Théorie de la misère, misère de la théorie
Rapport sur les nouvelles conditions de la théorie révolutionnaire
Plutôt devoir que de payer dune monnaie qui ne porte
as notre
éffigie! ainsi le veut notre souveraineté.
(Nietzsche, Le gai savoir)
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Leffort théorique organisé, le plus avancé depuis Marx, accompli par les Internationaux Situationnistes, a non seulement jeté ses derniers feux, il semble même vouloir se satisfaire dune place parmi les curiosités au musée de lhistoire révolutionnaire. La bête théorique à terre ne paraît jamais devoir se relever; les échos des frayeurs passées sont encore suffisamment perceptibles, tout en autorisant cependant assez de soulagement pour que la peau du monstre soit livrée à la légende.
La mésaventure de la théorie des Situationnistes et celle qui fit succomber les mouvements dintellectuels révolutionnaires comparables dans le passé, se sont finalement rejoints sur la nature-même de leurs échecs. Comme pour la pensée marxiste et pour dautres tentatives dune critique révolutionnaire postérieures, tous les résultats du réel effort théorico-pratique situationniste ont fini par connaître un renversement complet de leur sens, pour ne plus constituer quun verbiage culturel particulier, dans la pseudo-communication généralisée imposée aux hommes des conditions existantes, tant dans leur acceptation de ces conditions que dans leur révolte.
Le véritable esprit situationniste, celui-là même qui fut dune manière évidente, pour qui sait comprendre les entreprises de cet ordre, à lorigine de laventure situationniste, à présent na plus le choix que de se retourner sans merci contre lédifice de sa propre théorie pétrifiée, contre tout son passé et ses anciennes valeurs, ou être balayé du champ de bataille révolutionnaire comme logomachie inutile et désuète.
Désormais, aucun développement nouveau de la pensée révolutionnaire ne pourra se faire, tant que le pouvoir critique situationniste naura pas été appliqué, non plus seulement à lancienne organisation I.S., mais à la théorie situationniste elle-même. Cest le programme dune théorie de combat contenant sa propre critique quil faut reprendre au commencement.
Pour cela, il convient de ne plus juger la théorie des Situationnistes sur son intention théorique, sa validité scientifique, son programme, etc., cest-à-dire sur le terrain où elle veut précisément être jugée. Hésiter encore à le faire, par un souci désormais déplacé dobjectivité intellectuelle par exemple, ou respectueusement, parce que personne jusquici na fait mieux (la Russie de 1917 ne comptait pas de meilleure théorie que celle de Lénine), reviendrait au mieux à endosser les inconvénients dune orthodoxie désincarnée à la Korsch, ou lillusion dun Lukács. Si la théorie des Situationnistes intéresse encore le mouvement révolutionnaire directement, cest pour tirer la leçon de ce quelle a pu devenir : une idéologie sur la révolution parmi les autres, un système de représentations qui exprime autre chose que ce quil croit vouloir dire, et qui sert dautres buts que ses buts explicites.
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La théorie des Situationnistes sest fait connaître comme la théorie révolutionnaire de linsatisfaction; elle sest trouvée, tant parce quelle a su les exprimer, que parce quelle a été rendue possible par celles-ci, au point de convergence de toutes les lignes de force qui transforment les conditions dexistence et par conséquent de lutte dans la société contemporaine; en tant que critique dun stade de la société marchande qui était loin davoir encore développé concrètement toutes ses conséquences matérielles (parmi ces conséquences il faut compter sa propre opposition révolutionnaire), la théorie des situationnistes courait le risque de devenir lexpression de toute linsatisfaction libérée par ce processus; cest-à-dire non seulement de linsatisfaction profonde liée à la prolétarisation de tous les secteurs de lexistence sociale, elle, devenue réellement révolutionnaire, mais encore de cette part dinsatisfaction superficielle, de loin la plus spontanément partagée, liée à la frustration toujours croissante des habitudes et des goûts anciens, et aussi, aux données-mêmes du stade actuel. La théorie des situationnistes na pas été en mesure de voir assez ce danger, contenu précisément dans la logique spectaculaire des conditions quelle combattait, qui la portait à être comprise et finalement à se comprendre elle-même selon la logique de lillusion; ainsi quà être assimilée par lordre existant comme code culturel de linsatisfaction intégrée.
La consommation hiérarchisée de biens économiques, de pseudo-rapports entre les individus, et de pseudo-objets de luttes, que le spectacle de linsatisfaction moderne fournit aujourdhui surabondamment, a pour pendant subjectif immédiat cette forme dinsatisfaction superficielle, qui constitue en fait la véritable base subjective sur laquelle seule peut fonctionner le système social actuel.
Lorsque cette insatisfaction superficielle croit devoir se traduire en langage situationniste, les illusions doptique et la confusion quelle parvient à créer sur son compte tiennent à la nature-même des conflits existants; le projet et le besoin révolutionnaires détablir les conditions socio-historiques dune jouissance sans entraves et la simple publicité de la jouissance dans lère économique qui va de la louange sans réserve des conditions actuelles, à une éventuelle épuration bureaucratique-écologique de celles-ci se recoupent, jusquà se confondre parfois, dans leurs expressions; cest quen réalité, il sagit dun conflit sur le même enjeu historique, considéré successivement dun côté et de lautre de la barricade. Néanmoins, si elles peuvent apparaître parfois comme très proches, linsatisfaction superficielle est aussi éloignée de linsatisfaction révolutionnaire, qualitativement, que la victime résignée des conditions existantes peut lêtre elle-même. La généralisation de linsatisfaction superficielle, comme postulat qui domine désormais la perception et toutes les représentations sur la vie sociale contemporaine, traduit seulement que les choses y sont devenues telles que personne ne peut plus y être résigné tranquillement; cest la résignation-même qui a dû y adopter la forme et le langage de linsatisfaction.
Il nest pas surprenant que la théorie révolutionnaire, qui pour replacer la compréhension de la question sociale sur de meilleures bases, a réintroduit dans la lutte la méthode dialectique de la totalité, ait pu rencontrer, tout en restant fondamentalement incomprise, une telle résonnance dans ces conditions sociales où léconomie règne sur la vie humaine totalitairement. Laspect moderne et familier de la notion de totalité ne peut plus échapper à personne, ne serait-ce que parce que chacun y a été éduqué à travers les règles de la vie sociale et de la consommation hiérarchisées; chaque degré de la consommation et du pouvoir hiérarchisés ne peut convoiter le degré supérieur que parce que, fondamentalement, cest la totalité des bienfaits économiques et du pouvoir social qui est donnée à la convoitise de lorganisation hiérarchique.
La totalité comme référence nouvelle du besoin social est effectivement présente partout, mais considérée passivement, en tant que totalité extérieure des biens économiques; de sorte que linsatisfaction superficielle peut respecter toutes les règles économiques, ou arriver à en enfreindre quelques-unes au nom de ce quelle croit être un programme révolutionnaire, les buts quelle convoite la ramèneront toujours dans les conditions où elle se trouve à lorigine, soumise au principe même dune économie de la vie sociale, et par conséquent, dune économie de sa conscience et de sa pratique.
Le système de la consommation marchande, quand bien même une théorie situationniste constituée naurait jamais existée, comme source possible dinspiration, contient implicitement son propre situationnisme, en tant quutopie dun plaisir économique consommable sans limites et sans contre-partie. Précisément parce quelle nest quun moment du processus économique, la sphère de la consommation cest-à-dire en fait toute la vie sociale formellement laissée à linitiative des individus ne pouvant sémanciper de ses limites, et dépendant absolument de sa contrepartie économique, porte son situationnisme naturel à devenir réellement situationnistes; mais alors, cest la conception elle-même du plaisir, héritée de lère économique, qui doit dabord être transformée.
Lére de la production et de la consommation de la marchandise moderne correspond à un désapprentissage massif des quelques aptitudes humaines possédées à létat embryonnaire autrefois, et localement nécessaires à la simple survie. Ce qui à présent est réellement enseigné, désiré, et pratiqué dans la sphère de la consommation sociale, savère être léconomie achevée du plaisir et de laptitude à vivre; ce qui partout simpose, sans rencontrer de réelle résistance révolutionnaire, ce sont la sous-culture, la jouissance, les goûts et les manies de lhomme anti-historique. Et ce sont ces mêmes traits de la médiocrité générale qui viennent empoisonner et rendre impossible chaque tentative dune lutte révolutionnaire sérieuse. Lhabitude du plaisir économique maintient lindividu dans le même rapport où il se trouve déjà avec lensemble du monde, en lui parvenant extérieurement; et cest en tant quextériorité, excluant toute initiative fondamentale dans la décision et dans lacte, que le plaisir économique est désiré et consommé.
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Certains croient encore par exemple que le pouvoir abrutissant de la publicité commerciale tient dans le fait quelle fait acheter plus de biens inutiles. En vérité, quand la publicité commerciale vante les qualités de telle ou telle marchandise particulière, ou tel pseudo-besoin indispensable à satisfaire, elle rencontre nécessairement la contradiction dun produit concurrent, dun syndicat de consommateurs, ou du simple bon sens des gens. Mais au-delà du terrain commercial, ce que la publicité impose sans connaître cette fois de réplique, en déviant lattention du spectateur du fait que, par définition, le langage publicitaire a déjà tout approuvé du système existant et quil en donne le spectacle de lapprobation heureuse, ce sont toutes les prémisses socio-économiques dont elle nest quune conséquence (et non parmi les plus graves), cest le mode dasservissement qui y est lié, la pauvreté des besoins qui en résultent, et labsurdité fondamentale de leur satisfaction à travers les règles de la consommation. On peut apprécier comme une situation limite de labrutissement publicitaire actuel, ce fait que la publicité réussit à devenir elle-même un objet de conflit, appelant les gens à se définir pour ou contre elle.
Cependant, sil faut juger de son pouvoir abrutissant, la publicité commerciale est bien moins dangereuse que les autres formes de publicité qui ne se montrent pas comme telles, quil sagisse de la sphère politique ou de la sphère dite culturelle, en y comprenant le secteur même purement scientifique. En réalité, cest toute la vie quotidienne colonisée qui contient tout le pouvoir abrutissant de la publicité de ce monde; dune certaine manière, les ouvriers de Lip viennent dêtre des publicitaires du mode de vie existant bien plus redoutables que la société Havas, en comptant tous les effets mystificateurs possibles de sa spécialité depuis quelle lexerce.
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Comme critique du travail aliéné et projet de sa liquidation révolutionnaire, la théorie des Situationnistes rencontre, comme terrain objectif favorable, le phénomène grandissant de déclassement dune fraction de la population jusque là intégrée et soumise, et plus portée à présent à se retourner contre linstitution du travail. Néanmoins, cest une crise de structure de léconomie moderne qui tend à jeter les individus dans lidéologie révolutionnaire bien avant quils ne soient en mesure dapprécier la révolution comme seule solution historique capable de dissoudre pratiquement laliénation de lactivité humaine. Cest le monde du travail qui rejette ceux quil déclasse dans les solutions de survie périphériques, les expédients, la criminalité bornée et les rêves révolutionnaires suspects; non eux, qui traitent le travail comme lentrave la plus lourde aux nouvelles formes de lutte et de conscience.
La mutation économique moderne modifie les conditions du travail aliéné, transforme la composition des classes sociales, détruit les représentations qui y étaient traditionnellement enracinées, reconstruit lenvironnement de fond en combles, change toutes les données du jeu politico-économique mondial, mais laisse finalement lindividu déclassé dans le même dénuement anti-historique où elle emploie encore les autres. La part du travail aliéné qui aujourdhui est plus ou moins confusément refusée partout, outre quelle est le plus souvent celle dont le monde du travail cherche à se débarrasser lui-même, est en fait directement désignée comme archaïque par la nouvelle mentalité qui se forge comme corollaire subjectif aux formes modernes du mode de production marchand.
Le fait que les séquelles de savoir-faire autrefois attachées à certains secteurs de la production matérielle et intellectuelle et, quen règle générale, toute trace de sens pratique tendent à disparaître radicalement du terrain social, est une conséquence directe de lextrême parcellarisation et de labsurdité des tâches dans la production marchande (la colonisation achevée des gestes et de la décision du travailleur à lintérieur-même de son aliénation économique primitive nétant quun aspect de la colonisation globale de toute la vie sociale). Ce sont toutes les aptitudes et tous les désirs dune activité non-dictée extérieurement qui se trouvent détruits en profondeur chez les hommes de ce temps. La paresse désarmée, allant jusquau refus des pseudo-activités proposées dans la production, mais sans pouvoir réinventer lactivité humaine sur dautres bases, simpose partout comme lattitude subjective normale devant le nouvel état de fait social.
Parallèlement, un autre conflit relatif aux conditions modernes du travail aliéné naît du modèle de jouissance économique maximum, incarné par la couche sociale des cadres, mais que la société actuelle propose comme sens final de lexistence, non seulement aux cadres, mais à toutes les couches sociales servantes. Cest désormais à la mentalité moyenne du cadre que les prolétaires modernes se trouvent éduqués; les paysans, les ouvriers, les intellectuels, etc., tendent à perdre les représentations quils avaient en propre, pour les remplacer par les représentations, les goûts et les désirs types du cadre. Ce processus qui tend à remodeler laliénation subjective sur un modèle unique, se manifeste par exemple dans le monde du travail par le fait que la revendication de participation de lindividu à la décision économique (comme à lextérieur du travail à la décision politique), qui sinscrivait dabord seulement dans le statut socio-économique du cadre, devient à présent la revendication naturelle de tous les travailleurs, en même temps que la critique officielle que lorganisation du travail se fait à elle-même.
On peut mesurer lampleur des problèmes qui vont se poser dans les années à venir au mouvement révolutionnaire, en considérant que cest à partir de la perte quasi-absolue de tous les talents anciens, et de cet état desprit contemporain qui na pas encore de goût, et qui nest préparé pour aucune sorte dentreprise pratique libre, que doit commencer le long apprentissage dune nouvelle forme de sens pratique global, et la culture universelle des talents prolétariens.
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Comme théorie de lautonomie individuelle, la théorie des Situationnistes, une fois vidée de son esprit négatif, rejoint purement et simplement la vision bourgeoise éthique dune liberté individuelle désincarnée. Mais la misère réelle, qui peut se mentir ainsi sur son sort, nest plus tant la liberté formelle du travail devant le capital, que cette liberté de lapparence pure nourrie aux règles du plaisir consommable; cette liberté de lirresponsabilité, qui naccepte de sengager que pour rester séparée, qui sans cesse a recours à des procédés de valorisation extérieurs.
La nature de la liberté et du besoin de liberté revendiqués sous lidentification de linsatisfaction superficielle au projet situationniste, comme à toutes les idéologies du refus des conditions existantes, peut être compris comme un rêve promotionnel banal. Lindividu des conditions existantes, qui précisément a perdu toutes qualités individuelles, rêve daccéder à la société sans classes tel quil est. Se souciant peu de son accomplissement malgré les conditions actuelles, il ne peut rechercher la révolution comme solution socio-historique pour prolonger cet accomplissement; il peut simplement rêver dy promener sa misère moins difficilement que dans le vieux monde. Il néprouve pas encore le besoin de se rendre maître de la vie sociale, et comme conséquence de létroitesse de ses véritables besoins, il sait encore très mal identifier les vrais obstacles à une révolution; il voudrait simplement que ses maîtres actuels seffacent devant un miracle prolétarien. Ainsi, lors même quil croit sincérement pouvoir se passer dune autorité qui modèle son existence à sa place, il appelle déjà le nouveau pouvoir qui va se le soumettre.
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Lorsquune théorie révolutionnaire ne se trouve plus en mesure dassurer sa tâche pratique de transformation des conditions de conscience existantes, le manque doriginalité et la misère de ceux qui persistent dans ses ruines atteint rapidement des proportions caricaturales; pour décrire alors le révolutionnaire moyen, il suffit de le ramener à laliénation moyenne de son époque.
Sil méprise par exemple limage dÉpinal du chef, le révolutionnaire contemporain nest nullement débarassé du besoin hiérarchique. Les motivations qui lui font sidentifier au camp révolutionnaire suffiraient déjà à le démontrer. Ne pouvant compter dans la hiérarchie sociale existante il veut se consoler en trônant en rêve dans la société future; non pas forcément parce quil y brigue un rôle dominant le plus souvent rien en lui ne le porte à cette illusion mais parce quainsi cest dans la société actuelle quil sassure une place dans la hiérarchie pirate que constitue la communauté révolutionnaire. Parmi toute sorte de nouveaux devoirs qui lui incombent, le révolutionnaire contemporain méprise aujourdhui le vieux monde et les plus voyants de ses serviteurs, mais cest exactement comme certains ouvriers européens mal payés méprisent encore le travailleur immigré, pour la seule raison quil leur renvoie trop crûment leur propre image desclaves.
Mais à travers les péripéties de sa sous-aventure théâtrale, le révolutionnaire moyen arrive à démontrer beaucoup plus directement son profond besoin dun environnement hiérarchique : la solidité de son idéologie, cest-à-dire toute la conviction quil peut y mettre, dépend directement de lassurance idéologique absolue incarnée par la personnalité du leader. Sil se trouve être lui-même dans une position de leader, le révolutionnaire moyen éprouve, à linverse, le besoin absolu dêtre suivi, parce que cest la seule conviction aveugle de ses suivants qui peut arriver à le soutenir objectivement, mais surtout subjectivement, dans son rôle. Quil soit également suivi ou suivant, cest le même besoin dillusion et de mise en scène qui sous-tend sa mentalité.
Il importe à présent pour les expériences dassociations égalitaires éventuelles, qui parviendront à se reconstituer dans la lutte contre les conditions existantes, de ne plus accepter chez elles, et de combattre à lextérieur, le moindre suivisme théorique qui ne simposerait pas simultanément lhumilité, la réserve, et finalement le sérieux de lélève, au sens de léducation classique, devant la tâche entreprise.
Lidéologie révolutionnaire napparaît pas seulement comme un état de la fausse-conscience sociale, elle sénonce sans cesse directement comme un refus pratique de la vérité et de ses conséquences concrètes; en tant quaspect de lidéologie révolutionnaire, le volontarisme égalitaire a pour seule fonction de fournir un décor honorable à la fuite devant la tâche pratique.
Il est notoire que légalitarisme anarcho-situationniste sest toujours refusé à reconnaître la véritable organisation hiérarchique sur laquelle il fonctionnait; cette démission pratique majeure a finalement ramené la théorie des Situationnistes, sur la question de lorganisation révolutionnaire, à nêtre quune simple contre-idéologie opposée à lorganisation hiérarchique dominante; préférant partager lillusion et le mensonge officiel de légalité, que le déshonneur de son démenti. Cest pourtant à lacceptation de ce démenti et aux conclusions théorico-pratiques qui en découlaient quétait suspendu, notamment pour lancienne I.S., la possibilité lorsquil en était encore temps denvisager avec efficacité tous les nouveaux problèmes.
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Le besoin idéologique qui persiste chez les individus pliés aux règles des rapports sociaux de la société marchande, qui se reconstitue chaque fois jusque dans leur révolte, est à lopposé de lintuition et du sens théoriques réels, dont dépend désormais la tournure, et lissue finale, que connaîtra toute rébellion théorico-pratique véritable.
Lidéologie, quelle que puisse être sa part de sérieux scientifique la théorie marxiste-situationniste contient par exemple une large base scientifique quelle conserve même longtemps aprês son renversement en idéologie est un voile jeté entre lindividu et la réalité, et traduit un système dintérêts qui veulent conserver ce voile. Dans la contreidéologie révolutionnaire actuellement opposée aux conditions existantes fonctionnant dune manière analogue au spectacle social auquel elle se rattache lintérêt du séparé et le véritable besoin de séparation qui la domine sont travestis en la pure affirmation sans suite de létat de fait inverse. Néanmoins, les fondements idéologiques de toute la pseudo-pensée révolutionnaire moderne, semi-officielle ou sauvage, y sont déchiffrables directement dans sa stérilité théorico-pratique.
Lintelligence idéologique qui très rarement seulement prend lallure dune ignorance grossière est essentiellement lintelligence du contenu, cest-à-dire lassimilation positiviste dune réalité extérieure, quil sagisse pour elle de comprendre, tant un maître à penser, que la situation socio-historique, ou individuelle, qui la contient. Lintelligence idéologique fonctionne par identification, et ce qui est en réalité à sa base est le besoin didentification. Lintelligence dialectique, au contraire, doit tirer sa force anti-idéologique en parvenant à la perception de la forme, cest-à-dire, sur cette base, à lintelligence des processus masqués sous la perception immédiate du contenu. Lintelligence de la forme, cest-à-dire de la part non-visible de la réalité, est la condition indispensable, qui précisément dans lintelligence idéologique fait défaut, pour la détermination du sens final se trouvant dans le rapport de la forme au contenu.
Sous lécran et le jeu des contenus le caractère spectaculaire de la société moderne peut être saisi comme lorganisation sociale systématique de cet écran le travail du négatif seffectue principalement au niveau des formes avant de devenir lui-même un contenu visible. (Lactivité humaine peut être comprise comme la forme supérieure qui a ce privilège de construire ses propres contenus, de les transformer, ou de sen retirer à son gré).
Si lintelligence dialectique dépend de la faculté de distanciation vis-à-vis du contenu, la fuite idéologique, à linverse, traduit laltération de la faculté de distanciation; ne pouvant se soumettre théoriquement et pratiquement les formes existantes, la pensée idéologique est en fait totalement soumise à elles.
La faculté négatrice de distanciation peut être comprise comme la faculté de repli en soi-même, comme faculté de rompre son propre rapport immédiat aux conditions existantes; à la limite, comme la faculté pour lindividu de prendre parti dans le conflit intérieur qui résulte de ce rapport.
Lindividu capable de distanciation est lindividu réconcilié avec sa véritable individualité, cest-à-dire capable de senvisager sous langle de son devenir et du conflit historique fondamental auquel son devenir est suspendu. Cest par la faculté de distanciation que lindividu conserve la connaissance de sa liberté et peut en accomplir et en vérifier la construction pratique dans la lutte.
Labsence de la faculté de distanciation, qui est la condition de la fuite toujours renouvelée vers des éléments de valorisation extérieurs, est le fait de lindividu subjectivement séparé, qui a fini par intérioriser la séparation extérieure sociale de la condition prolétarienne; cet individu reste subjectivement pour lui-même un étranger, tout comme il doit rester étranger à la perspective de la théorie révolutionnaire, même lorsquil a été porté à y consacrer superficiellement son existence.
De même, le mouvement historique par lequel la classe prolétarienne se délivre progressivement de lextériorité totale de sa condition socio-historique primitive, nest autre que lacte de distanciation historique auquel reste suspendue, parmi dautres possibilités, la possibilité dune conscience de classe.
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Parce quil reste avant tout un être extérieur, lindividu sans originalité produit par les conditions existantes éprouve le besoin, lorsque les conflits de la société actuelle ont fini par latteindre directement, que ses gestes de révolte sincarnent, parallèlement, en des héros mythologiques.
Le Christ est la condition de la mentalité chrétienne parce quil est lincarnation subjective reliant la terre au ciel; il est lêtre subjectif extérieur qui rend la mentalité chrétienne possible, parce quen réalité cest la terre, et le rôle quelle y tient, qui constituent pour elle le véritable ciel inaccessible. Dans la mentalité révolutionnaire commune dans laquelle la mentalité situationniste pure se distingue seulement par un volontarisme plus souligné et souvent plus aveugle les héros révolutionnaires y accomplissent littéralement la fonction dun Christ. La vision romanesque dultra-théoriciens et de nombre de soulèvements historiques choisis accomplit à travers la personnalité sacré des héros lunion de la trivialité terrestre avec le ciel de lhistoire universelle. Déjà Lénine (les bolcheviques furent de grands pionniers pour ce culte) disait que lon nest réellement marxiste que lorsquon se demande ce que Marx aurait pensé et fait dans cette situation. Le talent spectaculaire personnel de lancienne I.S., en même temps dailleurs que lun des aspects de son véritable talent pratique, fut davoir tenté létape supérieure dans cette mise en scène héroïque classique, augmentant dune façon décisive la concrétisation du mythe : avec lI.S., cest une communauté de demi-dieux qui se trouvait investie du pouvoir dannoncer les nouvelles conditions paradisiaques.
Parce quà lencontre du plus simple bon sens, le révolutionnaire contemporain commence sa tâche par ne plus se regarder en face, il sidentifie successivement, par ordre dabstraction décroissant, au sens de lhistoire, à lépopée dun prolétariat désincarné, aux personnalités romanesques de ses maîtres à penser, enfin plus directement, aux chéfaillons que la vie quotidienne place sur son chemin. Comme tous les religieux, le révolutionnaire a agencé son univers biblique où sont recueillis tous les épisodes fantastiques, et qui définissent en même temps le sens de ses rites. Il y apprend par exemple que la Commune de Paris cétait la dictature du prolétariat; les nègres de Watts, la critique en acte de la vie quotidienne; il y est averti aussi contre la sociologie et le structuralisme quil connaît comme des rejetons maléfiques de la marchandise et du spectacle.
De même quil arrive à faire de toute sa vie concrète une farce pitoyable et en cela le révolutionnaire moyen est bien le fils digne des conditions existantes de même sa pensée nest quune pâle imitation de ce que dautres, parce quils en ont vécu la part daventure nécessaire, ont pensé à sa place avant lui. Selon la secte à laquelle il appartient, il salive aux pires clichés qui tiennent lieu de lien et de représentations collectives; il se flatte den comprendre les sous-entendus, il ne plaisante jamais que sur les seuls boucs-émissaires que son idéologie lui désigne, parce quil sait que, comme lui-même, ses compagnons ne pourront rire que de ceux-là. Son expression en groupe et finalement sa seule réalisation vraiment personnelle se réduit très précisément à montrer le plus souvent possible quil est bien lélève servile de la secte et du sectarisme qui le contiennent.
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Les exigences de certaines tâches pratiques poussent parfois les révolutionnaires à sassocier, et la plupart du temps les moindres des objectifs quils se sont fixés ne peuvent être atteints parce que cest sur lassociation elle-même quils ont commencé par se tromper. La faiblesse qualitative du mouvement révolutionnaire moderne na cessé de mettre en avant cette nécessité, que cest dabord dans la manière de sassocier que tout reste à apprendre. On notera que la profondeur-même des objectifs que les révolutionnaires peuvent se fixer au cours de leur lutte, ainsi que les chances quils ont dy parvenir, dépend dialectiquement de leur savoir faire sur les questions dassociation.
Néanmoins, lorsque les choses en arrivent au point que lassociation devienne une nécessité pratique, il est toujours possible de juger de la valeur dun individu, cest-à- dire de la nature du rapport que cet individu entretient avec lui-même, les autres, et lensemble de la réalité, en faisant ce constat : La fuite idéologique, qui nest pas toujours détectable dès labord sur le plan des seules idées, laissera lindividu dans une misère et une impuissance constantes.
Lidéologie, quil faut chaque fois recomprendre, non seulement comme un état déterminé de la fausse conscience, mais encore comme un ensemble de conditions matérielles et subjectives qui la rendent indispensable, nadmet aucun progrès de laptitude à la vie et à la lutte; parce quelle en est la pire école, et parce quelle est toujours le fait de gens qui, fondamentalement, désirent que rien ne change, et surtout, qui ne veulent pas se changer. Lesclave moderne, quil soit révolutionnaire, ou simplement satisfait des conditions présentes, ou encore, un compromis entre les deux positions, est lhomme anti-dialectique par excellence; lhomme dun temps où tout progrès, où tout goût pour le progrès, et où toute connaissance du progrès, ont été refoulés. Lorsque des circonstances trop pressantes lui désignent explicitement sa condition desclave, ignorant le temps et la progression organique de lactivité, il se veut parfait dès que de nouveau il regagne lillusion dêtre libre. Il est lhomme de la mise en scène et de la simulation, parce que cest le seul mode daffirmation de soi qui peut indéfiniment ignorer le temps.
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Toute contre-attaque de la théorie révolutionnaire, qui pourrait bien correspondre avec la mise à jour dun nouveau style de lutte situationniste, se trouve désormais confrontée à la nécessité de rendre impossible dans ses nouveaux développements et dans tous les points dapplication de sa critique, la part dapprobation superficielle qui a triomphé, sans rencontrer dopposition efficace, ces dernières années.
Il faut maintenant partir du constat que lavant-garde actuelle de la théorie révolutionnaire, non seulement ne marche plus au pas de la réalité, mais traîne à cent lieues derrière elle. On peut résumer schématiquement la crise actuelle de la théorie révolutionnaire en ce quelle sest trouvée plus vite quelle ne le pensait dans la situation davoir à surmonter théoriquement, non plus seulement la société quelle combat, mais ses propres problèmes internes venus avec la lutte elle-même; au centre de ces problèmes, il faut compter le vieillissement rapide de ses anciennes idées, leur insuffisance criante lorsquil sagit de comprendre le stade atteint aujourdhui par le mouvement révolutionnaire réel, et dy agir, au-delà du simple constat émerveillé de son existence.
La foule des nouvelles questions auxquelles les révolutionnaires ont été jusquà présent incapables de trouver des réponses risque de se traduire en temps et en terrain perdus pour la révolution elle-même. À présent, le contraste entre la richesse de cette période historique et la niaiserie scandaleuse de la critique révolutionnaire est devenu suffisamment flagrant pour que sorte de lombre la nouvelle génération de révolutionnaires qui va faire cesser cette situation.
En plus des formes daliénation classiques, et généralement connues, il appartient aux prochaines entreprises qui poursuivront la lutte pour la théorie-pratique de détecter et de combattre les formes daliénation nouvelles venues avec le retour des luttes de classe; notamment, les formes daliénation qui se reconstituent au sein même des luttes théoriques et pratiques.
Une connaissance, si raffinée soit-elle, du vieux mouvement révolutionnaire et des obstacles auxquels il sest heurtés, savère très insuffisante lorsquil sagit de maîtriser les problèmes et les tâches du mouvement révolutionnaire moderne. La révolution qui se rejoue présentement ne peut être ramenée quasiment sur aucun point aux situations quelle a connues par le passé. À partir des acquis de la théorie marxiste-situationniste classique, les révolutionnaires se trouvent aujourdhui placés devant la nécessité de comprendre leur révolution sur le tas, en en réinventant la théorie quelle réclame maintenant. Il ne sagit plus tant de démontrer que le vieux monde doit être, et va être, détruit, que de comprendre le déroulement de cette destruction; dans cette optique, le pouvoir critique de la théorie doit porter en priorité sur le mouvement révolutionnaire lui-même; car avec celui-ci, malgré toute sa confusion et sa faiblesse, cest la mise en place du nouveau monde qui a déjà commencé. La prochaine étape de la théorie révolutionnaire se caractérisera, dans tous les sens du terme, comme une théorie de la guerre sociale; perdant notamment le goût de lescarmouche et du jeu sans conséquence, elle saura que dans chaque combat, cest lenjeu total de cette guerre qui à chaque fois est mis en question.
Contre tous les préjugés existants à ce sujet, le mouvement révolutionnaire actuel na assurément pas la victoire dune révolution situationniste à portée de la main. Une nouvelle classe de dirigeants, dont les membres, à la faveur du premier assaut révolutionnaire, pourraient être recrutés dans toutes les sphères actuelles de la vie sociale, dans les classes dirigeantes comme parmi les révolutionnaires les plus extrémistes, aurait certainement de meilleures raisons de verser dans loptimisme que la minorité informe des révolutionnaires, qui aujourdhui de par le monde entend vivre jusquau bout le programme marxiste-situationniste. Il nexiste aucune opposition sérieuse à la semi-révolution qui saccomplit confusément sous nos yeux et qui ne vise, pacifiquement ou violemment, que la simple épuration de lactuelle irrationnalité sociale devenue flagrante. Quant à la révolution véritablement situationniste, elle nest quà lhorizon des conflits actuels, où pour linstant le programme situationniste ne vaut quen tant que source dinspiration pour un nouveau statu quo de lordre existant; comme à une autre époque le programme communiste servit de justification aux pouvoirs connexes de la social-démocratie et des bolcheviques.
DANIEL DENEVERT
1973
Ce texte est édité en brochure par le Centre de Recherche sur la Question Sociale (Paris, 1973).
Anti-copyright.
Traduction anglaise de ce texte