Remarques sur
le groupe Contradiction
et son échec
Maintenant (...) le récit ne se disperse plus indéfiniment comme la réalité banale; bien plus, il sorganise lui-même. Le principe dorganisation est cet aspect qui restait secret dans la réalité. Auparavant, la réalité était indéfinie et errante parce que ce principe ny était pas remarqué; à présent où il lui est permis daccaparer lattention, tout trouve sa place. (...) En racontant cette histoire, lauteur se libère lui-même dune certaine phase de sa vie. (...) Il est évident quune défaillance du rapport flexible entre limagination et la réalité a une importance générale, bien au-delà des cas dinhibition spécifiques à lécriture. (Paul Goodman, À propos des blocages dun écrivain)
Mais à quoi travaillez-vous donc? demanda-t-on à Herr Keuner.
Jai énormément de soucis, je prépare ma prochaine erreur.
(Bertolt Brecht, Anecdotes sur Herr Keuner)
En septembre 1972 le groupe Contradiction dont jétais membre sest dissout. Ce groupe, jugé sur les objectifs quil sétait fixés, avait échoué.
* * *
Lauteur est parti pour raconter lhistoire véritable quand soudain il se dit Oh, je vois, je me souviens, mais si je raconte ceci et tente de lunifier dramatiquement, jaurai à mentionner cela. Mais ce résultat-là, je ne lavais pas prévu! (Paul Goodman, Op. cit.)
Lhistoire du groupe Contradiction ne peut être séparée de lhistoire de
ce dont il avait entrepris la critique: le Mouvement et la
Contre-Culture aux États-Unis. Les ambiguïtés de ces deux entités, à la
fois réelles et spectaculaires, se sont traduites par les impasses dans lesquelles nous
nous sommes enfermés, dans notre affrontement pendant une année avec ce projet. Le fait
que nous ayons accepté ces notions telles quelles, quand bien même pour en entreprendre
la critique, peut mesurer notre propre incompréhension de la société moderne et de
notre place dans celle-ci.
Il nous est arrivé dêtre de vrais récupérateurs là-même où nous cherchions à dénoncer la récupération. Des actes spontanés très divers et souvent admirables, comme de petits groupes de discussion ou des refus pratiques des rôles sexuels, pouvaient par exemple se trouver dans nos écrits regroupés avec les plus cyniques manipulations staliniennes sous la catégorie libération des femmes; et cette catégorie se trouvait ramenée à son tour au contexte assez inapproprié de la dynamique interne du Mouvement, comme étant par exemple lun de ses rejetons vaguement radical. Ceci, par contrecoup, attribuait aux petites organisations gauchistes une influence quelles en étaient seulement à souhaiter obtenir. Lorganisation de notre critique apparaît rétrospectivement comme une continuelle tentative pour démêler ce que nous avions commencé par emberlificoter. Nous nous sommes vraiment englués dans ce processus! Chacun des problèmes auxquels nous nous heurtions (et nous étions du reste assez lucides pour en reconnaître la multitude) se trouvait superficiellement résolu par une révision ou une extension de notre projet original dont la forme même était en fait la source centrale de nos difficultés.
Nous étions devenus les victimes de notre propre projet, dont la conclusion indéfiniment reportée dans le futur nous faisait perdre de vue notre engagement dans des tâches dune bien plus grande importance et dun plus haut intérêt pour nous. Nous en arrivions à fétichiser les fétiches que nous avions voulu démystifier. Cest la réalité même qui nous a finalement contraints à labandon du projet: quand le Mouvement lui-même sut quil était mort. (Voir la tonne danalyses sur ce qui allait de travers par lesquelles ses vieux partisans tentaient une respiration artificielle dans la période 1971-72.) Il ne restait plus rien à faire, hormis une autopsie plus sérieuse; pour nous cen était trop. Nous avons préparé une sélection de nos manuscrits culturels et politiques de 1971 les plus substantiels pour les distribuer aux proches camarades, et nous avons abandonné le projet (et notre revue) au commencement de 1972.
(Quelques exemplaires de ces écrits se sont trouvés dans les mains de lecteurs peu exigeants, qui les ont distribués, et qui même ont manifesté leur intention de les reproduire. Aucune publication de ces articles sous cette forme inachevée na été projetée par Contradiction.)
Nos écrits étaient bons pour montrer lévolution et les contradictions internes des Yippies, des Weathermen(1) et des collectifs politiques; pour examiner les formes spécifiques de la misère de la vie hippie, etc. Mais notre tentative pour replacer ces phénomènes dans le contexte de la société globale cest-à-dire dans le contexte de lopposition à cette société était simpliste, artificielle, anhistorique ou inexistante. En réalité, nous navons pas entièrement compris la réalité du hippie ou de létudiant gauchiste parce que nous étions nous-mêmes trop impliqués dans cette réalité. Nous pouvions analyser labsurdité de différentes idées ou comportements, mais nous ne savions pas pourquoi de telles idées et comportements avaient pu apparaître.
Dans nos analyses nous avons attribué aux hippies de nombreux comportements et illusions qui appartiennent en fait à une sphère sociale plus large, mais néanmoins déterminée. De sorte que nous avons parfois accepté le point de vue spectaculaire qui montre les hippies (bien que nous critiquions le contenu de leurs innovations) comme une avant-garde culturelle qui, seulement par la suite, aurait été suivie et imitée dune manière diluée par la société entière. En réalité, cest plutôt une certaine sphère sociale qui a produit certaines idées et certains comportements, et cest seulement une partie de cette sphère les hippies qui a exprimé sous la forme la plus élaborée et la plus visible ces idées et comportements de l’incertitude. Saccepter soi-même, expérimenter la réalité passivement, se laisser dériver avec le cours des choses, voilà qui ne représente rien dautre que lidéologie consommatrice dans cette couche sociale. Ainsi, quand un petit fonctionnaire ou mercenaire du spectacle adopte les idées et comportements hippies, ce nest pas que ces idées et comportements aient été galvaudés, cest quils y ont retrouvé leur origine. Cette couche sociale un peu informe comprend notamment les producteurs directs et les agents de la falsification sociale designers, professeurs, conseillers divers, artistes, psychologues qui assurément sont bien placés pour connaître la perte de la communication. (Tandis que par contraste le travailleur, producteur direct des marchandises, doit être embrigadé dans des groupes de rencontres, qui essayent vainement dinstiller un sens de la communauté dans les secteurs du travail moins compromettants. Le travailleur préfère regarder les sports et les feuilletons plutôt que dabsorber humblement les restes culturels réchauffés. Comme pour lalcool, il préfère son aliénation pure.) Cest cette même couche sociale qui se tourmente pour ne consommer que des produits de qualité. En ce sens, le hippie est réellement un scout davant-garde dans la mesure où il aide à déterrer et à faire découvrir les produits qui possèdent une telle qualité, des aliments organiques [biologiques] aux illusions organiques. Lorsquil essaie de produire lui-même et de commercialiser de telles marchandises dune manière qui veut éviter les tracas du système, il ne fait que redécouvrir la logique des ligues de métiers; avec cette différence cependant que la surabondance de cette sorte de pseudo-créations ramène rapidement ses prix à des cours pitoyables et le plonge dans une insécurité bien plus grande que ses prédécesseurs médiévaux; dont il ne lui reste que les illusions, sept siècles trop tard. On trouve encore chez les artisans du Moyen-Âge un intérêt pour leur travail particulier et pour lhabileté dans ce travail qui peut sélever jusquà un certain sens artistique étroit. Et cest aussi pourquoi chaque artisan du Moyen-Âge se donnait tout entier à son travail; il était à son égard dans un rapport dasservissement sentimental et lui était beaucoup plus subordonné que le travailleur moderne à qui son travail est indifférent (L’Idéologie allemande).
Revenons à notre couche. (Je dois relever ici limprécision de mon analyse, qui seulement en partie est imputable à la nature imprécise de cette couche. Le secteur, ou les secteurs, de la société auquel je me réfère nappartient à proprement parler ni au prolétariat classique, ni à la classe dominante bourgeoisie, grands bureaucrates, technocrates, etc. Mais il existe entre ces deux classes un certain nombre de stratifications qui peuvent être différenciées non seulement par leur place dans le système de production, mais également par leurs diverses illusions et aspirations sociales. Évidemment, ma couche ne comprend pas toutes ces stratifications.) La lutte contre la déshumanisation ou pour un contrôle sur les décisions qui affectent la vie des individus constitue la réaction confuse de cette couche sociale qui ressent intensément son aliénation et son impuissance, mais qui, à cause de sa position sociale ambiguë, est portée à sexprimer dune manière continuellement hésitante, qui sans cesse se contredit. Létudiant radical qui est généralement destiné à occuper une place dans cette sphère sociale, mais qui peut complaisamment laisser provisoirement libre cours à ses propres confusions, exprime ces aspirations sous une forme plus idéologique et plus caricaturale; réclamant par exemple le contrôle collectif de tel ou tel aspect de laliénation, garni avec les fragments dun gauchisme depuis longtemps démodé. Mais pour lessentiel, ce gauchisme est un réflexe, une réponse sans imagination aux contradictions auxquelles il ne peut plus échapper. (Exactement comme le hippie qui, lui, ajoute aux mystifications modernes toutes les anciennes astrologie, bouddhisme, etc. et recherche dans sa quête sans fin quelque chose qui pourrait enfin combler la promesse qui justement sest trouvée déçue dans chacun de ses trips précédents.)
La nature superficielle de toutes ces fantaisies apparaît lorsquon remarque avec quelle facilité les Weathermen rejoignent lidylle du hippie champêtre, ou comment les Yippies se transforment en électeurs enthousiastes. Ce que le Mouvement se représentait comme ses buts est moins important que qui le composait. Il ne sest pas écroulé à cause de ce quon a dit aux cadets guévaristes sur Cronstadt et, pas plus, par la récupération de la culture hippie. Toutes ces visions apocalyptiques ont trouvé leur réalisation authentique dans les boutiques et les religions; souvent dans une combinaison des deux! En des lieux comme la Baie de San Francisco où tous les pseudo-conflits les plus archaïques sont démodés, on peut voir se rassembler tout ce qui en fait na jamais été séparé; un dessinateur publiciste se laisse pousser les cheveux, rejoint un groupe de rencontres, rêve de tout laisser tomber pour aller à la campagne; tandis quun adolescent dégoûté, las de chercher à se débarrasser de ses comportements bourgeois (cest-à-dire de sa subjectivité) dans un groupuscule maoïste, ou fatigué par la misère dune commune rurale, revient fonder une boutique au service du peuple, ou entreprend un trafic pour la prise de conscience de telle ou telle banalité réifiée en sassociant à un média alternatif”; ou enfin, il prend la direction dun groupe de rencontres. Les be-ins des masses passives, pas plus que tous les happenings; l engagement ritualisé des militants pour toutes les causes sauf la leur, pas plus que les sabotages spectaculaires de quelques guérillas suicidaires, nont été capables de mettre une ville sens dessus-dessous, comme les travailleurs de Pittsburg le firent en un seul jour, en octobre 1971, parce que leur ville venait de gagner le championnat national de base-ball.
En aucune manière, je ne veux prétendre que toutes ces luttes qui ont constitué le Mouvement ou même toutes celles qui ont pensé y appartenir en sidentifiant à ce label spectaculaire ont été de pures fictions, des fantaisies purement passagères. Tandis que lessentiel de lopposition à la guerre du Vietnam, pour ne prendre que ce seul exemple, se réduisait au spectacle rassis de lhumanisme outragé et à la protestation impuissante, ou encore, se tenait dans loptique de recrutements politiques, de nombreux individus purent accomplir des actes admirables: en rendant publiques des informations censurées ou en diffusant des moyens pour baiser la conscription militaire; ou encore, par la désertion, le fragging(2), etc., à lintérieur même de larmée. Tandis que de lautre côté, quelques petits groupes gauchistes eurent aussi leur efficacité, minime mais néanmoins concrète sur la société moderne; ils furent réellement à l avant-garde, mais non dans le sens où ils le pensent. Ils jouèrent le rôle dun mécanisme dalarme et dinspirateurs involontaires pour un capitalisme bureaucratique qui nest pas toujours capable de voir lui-même les réformes nécessaires pour continuer à fonctionner. Beaucoup de ces réformes (si on enlève les exagérations idéologiques) sont dores et déjà fermement appliquées, comme par exemple, les programmes universitaires de Culture Noire; dautres sont sans nul doute sur le point de lêtre, une fois quon les aura dépouillées de quelques chicots (comme par exemple le contrôle communautaire de la police). Quelques-uns de ces pacificateurs à leur insu reçurent des balles pour leurs services. Dautres y trouvèrent leur place véritable et entrèrent dans les affaires comme courtiers de la survie du peuple.
De la même manière, les phénomènes hippies ne sont pas tous tout à fait méprisables. Ce label, qui dénote ordinairement de profondes illusions à propos de la communauté et une communauté de profondes illusions, prend sous son aile quelques ruptures réelles avec le mode de vie dominant, et quelques expériences réelles vers une communauté sans illusions. Que les individus qui ont participé à ces expériences arrivent à sortir des marécages du hippisme, cela va précisément dépendre de leur habileté de ressortir sur eux, cest-à-dire quil va leur falloir faire basculer ouvertement toute leur superstructure idéologico-religieuse; et à cette condition, cest la véritable authenticité de leurs expériences, associée à la compréhension de ce qui en elles était vivant et était mort, qui les portera inévitablement vers des activités dune radicalité toujours plus rigoureuse.
* * *
Jai cité la prompte critique des erreurs des pro-situs, non pour dire quelle nest pas en elle-même justifiée, mais pour rappeler que les pro-situs ne sont pas notre référence principale (pas plus quI.C.O. ou les bureaucrates gauchistes). Notre référence principale, cest nous-mêmes, cest notre propre opération. Le sous-développement de la critique interne dans lI.S. signifie nettement, en même temps quil le favorise, le sous-développement de notre action (théorico-pratique). (Guy Debord, Remarques sur lI.S. aujourdhui (document interne de lI.S., juillet 1970))
Lincapacité pour Contradiction de comprendre sa propre histoire fut en partie
héritée de son incapacité à comprendre dune manière cohérente sa
préhistoire, à lépoque de la formation du groupe. La plupart des futurs membres
de Contradiction se sont rencontrés, à la fin de 1970, principalement sur un consensus
critique à propos de leurs activités respectives passées. La plupart venaient des
groupes quasi-situationnistes récemment désagrégés: le Conseil pour lÉruption
du Merveilleux et le groupe 1044. Le fait que nous ayons
été capables dexprimer ces critiques entre nous ou à des individus çà et là,
nest pas plus remarquable que le fait que quelques-uns des membres les plus forts de
Contradiction écrivirent des textes qui étaient publiables, mais qui, dépendant de la
parution de la revue, furent ajournés au-delà du moment de leur opportunité ou de leur
intérêt. Nous navons pas su faire un compte-rendu collectif et public sur
nous-mêmes, sur notre activité collective et publique antérieure. (La seule exception
significative fut notre distribution de Critique de Sur le maniement du scalpel
subversif par lun de ses auteurs avec en appendice: Ce que la
subversion est en réalité par un certain “Friedrich Engels” du groupe
1044. Ces textes étaient adressés a ceux qui avaient lu Sur le maniement
du scalpel subversif du C.E.M.) Ainsi, nous nous sommes passablement englués dans
les séquelles de notre passé, pour avoir corrigé dune manière trop peu
méthodique lassortiment de fantaisies que nous avions si activement disséminées
durant lannée 1970 (une conception du détournement irrationaliste et
confusionniste, lopposition manichéenne entre la cohérence et
l incohérence de lorganisation et de lactivité, le
fétichisme du Ne-travaillez-jamais!, le fétichisme du communautaire,
etc.), et qui restaient normalement liées dans lesprit de beaucoup de gens à nos
positions et à nos projets plus intelligents et plus récents.
Lédition de De la misère en milieu étudiant par le C.E.M. contenait, dune part des éléments rajoutés (qui allaient de la simple inadéquation au mysticisme) et dautre part des omissions, sans que ces altérations à légard du texte original de cette brochure aient été mentionnées. Par ailleurs, Émeute et représentation: le sens de lémeute des Chicanos par le groupe 1044 reproduisait, entre autres choses, dune manière trop simpliste les remarques de lI.S. à propos de Watts; le pillage et la violence anti-policière ont eu une signification différente pour les Chicanos(3) parce que ces actes participaient à une idéologie, pesante et spectaculaire, de la violence et du Tiers-Monde, apparue dans les cinq années écoulées depuis Watts. Cette brochure était signée Herbert Marcuse. Si cela était susceptible délargir laudience du texte, tout en en réduisant sa qualité (il fut réimprimé par le Street Journal de San Diego), cette attribution se fit aussi aux dépens de la clarté: Marcuse fut contraint de renier la brochure (dans le journal étudiant de lUniversité de Californie à San Diego); néanmoins, ignorant ce fait, beaucoup de gens continuèrent à le lui attribuer; ce qui donnait à ce professeur dialectiquement illettré un crédit trop immérité.
Contradiction aurait peut-être résolu plus rapidement et plus clairement beaucoup de ses difficultés si ses membres avaient été plus rigoureux dans leurs relations mutuelles; mais avant tout, plus rigoureux sur la question de leur appartenance à Contradiction. La critique du Mouvement et de la Contre-Culture eut le mérite de commencer (autour doctobre 1970) comme une franche mise à lépreuve de notre accord pratique mutuel, même au-delà du consensus sur les erreurs de notre passé. Mais la formation de Contradiction en décembre 1970, tandis quelle constituait une reconnaissance correcte de la manière dans laquelle nous menions à bien un projet délimité, nous fit perdre simultanément de vue le caractère expérimental de notre association, comme si nous y avions déjà trouvé une satisfaisante égalité générale des capacités. Lacceptation dune extension de nos activités (publication dune revue, élargissement de la critique du Mouvement, etc.) permit en fait la pseudo-résolution des différences de participation, quantitatives et qualitatives, qui sétaient révélées dans le projet primitif plus limité, et qui, sans nul doute, auraient continué de sy révéler toujours plus clairement, si nous avions continué notre collaboration sur cette base saine. Plus les projets sont grandioses, et plus il est aisé pour quelquun dy travailler pendant des mois; plus les projets sont nombreux, et plus il est aisé de se dissimuler derrière un tumulte dactivités apparentes. De cette manière, les membres les plus faibles ont pu se dispenser du développement nécessaire de leur propre pratique autonome, tandis que les membres les plus doués en étaient réduits à faire pour les plus faibles. Le désir abstrait de tout prendre en charge (venant de notre désir abstrait dêtre un groupe à la manière de lI.S.) eut pour conséquence dimposer aux membres les plus capables la nécessité abstraite dessayer de sauver des travaux pauvrement préparés; au lieu de simplement les rejeter; et peut-être même, de rejeter leurs auteurs avec.
Le fait que Contradiction nait pas été une vraie fédération dindividus autonomes contribua à faire quil ne soit pas vraiment non plus une fédération autonome. Dans la mesure où nous étions mystifiés sur nous-mêmes, nous pouvions difficilement éviter dêtre mystifiés sur les autres. Notre formation en groupe prématurée, et la participation insuffisamment élaborée aux projets communs à lintérieur du groupe, trouvèrent comme corollaire à lextérieur la quantité incroyable de temps et dénergie que nous avons perdue allant jusquà imaginer dune manière fantaisiste une collaboration ou une fédération imminentes avec des individus avec lesquels nous navions construit aucun projet commun, mais seulement des idées communes, des perspectives, ou même, en dernière analyse, seulement des prétentions communes. (Une exception: Sydney Lewis a vraiment participé au commencement de notre critique du Mouvement, mais il a quitté la ville juste avant la formation de Contradiction. Une série de lettres de plus en plus confuses, et culminant dans une défense pathétique des illusions gauchistes et hippies les plus rétrogrades, nous amena à rompre avec lui en juin 1971.) En particulier, nous avons trop accepté la qualité de membre ou dex-membre de lInternationale Situationniste comme devant impliquer automatiquement une compréhension pratique supérieure des questions sur lesquelles nous-mêmes nous manquions de clarté; illusion qui se trouvait encore renforcée quand par hasard il arrivait à lun deux de nous prouver cette compréhension sur quelques autres questions.
Tout ceci ne sest révélé nulle part dune manière aussi frappante que dans lhistoire de nos relations avec Create Situations(4). Nous avons permis que leurs critiques, correctes pour lessentiel, sur nos manques de rigueur et de cohérence organisationnelle, nous fassent esquiver nos propres exigences et nos propres positions à leur égard, nous fassent nous les cacher ou ajourner pour des mois. (Nos critiques concernaient notamment leur tentative d utiliser la presse underground en y sollicitant la publication de leurs bandes dessinées, ou des nôtres; leur façon dencourager les individus prometteurs quils avaient sur la liste de leurs correspondants; et leur manière bourbeuse et spectaculaire de diffuser la critique pour rassembler par cette voie, grossièrement et au plus pressé, un millier de situationnistes.) En réalité, cétait précisément dans la manière dont nous faisions ces critiques à leur propos, que cette incohérence organisationnelle était la plus évidente. Il arrivait parfois que lun dentre nous aventure une opinion qui abusivement était reçue par eux comme exprimant la position du groupe; dans dautres cas, le groupe avec insuffisamment de réflexion acceptait pour telles ces opinions, et se trouvait ensuite obligé, parfois même le jour suivant, de revenir sur ce qui se révélait comme des erreurs; et parfois, en fin de compte, ces rectifications nétaient pas le fruit de plus de réflexion. Finalement, pour les points que nous avions bien pesés parmi nos positions collectives, ces points furent privés de leur signification par notre échec à les appliquer, à les définir en termes pratiques (ce qui aurait consisté, par exemple, à refuser de faire quoi que ce soit avec Create Situations tant quils nauraient pas définitivement dépassé leur stratégie de la presse underground). Nous nous sommes lancés pragmatiquement dans une collaboration avec eux alors que dimportants différends navaient pas trouvé de solution; par exemple: mes importantes corrections de leurs traductions des textes de lI.S., Le commencement dune époque et The Poor and the Super-Poor(5). (Malheureusement, ils ont merdé dans limpression de la version finale et ont réussi à y réintroduire des erreurs nombreuses quoique non fondamentales dans la plupart des articles.) Parmi dautres divergences, nous étions amenés à temporiser dans nos relations avec des individus avec lesquels ils avaient rompu; laquelle hésitation se trouvait encore renforcée par lincapacité de Tony Verlaan à répondre de manière adéquate aux critiques que Chasse et Elwell lui avaient adressées dans leur brochure A Field Study...(6). Comme cela fut trop souvent le cas dans nos relations avec des groupes ou des individus, nous devions dabord recevoir un choc sur la tête avant de pouvoir en tirer la conclusion pratique la plus élémentaire. Même quand la nature cruciale de nos divergences ne pouvait être ignorée plus longtemps et que les possibilités de communication avaient complètement disparu, il fallut la proposition manifestement intolérable de Create Situations (de travailler avec nous en tant quindividus, alors que nous restions membres dun groupe, sous l apparence duquel ils ne voulaient aucun échange avec nous) pour nous contraindre finalement à rompre avec eux, en juillet 1971. En vérité lorsquils notaient notre échec à reconnaître les moments qui importent et ce qui importe dans un moment donné, cest précisément en regard de la longue arriération de nos relations avec eux quils avaient le plus raison.
Des copies de notre correspondance et des autres documents relatifs à chaque rupture de Contradiction peuvent mêtre demandées par toute personne qui peut mexpliquer quel bon usage elle compte en faire.
* * *
Il y avait même des gens qui déjà se mettaient en devoir de répandre cette doctrine parmi les travailleurs sous une forme vulgarisée (...) en employant tous les artifices de la réclame et de lintrigue. (...) Pourtant, il me fallut une année avant de me résoudre à négliger dautres travaux pour mordre dans cette pomme acide. (...) Bien que cet écrit ne puisse avoir pour but dopposer au système de M. Dühring un autre système, jespère cependant que le lecteur ne jugera pas que manque le lien intime dans les vues exposées par moi. (...) Cest là une maladie denfance, symptôme de la conversion commençante du studiosus allemand au socialisme, symptôme qui ne saurait être séparé de cette conversion, mais dont triomphera bien vite le tempérament naturel remarquablement sain de nos ouvriers. (Engels, Préface de lAnti-Dühring)
Quand jentends le mot situationniste, je sors mon revolver. (Vieux dicton prolétarien)
Nous avons rompu avec le groupe Point-Blank, en décembre 1971, en raison de leur
attitude défensive dans leurs réponses à la critique. À lépoque où nous en
arrivions à reconnaître une certaine part de notre échec et à vouloir agir en
conséquence (cest-à-dire: apporter au nouveau mouvement révolutionnaire une
contribution originale et conséquente, ou rien), les membres de Point-Blank en étaient
arrivés, eux, à préférer l’image de leur succès. Ces petits militants,
depuis, ont fait plus que confirmer le diagnostic que nous en avions fait en ce temps.
Leur principale activité durant la dernière année qui prit jusquaux
proportions dune stratégie déclarée eut pour objet de diffuser le
spectacle de leur cohérence radicale. Leur façon de réinventer lhistoire des
autres révèle à la bonne vieille manière de la psychanalyse leurs
propres manques et leurs propres défenses. Ils sont obligés de redéfinir complètement
la notion de pro-situ (comme référant uniquement à ceux qui font preuve
dune passivité absolue et dune admiration pure) dans le
seul but que cette notion ne puisse les inclure. Ils notent, en approuvant, que dès 1966
la théorie de lI.S. a dépassé le stade expérimental (no 1
de la revue Point-Blank! p. 57, le point dexclamation leur appartient).
Cest évidemment Point-Blank qui sest émancipé du stade expérimental. Ils
sont allés au-delà de lI.S. en révisant à la ronde tout
ce quils ny comprenaient pas; cest-à-dire presque toutes les
choses fondamentales. Ils pensent avoir découvert quelque chose en notant que Debord et
Sanguinetti ne réagissent pas, comme eux le font, au stimulus de toutes les
oppositions partielles en déclarant dune manière illuminée
quelles ne sont pas totales. Le déluge des exposés et des
analyses simplistes quils servent aux masses contient simplement (avec
quelques exceptions) les mêmes choses indéfiniment répétées; ce qui nest
pas surprenant car leur effort principal tourne depuis longtemps autour de la façon
demballer leurs restes réchauffés en différentes présentations
scandaleuses. Cest donc avec un certain bon sens quils courtisent
ceux qui ont lhabitude d apprendre par la méthode
répétitive (cf. p. 92, la tentative risible de ces pauvres étudiants en misère
étudiante de justifier leur incapacité à être autre chose que des mascottes
subversives pour campus). Pour revenir à ce quils révèlent malgré eux, nous y
trouvons que les obstacles auxquels lI.S. se serait heurtée (même autour de mai
1968!) se centraient sur la question détendre le radicalisme de
lI.S. au-delà de ses propres membres (p. 60). En vérité, ce sont ces petits
néo-léninistes qui considèrent que leur tâche est d étendre le
radicalisme (cest-à-dire le situationnisme explicite) de Point-Blank
au-delà de ses propres membres. On conçoit dès lors à quels obstacles ils
se heurtent.
Cest un trait constant dans cette sorte de situationnisme spectaculaire, que déviter scrupuleusement de prendre la moindre décision pratique, parce quil espère en échange que personne jamais ne prendra de décision pratique à son propos. Il aimerait présenter limage dune communauté internationale de situationnistes, regroupée autour de certaines idées intrigantes; et cest par la dissémination dune telle image et de telles idées, que ces impuissants privés dimagination espèrent se convaincre quils sont bien en vie. Ainsi, les membres de Point-Blank disent qui ils sont, avec cette même rigueur par laquelle ils ont essayé de se rendre célèbres, en omettant de mentionner ce détail gênant quils ont collaboré étroitement avec Contradiction pendant presque une année, que nous avons rompu avec eux, et pourquoi nous lavons fait. De la même manière, un certain Paul Sieveking, membre fondateur du groupe pro-situationniste éclectique anglaise B.M. Ducasse (ou indifféremment : Les Amis de Lautréamont), peut essayer de garder publiquement des contacts, simultanément avec Create Situations et avec nous, en se contentant dacquiescer aux positions du groupe en présence duquel il se trouve. (Nous avons mis fin à son va-et-vient en rompant avec lui en décembre 1971.) De la même manière encore, une feuille underground, pour tenter de combler le vide idéologique du moment, publie un numéro spécial consacré au situationnisme en agglutinant tous ceux qui sont capables de balbutier quelques slogans sur le spectacle, le sacrifice, le léninisme, etc., et qui comprend un Lexique Situationniste pour lédification de ceux qui ne sont même pas encore capables de cela.
Lampleur et le sérieux de lintérêt pour les théories et méthodes situationnistes qui se manifeste dans divers secteurs de la société même à travers la médiation absurde de la propagande pro-situ est un signe du progrès qui emporte la préhistoire moderne, et du progrès de sa critique. Cependant, les pro-situs mêmes ne sont que larrière-garde confuse et confusionniste du progrès de cette critique. Que de tels éléments infantiles et arriérés, associés par lapparence à un label prestigieux, arrivent à concentrer sur eux lattention dautres qui sont souvent plus radicaux et plus originaux, voilà un phénomène qui est inévitablement provisoire. Limpuissance de ceux qui combattent les électeurs, les Jesus-Freaks, ou un Mouvement dont ils admettent eux-mêmes quil est mort, parce que nimporte quel autre ennemi serait trop pour eux; ou encore, celle de ceux qui rendent leur existence publique et qui se trouvent obligés dès le lendemain, au cas où personne ne les aurait remarqués, dannoncer combien ils ont scandalisé tout le monde; pour tous leur impuissance est manifeste, sauf pour eux qui ont succombé à la brève euphorie dune certaine notoriété dont ils parlent par ailleurs avec une indifférence si pauvrement feinte. Il ny a quun pro-situ pour ne pas en reconnaître un.
* * *
Cependant, pour que ni le Monde, ni nous-mêmes, ne supportions plus longtemps les effets de tels malentendus, jai été persuadé, par la pénible insistance de mes Amis, dentreprendre une complète et laborieuse Dissertation sur les premières Productions de notre Société; lesquelles, hormis des Dehors attrayants destinés à lAgrément des Lecteurs superficiels, ont renfermé en elles plus profondément, et dune manière plus discrète, les Systèmes des Sciences et des Arts les mieux achevés et les plus raffinés. (Jonathan Swift, Un Conte dune Baignoire)
Bureaucratic Comix:
En janvier 1971, Contradiction a publié laffiche Comics Bureaucratiques,
qui notait le rôle de divers héros politiques, locaux et importés, en regard du récent
soulèvement des travailleurs en Pologne. Notre affiche fut réimprimée en avril par
Create Situations; la façon dont ils lont distribuée laissait néanmoins
quelque peu à désirer en ce qui concerne la rigueur, comme je lai noté ci-dessus.
Open Letter to John Zerzan, Anti-Bureaucrat of the S.F. Social Service
Employees Union:
En avril, nous avons distribué Lettre ouverte à John Zerzan... lors dun
meeting de ce syndicat vaguement autogestionnaire, mais soumis.
Wildcat Comics:
En juin, nous avons publié Comics sauvage, que nous avons principalement
distribué aux conducteurs des tramways de San Francisco et où nous discutions la grève
sauvage quils avaient menée quelques mois auparavant.
Still Out of Order:
En juillet, nous avons publié en collaboration avec Point-Blank le tract en
bandes dessinées: Encore en dérangement, que nous avons distribué aux
travailleurs du téléphone pendant leur courte grève sauvage nationale.
Anti-Anti-Mass:
En août, nous avons publié une critique de la brochure dAnti-Mass: Méthodes
dorganisation pour les communautés, qui essayait de redonner vie au
Mouvement en y incorporant, parmi dautres choses, des fragments
dun situationnisme mal digéré.
Je considère cet Anti-Anti-Mass comme une analyse décente, quoique un peu lourde; en son temps et à sa place, Bureaucratic Comix fut une agitation appropriée, ce qui a été démontré par exemple par la rapidité et la véhémence avec lesquelles les militants locaux lont arrachée des murs de Berkeley, connu habituellement pour la coexistence paisible dont y bénéficient tous les fragments politiques et culturels. (Cest assez bon dêtre attaqué; cela prouve quon a tracé une ligne claire entre nous et lennemi comme disait une de leurs stars); en exceptant un peu Wildcat Comics, notre agitation ouvrière fut pitoyable; elle fut suscitée par le désir abstrait de dire quelque chose aux ouvriers alors quen vérité nous navions pas grand-chose à leur dire, hormis des abstractions.
Contradiction, qui dès le commencement avait déclaré son accord avec les principales thèses de lInternationale Situationniste, édita en mai 1971 un tract qui résumait quelques-unes de ces thèses et qui était ajouté à la Définition minimum des organisations révolutionnaires de lI.S.
Contradiction fit réimprimer les traductions anglaises des textes de lI.S. suivants: les six premiers chapitres du Traité de savoir-vivre à lusage des jeunes générations de Raoul Vaneigem (janvier 1971, 2500 exemplaires); De la misère en milieu étudiant (mai 1972, 2000 exemplaires). Notre groupe a également continué à distribuer les textes édités par le groupe 1044: Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, les Banalités de base de Vaneigem et le chapitre sur le nihilisme de son Traité...
Dans nos éditions du Traité... et du Déclin et la chute... nous avons commis lerreur de ne pas y faire figurer notre adresse, ce qui donnait limpression que ces textes étaient édités par la section américaine de lI.S. (qui nexiste plus).
Nous avons distribué Laménagement du territoire (chapitre de La Société du Spectacle de Guy Debord) avec une bande dessinée de Contradiction, lors de lapparition à Berkeley de limbécile urbaniste Palo Soleri, en mars 1971. Le même mois, nous avons également distribué les thèses de lI.S. Sur la Commune, éditées sous forme daffiche par Create Situations.
Jai publié 750 exemplaires de ces Remarks on Contradiction and Its Failure.
* * *
Ma principale objection nétait pas la vanité quil y a à écrire sa vie. (...) Je craignais de déflorer les moments heureux que jai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or, cest ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur. (...) Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies? Je lespère (...) mais je dois commencer par un sujet si triste et si difficile que la paresse me saisit déjà, jai presque envie de jeter la plume. Mais, au premier moment de solitude, jaurais des remords. (Stendhal, Souvenirs dégotisme)
Six mois se sont écoulés depuis la dissolution de Contradiction avant quun seul
de ses ex-membres se montre capable même dune chose aussi simple quun compte-rendu public de cette dissolution. Cela démontre quon ne sembarque pas dans
de telles entreprises impunément. Les choses inachevées, les questions non-clarifiées,
non-résolues ou falsifiées, saccumulent avec leurs conséquences pénibles. Ce qui
est refoulé finit par ressurgir. Ce long coitus interruptus collectif que fut
lhistoire de Contradiction (les projets radicaux que nous avions entamés et si peu
réalisés) ne nous a pas seulement frustrés, il nous a plongés dans un état de
blocage chronique. Nous ne sommes pas les premiers révolutionnaires, ni les derniers, à
glisser mystérieusement dans des préoccupations culturelles plus ou moins cyniques, dans
des combines pour survivre, dans des relations personnelles triviales ou fausses. Il faut
continuer à courir pour se tenir à distance des griffes du vieux monde. Notre
incapacité à résoudre publiquement la stase collective de notre pratique publique
na pas été sans relations avec notre échec pour poser adéquatement les
problèmes concernant des formes spécifiques dappauvrissement de chacune de nos
vies individuelles. En rejetant les illusions et les stupidités de notre préhistoire
vaneigemiste, nous avons perdu, pour une grande part avec elles, le sens du jeu et la
hardiesse que nous avions en ces beaux jours. Si nous en avions oublié les leçons les
plus élémentaires, cest que nous avions cessé de les vivre. Nos théories avaient
cessé dêtre les théories de nos vies réelles. Ce qui est resté, cétait
dun côté une idéologie de la passion et du plaisir qui médiatisait nos relations
personnelles à lintérieur et à lextérieur du groupe; et dun
autre côté, en réaction aux résultats risibles de cette idéologie, une tendance qui
voulait éviter de considérer collectivement nos vies personnelles.
Personne plus que moi ne fut victime de toutes les contradictions de Contradiction. Cest moi qui ai le plus insisté pour étendre prématurément nos activités, pour devenir un groupe à la manière de lI.S. Personne plus que moi ne sest identifié à Contradiction comme famille spectaculaire. Selon le mot dun vieux camarade, Knabb sest réalisé à travers la politique situationniste; si cela voulait signifier que le groupe métait moins aliénant quà aucun autre parce que cest moi qui my exprimais le plus pleinement cela mesure également la profondeur de ma propre aliénation. Si jai été linitiateur du plus grand nombre de projets et si jy ai participé avec conséquence, souvent aussi, jai été le moins radical pour reconnaître leurs échecs et en tirer les conclusions. Cest moi, plus que tous les autres, qui me suis cramponné aux illusions sur les possibilités de Contradiction quand, depuis des mois déjà, sa forme était manifestement devenue surannée et oppressive. En bref, je puis dire que si je serais capable décrire un véritable Anti-Dühring à propos de Point-Blank (entreprise lugubre même à imaginer!), cest que je sais de quoi je parle, pour être passé moi-même par les abords de ce petit monde bizarre de lidéologie. Je me reconnais dans mon passé et même encore trop dans mon présent! dans la quasi-totalité des thèses du portrait du pro-situ par Debord et Sanguinetti (Thèses sur lI.S. et son temps).
Quant aux autres membres, tous se sont contentés de reconnaître passivement les erreurs de leur passé. Et quelques-uns parmi eux semblent vouloir inclure dans ces erreurs le fait davoir pu vivre avec passion, rigueur et originalité. Voilà comment ils ont mûri. Ils se sont insurgés comme un seul homme, dune manière défensive, lors des critiques publiques les plus élémentaires sur les manques de tel ou tel de leurs associés. Ont-ils tout oublié? Alors, ils devront accepter que soit encore plus connue la même critique à leur propos! Jusquà présent, la plupart dentre eux ont toujours eu à réellement parler pour eux-mêmes. Même ceux-là qui autrefois en étaient les plus capables, à présent ne le sont plus. Ils sont à la traîne de leur époque. Et cette époque continuera à les démoder toujours plus, si ils ne tentent rien de désespéré.
* * *
Le temps pour écrire est mûr, car je ne dois rien épargner de ce que jai gâté. Le champ na pas encore été labouré: (...) le temps de lart est passé, le temps de la philosophie est passé, les neiges de ma souffrance se sont évanouies. (...) Lété est là; comment est-il venu, je nen sais rien; jusquà quand durera-t-il, je nen sais rien: Il est là! (Paracelse)
Les membres de Contradiction auraient peut-être bien affronté leurs dilemmes
sils sétaient approprié, pour venir à bout des impasses, cette tactique
fondamentale qui se concentre précisément sur la résistance à l’analyse.
De
cette façon, ils nauraient pas uniquement découvert les erreurs de base
collectives et organisationnelles que jai décrites dans ces Remarques, mais
aussi nos résistances individuelles, cest-à-dire nos caractères.
Ces
résistances étaient flagrantes au moment de lécroulement final du groupe, dans
notre soudaine indifférence pathologique pour nos activités passées, qui étaient
souvent très passionnantes; pour les raisons qui ont fait sombrer ces activités dans une
routine ennuyeuse; pour les possibilités pratiques de supprimer cet état de
choses; notre indifférence, enfin, de chacun pour chacun. Ce phénomène fait
surgir des questions (esquissées dans lexcellent Reich, mode demploi de
Jean-Pierre Voyer) qui sont manifestement dune importance cruciale. Il me suffira de
noter pour le moment que, sil est indiscutable que la pratique de la théorie est individuellement
thérapeutique, il me semble également vrai que la lutte contre son propre
caractère est socialement stratégique; que cette lutte constitue une
contribution pratique au mouvement révolutionnaire international. Le caractère du
pro-situ se trouve renforcé objectivement par le spectacle de son opposition au spectacle
(évidemment, le caractère du pro-situ est le plus manifeste dans son incapacité à en
reconnaître lexistence dune autre manière que comme une soi-disant
banalité; jusquà ce que des symptômes excessifs,
pouvant aller jusquà inhiber sa pratique sociale, laient contraint à y
porter attention). Au pôle opposé, toute la lucidité dun Artaud, qui
sattaque à son caractère dans lisolement, ne peut empêcher le spectacle
marchand extérieur, quil délaisse dédaigneusement, de réapparaître
dans sa vie intérieure, lui créant lillusion dêtre possédé et
dêtre en proie à des forces malignes. Tout comme pour une révolution dans une
région limitée, la personne qui rompt un blocage, détruit une routine ou un fétiche,
doit dune manière offensive chercher à découvrir ou susciter des alliés radicaux
à lextérieur, au risque sinon de perdre ce quelle a gagné et de tomber
comme la victime de son propre Thermidor intérieur. La dissolution du caractère et la
dissolution du spectacle sont deux mouvements dont lun implique lautre et qui
se fondent lun sur lautre.
Ces formules devront être précisées.
KEN KNABB
(janvier-mars 1973)
NOTES DU TRADUCTEUR
1. Yippies: Petit groupe animé par Jerry Rubin, partisan fantasque dactes ultra-spectaculaires utilisant les mass-media. Par extension, hippies politisés. Weathermen: groupe américain ultra-militant, quasi-terroriste.
2. Fragging: manière de régler un différend avec un officier en plaçant sous son lit une grenade à fragmentation.
3. Chicanos: Population mexicaine de Los Angeles qui sest émeutée en automne 1970.
4. Create Situations: groupe animé par Tony Verlaan après la scission entre lI.S. et sa section américaine.
5. The Poor and the Super-Poor: Choix de textes de la revue I.S. portant tous sur la question du Tiers-Monde.
6. A Field Study in the Dwindling Force of Cognition Where It Is Least Expected: A Critique of the Situationist International as a Revolutionary Organization. Février-mars 1970.
Version française de Remarks on Contradiction and Its
Failure. Traduit de laméricain en 1974 par Daniel Denevert avec la
collaboration de lauteur. Reproduit dans
Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions
Sulliver).
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