nouvelles et imprévisibles (Public Secrets, p. 63). Il est difficile dès lors de croire que Zerzan parle du même livre:
Comme dautres arguments en faveur de lautogestion, celui de Knabb met laccent sur le processus démocratique, tout en négligeant ce qui est géré. Cela conduit à laliénation autogérée, parce que le contrôle ouvrier s’appliquera, pour lessentiel, au même système fondamental que nous subissons actuellement, sauf, on l’espère, pour des excès comme la guerre, la famine et Kathie Lee Gifford [vedette de télévision dune notable bêtise]. Le paysage social esquissé par Knabb emploiera des crédits au lieu de largent, mais, cela mis à part, ne serait pas qualitativement différent que ce qui existe maintenant, y compris lexpertise spécialisée et la coordination informatisée de la production mondiale.
Ce rejet dédaigneux laisse croire que Zerzan lui-même est très radical. On supposerait quil prône tout simplement l’abolition de toute aliénation, de toute expertise spécialisée et de toute coordination de la production (ou peut-être de toute production tout court), bien que la façon dont il pense y parvenir nest pas très claire. Si les gens comme Zerzan précisent rarement comment ils imaginent la résolution de diverses questions pratiques dans une société post-révolutionnaire, la raison en est que, malgré leur rhétorique extrémiste, la plupart dentre eux ne croient pas vraiment quune révolution soit possible. Comme jen ai fait la remarque dans le livre:
Ceux qui proclament leur opposition totale à toute compromission, à toute autorité, à toute organisation, à toute théorie, à toute technologie, etc., nont généralement aucune perspective révolutionnaire, cest-à-dire aucune conception pratique de la manière dont le système pourrait être renversé ni sur les modalités de fonctionnement dune société future. Certains dentre eux essaient même de justifier cette carence en déclarant quune simple révolution ne pourra jamais être assez radicale pour satisfaire leur besoin de révolte absolue. Cette emphase bravache du tout-ou-rien peut impressionner momentanément quelques spectateurs, mais elle n’aboutit en fin de compte qu’à rendre les gens blasés. [Public Secrets, pp. 31-32]
Mais nous arrivons ici à la principale raison du ressentiment de Zerzan:
Knabb évite toute discussion substantielle au sujet de la pensée critique des 25 ans écoulés depuis la disparition de lI.S. (...) Il reste résolument dans le noir quant au considérable approfondissement théorique qui a eu lieu depuis.
En quoi consiste cette analyse approfondie? À l’examen de la liste des questions qu’il me reproche davoir négligées, à savoir la division de travail, la culture symbolique, la domestication, le Progrès et lindustrialisation, parmi dautres, il est évident que Zerzan pense principalement aux sujets abordés dans ses propres oeuvres. Or, bien que je considère que la pensée critique de Zerzan est trop ridicule pour me donner la peine de la critiquer en détail, il savère que Public Secrets contient un bref déboulonnement de cette technophobie à la mode dont Zerzan est un des exemples les plus dogmatiques (voir pp. 79-83).(1) Plutôt que de mentionner cette critique concernant son idéologie et dessayer dy répondre (ce dont il serait incapable), Zerzan cherche à donner limpression que je nai aucune conscience de ces questions.
Comme cela ne passerait guère auprès des gens qui ont vraiment lu Public Secrets, Zerzan évite scrupuleusement de mentionner toute référence qui pourrait inciter quelquun à le lire. La seule chose quil dit sur les textes anciens recueillis dans le livre, cest quils ont été écrits, pour la plupart, dans les années 70, comme si cela suffisait à démontrer quon ne peut y trouver le moindre intérêt. Quant aux deux textes nouveaux, son compte-rendu ne mentionne pas même lautobiographie, et ne dit rien sur La joie de la révolution sauf les quelques lignes que jai citées ci-dessus, bien que, dans un piètre effort pour sembler impartial et magnanime, il agrémente sa critique de quelques tièdes éloges sur mes mérites littéraires (même si je suis inconscient, je ne suis pas sans éloquence).
En somme, un livre de 400 pages la documentation la plus extensive sur lactivité situationniste dans lhémisphère ouest, comprenant plusieurs textes qui auparavant ont été considérés comme suffisamment bons pour être réimprimés dans cette même revue Anarchy, ainsi que deux nouveaux textes pleins de défis aux anarchistes et à tout le mouvement radical est rejeté dédaigneusement en moins de mots que cette revue n’en consacre couramment au compte-rendu d’une brochure quelconque ou à une réponse à quelque lettre inepte.
Les autres correspondants et rédacteurs dAnarchy semblent n’avoir rien trouvé de notable à désapprouver dans le compte-rendu de Zerzan. À lexception de la lettre dun lecteur qui, bien quassez technophobe lui-même, avait été amené à protester contre quelques-unes des falsifications les plus flagrantes de Zerzan, il ny a eu aucune autre mention de Public Secrets dans cette revue dans les trois ans qui suivirent.
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Il est intéressant de comparer la réponse des technophobes à Murray Bookchin. Quand sa critique des tendances technophobes, primitivistes et antirationalistes du milieu anarchiste a été publiée (Social Anarchism versus Lifestyle Anarchism, AK Press, 1995), ils ont consacré deux livres, en plus de dizaines darticles et de tracts, à essayer de lui répondre. Sa critique était de qualité suffisamment inégale pour quils puissent en étoufferle grain de vérité en attaquant ses points faibles à certains égards (son réformisme, son pédantisme, etc.). Il semble quils naient pas trouvé aussi facile de sen prendre à mes critiques.
Le journal Fifth Estate (Detroit), par exemple, a hésité pendant deux ans avant de faire une réponse publique significative à Public Secrets. Par contraste avec le texte de Zerzan, le compte-rendu de Fifth Estate donne au moins une idée générale du contenu du livre. Après en avoir signalé plusieurs aspects qu’ils approuvent, ils en viennent à ma diatribe contre les technophobes et essayent dy répondre.
Knabb prétend, à tort, que tous ceux qui sont contre la technologie préconisent le retour à un paradis primitif.
Quand ils se sentent défiés, les technophobes tentent souvent déchapper à la critique en soulignant quils ne sont pas complètement daccord les uns avec les autres. (Les trotskistes pourraient tout aussi justement prétendre quil nest pas juste de les mettre dans le même sac que les staliniens.) Ici Fifth Estate veut sans doute se dissocier de la tendance plus extrême de type Zerzan. Mais le fait que ce dernier veut retourner à 500 000 av. J.-C. tandis que Fifth Estate ne veut retourner que quelque part avant la révolution industrielle, ne change pas le fait que cette orientation vers le passé représente une fuite devant les problèmes actuels.
Knabb a également tort de sinquiéter de la possibilité que des technophobes autoritaires proscrivent les avions, les téléphones et les automobiles dans une société post-capitaliste égalitaire.
Public Secrets nexprime ni ne mentionne même aucune inquiétude à propos des technophobes autoritaires. Au contraire, comme je lai remarqué (pp. 79-80), si jamais la question se posait en pratique (cest-à-dire, si nous avions la chance de vivre un jour dans une société libérée), même les technophobes les plus fervents auront probablement assez de sens commun pour abandonner leur idéologie et s’associer avec leurs voisins pour trouver les technologies les plus appropriées à chaque situation particulière. Le problème est que, dans les conditions actuelles, où la confusion règne à un tel degré que la plupart des gens ne peuvent même pas concevoir une société rationnelle, cette idéologie puisse persister comme tant dautres illusions populaires parce quelle nest jamais suffisamment proche de la réalité pour être réfutée. Et comme toutes les idéologies, elle renforce lordre social actuel en détournant lattention des possibilités réelles de changement.
Ces objets [les avions, les téléphones et les automobiles] disparaîtront parce quil ny aura pas d opérateurs pour travailler dans les usines, les aciéries et les mines, même si elles sont autogérées. Il est peu probable que qui que ce soit passerait une seule heure dans de tels environnements sans y être contraint.
Il me paraît étrange d’être obligé dexpliquer à des anarchistes des positions anarchistes élémentaires. Quand on leur a demandé comment une société anarchiste fonctionnerait, les anarchistes ont toujours répondu en disant quune fois que les gens seront libérés des répressions politiques et économiques, ils auront une forte tendance à coopérer volontairement pour régler tout ce qui est nécessaire; et quils seront probablement bien plus créatifs pour résoudre tout problème qui pourrait subsister. Les anarcho-technophobes semblent avoir abandonné cette conviction. Daprès eux, semble-t-il, les gens dans une société post-révolutionnaire se soucieront davantage de maintenir leur pureté de toute souillure d aliénation industrielle que de sentraider ou même de satisfaire leurs propres besoins fondamentaux. Quand je prévois un usage permanent mais réduit des avions pour certaines expéditions durgence (par exemple, pour transporter de la nourriture ou du matériel médical à destination d’une région atteinte de famine ou par un désastre naturel), Fifth Estate semble laisser supposer que l’on doit laisser de tels désastres se régler par eux-mêmes, parce que toute organisation à grande échelle serait vouée à la bureaucratisation. (Une fois quil y a des priorités urgentes et du rationnement, peut-on éviter de voir apparaître rapidement un cadre administratif?) La créativité des post-révolutionnaires sera apparemment aussi limitée que leur compassion. Si certains biens sont actuellement produits dune manière aliénante, dans les conditions dexploitation capitalistes, Fifth Estate semble trouver inconcevable que des gens libérés puissent prendre conscience de ce problème et parvenir à le régler d’une manière différente, plus raisonnable et plus agréable — en produisant moins de ces biens, par exemple, ou en les modifiant pour quils soient plus faciles à construire et à réparer, ou encore en automatisant la plupart des tâches et partageant plus équitablement celles qui restent.
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Tandis que les anarchistes regrettent que je sois tellement enlisé dans lultra-gauchisme traditionnel, la revue ultra-gauchiste britannique Aufheben estime que jincline trop vers lindividualisme bourgeois.
Larticle dAufheben commence en reconnaissant certaines contributions des situationnistes, particulièrement leur critique du militantisme. Aufheben croit, cependant, quil ne faut pas pousser cette critique trop loin. Dans ce contexte, mon livre est vu comme une illustration des dangers de trop souligner la subjectivité radicale:
Public Secrets de Ken Knabb illustre l’auto-obsession du milieu situationniste dans les jours enivrants qui suivirent Mai 1968. (...) En accord avec le refus du rôle du militant et de lactivisme compulsif journalier, le livre de Knabb, en tant que récit de la deuxième vague des situationnistes aux États-Unis, est notable pour l’absence de références aux réunions routinières et à lactivisme permanent connus de beaucoup d’entre nous. Par exemple, une fois achevé lédition de sa Situationist International Anthology, Knabb sest mis à lescalade au lieu de sengager dans une autre lutte. (...) Était-il vidé après avoir achevé lAnthology, ou ny avait-il vraiment pas de luttes en cours autour de lui auxquelles il aurait pu participer utilement?
Cela nest pas loin de rappeler les vieilles exhortations maoïstes à servir le peuple. Sans doute aurais-je pu me rendre utile dans grand nombre de luttes louables. Mais je crois quil vaut mieux en général se concentrer sur un ou deux projets qui nous intéressent si profondément que nous sommes disposés à y consacrer tout le temps et lénergie nécessaires, plutôt que de répondre avec un sentiment de culpabilité à toutes les bonnes causes qui se présentent et de devenir tellement vidés que nous finissons souvent par abandonner toute activité radicale (comme lont fait tant de mes contemporains).
Larticle continue en un récit quelque peu caricatural des relations interpersonnelles situationnistes. Je reconnais que le milieu situ a contenu sa part de sottises. Mais si Aufheben peut se moquer de nos sottises, cest dans une grande mesure parce que nous avons intentionnellement montré nos pratiques au grand jour, où elles pouvaient être examinées et critiquées. Si dautres courants radicaux nétaient pas si discrets sur ces questions, nous pourrions sans doute remarquer des contradictions toutes aussi embarrassantes chez eux. Ce quAufheben ridiculise comme théorisation introvertie sur la théorisation représentait simplement notre effort de prêter attention à des interconnexions entre les répressions sociales et les refoulements psychologiques qui touchent toute personne engagée dans une activité radicale, y compris les camarades dAufheben, ce quils pourraient reconnaître s’ils sécartaient de leurs réunions routinières et activisme permanent suffisamment pour regarder leurs propres vies.
La joie de la révolution de Knabb ne prétend pas être original; cest plutôt une introduction, quelque peu didactique mais facile à lire, au bon sens de la théorie révolutionnaire antihiérarchique, destinée aux lecteurs pas encore convaincus par dautres raisons.
À lire cette approbation condescendante, on pourrait supposer que presque tout le monde savait déjà tout sur cette question. En réalité, bien sûr, la grande majorité de la population est loin dêtre convaincue de la faisabilité de telles perspectives, et dans la plupart des cas nen a jamais même entendu parler. En outre, nimporte quel lecteur des publications ultra-gauchistes comme Aufheben se rend vite compte qu’elles ne sont pas seulement didactiques, mais illisibles. Quelles que soient les idées nouvelles quelles puissent formuler, celles-ci sont étouffées par leur rhétorique ennuyeuse et pleines de redites. Dans tout article et dans tout tract ils répètent constamment les mêmes vieilles leçons tel ou tel événement offre encore une preuve que le capitalisme est aliénant, que les syndicats sont contre-révolutionnaires, etc., etc. Apparemment ils ne croient pas que leurs lecteurs soient déjà convaincus.
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Si les anarchistes et les ultra-gauchistes me considèrent trop situationniste (mais pour des raisons bien différentes), les situationnistes eux-mêmes mont souvent vu comme assez hérétique. Pour ne mentionner que lexemple le plus évident, ma brochure La réalisation et la suppression de la religion (1977) était un défi presque inouï adressé à tout le milieu situ de l’intérieur. Les diatribes de Michel Prigent, reproduites à la fin de Public Secrets, donnent une idée des réactions les plus délirantes quelle a provoquées. Une réponse plus sérieuse peut être vue dans une lettre de Jean-Pierre Baudet, un situationniste parisien de références assez orthodoxes (auteur ou traducteur de quelques livres chez Champ Libre, il a fréquenté Debord pendant un certain temps). Comme la plupart des situs français, Baudet était déconcerté par ma violation du tabou situationniste contre la religion, mais il sest rendu compte que la brochure avait trop de substance pour être simplement rejetée. Vingt ans plus tard, la question na pas disparu.
Baudet commence en reconnaissant que javais raison de signaler la vitalité persistante de la religion quand les révolutionnairesmatérialistes traditionnels (y compris les situationnistes) avaient déclaré avec suffisance quelle était sur le point de disparaître:
La religion est sans doute une question qui doit être abordée aujourdhui pour la simple (quoique déplorable) raison que, à des niveaux et dans des modes différents, elle na pas disparu, comme on pouvait imaginer (et espérer) il y a quelques décennies. (...) La réalisation et la suppression de la religion était écrit en 1977 dun point de vue américain, je veux dire dans un pays où la société du spectacle était déjà pleinement développée, et où il était déjà évident que certains nouveaux types de religions (des sectes) nétaient pas (comme on pouvait le croire, à tort, à partir dune perspective européenne) une simple compensation face à un degré inachevé du spectacle, et ainsi destinés à disparaître, mais quau contraire, tous les deux, le spectacle complètement achevé et la religion, se sont avérés des phénomènes conjugués capables de coexister. (...) Mais cela, n’aurait-il pas dû avoir conduit à une analyse plus profonde de la question: quel genre de religion a disparu, et quel genre a subsisté?(2)
Baudet continue en examinant divers aspects de la religion, et conclut que je prête trop dattention à ses aspects thérapeutiques, quil trouve acceptables mais limités. Cependant ma brochure nétait pas une tentative de traiter les grandes questions historiques quil évoque, quel que soit l’intérêt qu’elles puissent présenter. Son but principal était de confronter le mouvement situationniste avec quelques problèmes flagrants concernant sa propre théorie et sa propre pratique. Jai soulevé la question de la religion parce que je croyais que l’aveuglement des situationnistes à propos de la religion était étroitement lié avec ces problèmes. Le contraste entre lattitude dialectique des situationnistes envers lart et leur attitude non-dialectique envers la religion sautait aux yeux. Loriginalité subversive des situationnistes venait dans une grande mesure du fait quils reconnaissaient à la fois les aspects positifs de lart (comme terrain de la créativité) et ses limites (sa tendance à canaliser la créativité vers des cadres limités); de sorte que le projet révolutionnaire pouvait être vu comme impliquant à la fois la réalisation et la suppression de lart par lextension de la créativité dans tous les aspects de la vie. D’une manière analogue, je croyais que lon pouvait considérer la religion, malgré tous ses évidents éléments de connerie, comme un terrain où certaines questions fondamentales (éthique, intégration personnelle, communion sociale, sens de la vie) ont été posées de la façon la plus approfondie, bien que dans des cadres limités (et généralement pernicieux). En rejetant totalement la religion, les situationnistes sont restés inconscients des expériences et des perspectives qui auraient pu leur être utiles, et sont ainsi tombés par défaut dans une attitude vulgairement égoïste qui a encouragé ladoption des rôles néo-aristocratiques ridicules et les a laissés dans l’embarras quand les choses ne se sont pas développées comme ils s’y attendaient.
Baudet ne discute aucune de ces matières, bien qu’il ait lui-même été dans une position favorable pour être conscient des problèmes que jai soulevé. Plutôt que de se demander si ces questions pouvaient être liées à ces problèmes, il déclare catégoriquement quil ny a aucune connexion possible:
Tu essaies ainsi de concilier des gens et des activités (bouddhisme et activisme critique) qui nont rien en commun, et qui ne peuvent rien avoir en commun.
Jai reçu exactement la même plainte des bouddhistes radicaux que jai critiqués, qui ne peuvent imaginer comment mes tactiques conflictuelles qui sèment la discorde pourraient être conciliables avec les valeurs bouddhistes auxquelles ils se raccrochent.
Baudet conclut:
Je ne pense pas quaucun de tes lecteurs européens puisse approuver publiquement cette partie de ton livre, et quant à moi, jaurais bien sûr à la répudier à la première occasion. Je suppose que tu es conscient de telles conséquences, et je voudrais savoir ce que tu en penses.
Un peu plus tard Baudet a cessé toute communication avec moi, vraisemblablement à cause de ces aspects religieux, comme il na jamais exprimé aucune autre objection au livre. Jusquà maintenant, cependant, ni lui ni aucun des autres lecteurs européens en désaccord nont critiqué le livre publiquement. Je les invite à le faire.
KEN KNABB
Avril 2000
NOTES
1. Il s’agit de la section Les objections des technophobes, discutée en détail dans La misère du primitivisme.
2. Si ces citations de Baudet sont un peu maladroites, cest parce quil ma écrit en anglais et que jai dû le retraduire en français. Des textes de Jean-Pierre Baudet et ses amis se trouvent sur le site Les Amis de Némésis.
Version française de A Look at Some of the
Reactions to Public Secrets. Traduit de l’américain
par Ken Knabb et des amis français. Reproduit dans
Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken
Knabb (Éditions
Sulliver).
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