BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (6)

 

Chaucer : Les Contes de Canterbury
Thomas Malory : La Mort d’Arthur
Thomas More : L’Utopie
Machiavel : Le Prince
Rabelais : Gargantua et Pantagruel
Montaigne : Les Essais

 

 


 

Chaucer : Les Contes de Canterbury

Geoffrey Chaucer fut le premier écrivain européen après l’Antiquité classique à oser explorer le nouveau monde du roman, des siècles avant que quiconque s’aventure aussi avant sur ce territoire parsemé d’embûches. Les romans de chevalerie médiévaux n’étaient, précisément, que des histoires de chevaliers — statiques, aussi figées que l’art héraldique. La Divine Comédie de Dante se déroulait dans des régions morales où toutes les décisions avaient été prises. Les hôtes du Purgatoire avaient la possibilité d’accéder au Paradis à condition de se conformer strictement à des règles déterminées d’avance, indépendantes les unes des autres, et sur lesquelles ils n’avaient pas leur mot à dire. La progression dramatique du poème, miroir du monde intérieur de Dante, sorte de Recherche du temps perdu au stade allégorique, n’était pas encore celle de la littérature romanesque ou du théâtre. Des recueils de contes tels que Le Decameron de Boccace se contentaient de juxtaposer des récits sans fil narratif entre eux, et sans liens avec leur auteur. Le cadre et la langue restaient soumis à des conventions.

Les Contes de Canterbury, ainsi que Troilus et Cressida, sont des structures narratives dynamiques, dans lesquelles chaque personnage est placé en rapport avec d’autres. À partir d’un canevas prescrit d’avance, tous les caractères individuels sont nettement dessinés, en mobilisant un minimum d’effets de langage pour obtenir un maximum de traits qui les particularisent. Dès la fin de son “Prologue”, Chaucer a réuni devant nous une galerie de personnages bigarrés et vivants, et il a déterminé les conflits et les émotions qui les rassemblent. Rien n’empêche plus les pèlerins partis sur la route de Canterbury de caracoler, de tempêter, de tirer à hue et à dia, de se contorsionner dans le champ de force constitué par leurs diverses personnalités, chacun étant lui-même un centre de forces. Pour captivants qu’ils soient en eux-mêmes, leurs récits nous renseignent principalement, sous une forme d’allégories métaphoriques, sur la personnalité des conteurs. Et chaque conte altère le caractère de ceux qui l’écoutent. Les “transitions” que Chaucer ménage entre les histoires lui servent à mieux présenter les récitants et à récapituler leur situation, à la manière dont un auteur de théâtre utilise chaque nouvelle scène pour approfondir ses personnages.

Les pèlerins pourraient être classés selon des grands types allégoriques, les uns représentant les sept péchés capitaux (orgueil, paresse, colère, luxure, avarice, gourmandise et envie); les autres les sept vertus cardinales (foi, espoir, charité, prudence, tempérance, justice, courage); sans omettre les quatre humeurs (sang, bile, bile amère, flegme), ni les planètes alors connues et les douze maisons du ciel. Ce qui ne veut pas dire que la psychologie, ou la philosophie, de la personnalité chez Chaucer soit sommaire, loin de là: une représentation mathématique de ces trente-cinq éléments et de leurs permutations ferait apparaître un schéma d’une prodigieuse complexité. En outre, chaque voyageur est décrit par sa profession et, généralement, sa région d’origine; par sa vie sexuelle, qui est minutieusement caractérisée, chacun représentant une forme spécifique de masculinité ou de féminité. Chaucer, autrement dit, met à notre disposition un matériau fourni pour l’élaboration d’une théorie de la personnalité; bien plus dense en tous cas que celui des romanciers modernes, qui empruntent à la psychanalyse et à ses sources bibliques assez limitées.

Ainsi présentés sous toutes les facettes possibles, les pèlerins de Canterbury et les héros des histoires qu’ils content, sont les protagonistes d’un drame aux ressorts compliqués qui permet à l’auteur de développer, avec discrétion et le sens des nuances, un certain nombre de thèses. C’est par exemple toute une philosophie du mariage qui se trouve résumée dans le conflit dialectique qui sépare la femme de Bath, le Clerc d’Oxford, le Marchand, et le Franklin — débat auquel participent également l’Hôte de l’auberge où ils sont descendus, le narrateur en personne, et divers personnages. L’amour est le thème d’une autre série d’affrontements dans le conte du Chevalier et dans celui du Meunier, qui s’opposent terme à terme avec humour. De sorte que, à la fin du pèlerinage, Chaucer aura énoncé une définition de l’amour marital et des rapports sexuels (égalité complète de l’homme et de la femme dans le contrat social bourgeois), plusieurs siècles avant les théologiens catholiques, et dans des termes qui l’éloignent de l’attitude féodale.

Au travers de touches subtiles et formulées comme en passant, Chaucer fait preuve d’une troublante intuition historique et sociale. Les quinze lignes qu’il consacre au Marchand dans son “Prologue”, lui suffisent à dépeindre le capitalisme commercial avec la précision et l’intelligence d’un Marx, la prolixité en moins. Le Marchand, qui est vêtu à la dernière mode bourgeoise, et non plus comme un aristocrate, est un spécialiste de la science, alors toute neuve, qui s’appelle la comptabilité. Il est partisan de la libre circulation des hommes et des biens sur les mers. C’est un gestionnaire avisé, qui sait tirer parti des échanges monétaires internationaux. Cet homme nouveau s’est donné des règles théologiques qui lui permettent de contourner l’interdiction de l’usure faite par l’Église du Moyen Age. Et puis surtout, sa fortune repose sur la créance, à savoir une utilisation habile et discrète de l’argent des autres. Point ne lui est besoin de se faire escroc. Il lui suffit, dans le nouveau système économique qu’il représente, de remplacer le mot “dettes” par celui de “crédit”, détail plein d’ironie que la critique, qui vit encore sur le mode féodal, ne relève généralement pas. Comme le dit malicieusement le narrateur: “Au demeurant, le Marchand était un honnête homme / Mais à vrai dire, je ne sais comment on doit l’appeler” — ce qui assurément ne signifie pas que Chaucer n’ait pas trouvé de nom à lui donner!

La presque totalité des personnages qui défilent dans les Contes et dans les “transitions” mériteraient une analyse aussi détaillée, sans compter que la pensée de Chaucer doit aussi être comprise à un triple, voire quadruple, niveau d’ironie. Celui, d’abord, du pèlerinage et de sa collection incongrue de personnages; celui, ensuite, des récitants, qui profitent de leurs histoires pour régler quelques comptes, ou au contraire se flatter mutuellement; celui du faux Chaucer, le narrateur, qui joue les innocents; et celui, enfin, du véritable Chaucer. Chacun de ces étages, modifie, corrige, et finalement, ajoute aux personnages et à leurs relations. Le dernier niveau — celui du poète et ordonnateur des cérémonies —, contient, l’air de rien, des propos féroces. Peu de lecteurs, aujourd’hui encore, s’avisent que le portrait de la Prieure est celui d’une femme foncièrement mauvaise, dont le récit est un tel tissu de bigoterie qu’il laisse même nos pèlerins du XIVe siècle pour une fois silencieux. Chaque narration, comme pour un patient qui raconte ses rêves chez le psychanalyste, fait affleurer les profondeurs de l’âme. Les contes accusent ceux qui les rapportent.

Chaucer était tourné vers l’action, et occupait une position qui se rencontre rarement chez les autres poètes anglais majeurs. C’était un homme d’affaires, à l’image de Defoe, de Fielding, de Clarendon ou, beaucoup plus tard, de Bagehot. Cette particularité communique à son style toute son efficacité, dont on ne trouve d’autres exemples qu’en Chine, où les grands hommes d’État pouvaient être de grands poètes. Chaucer manipulait le langage comme quelqu’un qui attend des mots un résultat pratique. Il tirait sa connaissance des êtres humains de ses nombreuses expériences, et de sa vie mouvementée dans les cours anglaises ou du continent, en France et en Italie. Sa fine compréhension de la duplicité des hommes, qui n’est pas sans rappeler celle de Berthold Brecht, il la tenait du métier de contrôleur des douanes qu’il excerça un temps, et de sa fréquentation des tribunaux de province, milieux qui ne devaient pas être éloignés des relations à l’intérieur du Parti communiste allemand. Nul autre poète anglais n’a si bien pesé ses mots pour obtenir un maximum d’efficacité. On retrouve la limpidité de son style jusque dans les parodies de la poésie renaissante qu’il a composées. Situation, personnages, entourage, sont aussi solidement campés que dans la technique de la “situation poétique” des poètes chinois. L’heure, la saison, le climat, les lieux, le contexte dramatique, l’état d’esprit sont indiqués avec juste le nombre de mots qu’il faut, et avec une retenue calculée.

L’oeuvre poétique de Chaucer est quasiment exempte de défauts. C’est l’un de ses traits les plus remarquables. De grands poètes, comme Shakespeare ou Baudelaire, sont des modèles destructeurs pour qui veut pratiquer la poésie. Les défauts de Milton ou de Virgile sont si nombreux que la sensibilité moderne ne parvient pas à les tolérer. Le Chaucer de Troilus et Cressida et des Contes de Canterbury approche le modèle idéal. À qui veut apprendre à écrire, il montre la voie. À qui veut devenir écrivain, il indique comment vivre: dans la mêlée, parmi ceux qui pensent que le langage est un moyen d’agir.

 


 

Thomas Malory : La Mort d’Arthur

Il y a une sorte d’écologie du poème épique. Les conditions sociales propices à l’éclosion d’une littérature héroïque sont de courte durée. Mais si la période de ferment créateur au cours de l’histoire a toujours été singulièrement brève, les épopées restent, en revanche, les oeuvres les plus intemporelles qui soient. La Mort d’Arthur, texte qui fut écrit voici cinq siècles, demeure, jugé selon les critères modernes, l’un des sommets de la prose anglaise et, ce qui ne gâte rien, un récit d’aventures palpitant.

S’il est vrai que la littérature héroïque naît du souvenir du désordre une fois le calme revenu, Sir Thomas Malory n’a certes pas choisi la tranquillité dont il a bénéficié pour composer son roman: il l’écrivit en prison, durant les années agitées de la Guerre des Deux Roses. C’étaient des temps aussi sombres pour l’Angleterre que ceux du départ des Romains, et ceux de l’invasion saxonne qui suivit, contraignant les troupes bretonnes à se réfugier en Cornouailles et au Pays de Galles, après des batailles meurtrières.

L’inactivité d’Homère ne lui avait pas moins été imposée puisque, à en croire la légende, il était aveugle. Et je note que le poète grec, lui aussi, nous a raconté à l’époque agitée qui était la sienne, des événements contemporains de grandes invasions bien des siècles auparavant. Ce qui signifie peut-être que l’épopée naît du souvenir d’un désordre primitif dans une période de désordre avancé.

La langue du roman de Thomas Malory passe à tort pour un parfait exemple du parler des chevaliers, et elle a suscité à ce titre quantité d’imitations aberrantes. La réputation qu’ont ses héros d’incarner l’esprit et la sensibilité de la chevalerie n’est pas mieux fondée puisque, à l’aube de la Renaissance anglaise, à l’heure où écrivait Malory la civilisation chevaleresque avait disparu depuis belle lurette. Son éthique se perpétuait au titre de simple cérémonial de cour, auquel succéderait bientôt l’éducation distinguée et galante des gentilshommes de la Renaissance. La Mort d’Arthur ne décrit donc nullement le mode de vie de la chevalerie historique, mais les temps d’obscurité qui suivirent la chute de l’Empire romain.

L’univers de La Mort d’Arthur est pétri des désirs qui d’ordinaire assaillent les hommes dans leurs rêves. En racontant les aventures du roi Arthur et de sa cour, ainsi que la quête du Graal qui, à l’origine en était distincte, Malory, entouré dans son cachot des versions françaises du roman, a ressuscité sous nos yeux toute la vie ténébreuse du Moyen Age. D’aucuns ont cru voir dans la quête du Graal la manifestation occulte d’une religion païenne. D’autres y ont vu un obscur évangile, un texte rituel dicté par les Cathares, si ce n’est par les ancêtres des francs-maçons ou des rosicruciens. Les uns et les autres avaient tort eu égard aux faits. Cependant l’atmosphère qui émane du roman est bien celle-ci.

Le monde mystérieux des chevaliers errants, des duels, des batailles, des adultères — toutes ces chapelles en ruine fréquentées par les chouettes au milieu des forêts, toutes ces jouvencelles égarées dans des régions enchantées, nous parlent de l’âme humaine. Ce ne sont pas seulement les forces souterraines de l’inconscient, avec leurs symboles et leurs archétypes, qui inspirent, déguisent, manipulent, les héros de Malory. Ils obéissent à la fatalité. En eux se manifeste le pathétique de la condition humaine. Nous menons tous une bataille perdue d’avance. Le roi Arthur, Tristan, Lancelot, Gauvain — même au commencement, au temps des fêtes et des tournois — sont en train de perdre devant nous. C’est leur destin que nous entendons battre dans la prose rythmée de Malory, dans ses cadences qui ont la mélodie d’un chant rituel.

Ce sont probablement des intentions allégoriques qui ont poussé Malory à incluer l’histoire de Galaad et de la Quête du Graal dans son livre pleine de scènes de guerre et d’adultères, de haines et de désirs charnels. C’est du moins ce que pensent les exégètes, unanimes à voir dans le Graal la métaphore d’une recherche spirituelle. Il n’en transparaît cependant rien pour le profane, et dans le plaisir qu’il prend à sa lecture. Malgré les efforts de Malory pour relier les premières aventures de Lancelot, du roi Arthur et de Gauvain, à celles qui leur adviennet par la suite dans la Quête du Graal, et quelle que soit la portée symbolique des rapports entre Lancelot et Galaad, son fils naturel, les deux intrigues s’emboîtent mal. La Quête du Graal ne gagne rien à être adjointe à La Mort d’Arthur.

Ses passages ennuyeux et sa gaucherie n’ont pas empêché le cycle français des romans de la Table ronde d’attirer autour du Graal et de son merveilleux des foules d’interprètes excentriques, des légions d’experts en littérature fantastique, et une myriade de passionnés d’ésotérisme. Le lecteur anglophone moderne ne dispose en principe que de la version de Malory, qui ne laisse pas, à soi seule, de susciter l’émerveillement et la terreur. Les principaux auteurs du drame qui se déroule à la cour du roi Arthur ne trouveront pas leur transcendance dans une révélation surnaturelle. Leur illumination, ordinaire et toute humaine, est celle qui accompagne l’irruption du tragique dans la vie de chacun d’entre nous.

L’adjectif “épique” n’est pas d’un emploi déplacé dans le cas de La Mort d’Arthur. Mais par-dessus tout, ce texte, qui est la dernière manifestation de l’amour médiéval, inaugure le roman d’amour moderne. Dans les épopées de la Grèce ou de l’Irlande, lorsque les héros sont victimes du “monstrueux régiment des femmes”, de la malveillance de leurs épouses ou de leurs maîtresses, la sympathie de l’auteur va aux vaincus. Il accable de sa terreur et de son mépris les femmes indignes. Celles qu’il considère comme de vraies héroïnes, sont des épouses aimantes, des filles dociles, des ménagères fidèles. Tandis que dans les couples formés par Tristan et Yseult, Lancelot et Guenièvre, les amants sont possédés à part égale. Ils sont également ivres d’amour, également coupables. Même en faisant un effort d’imagination, on ne peut dire que c’est au nom de l’amour que les Troyens se sont battus, au risque de tout perdre. Tandis que les amoureuses romantiques — reines d’une Bretagne imaginaire, ou jeunes femmes émancipées des pays scandinaves de la fin du XIXe siècle — ne connaissent pas d’autre commandement que la passion. Lancelot et Guenièvre revivront des milliers de fois dans les magazines à l’eau de rose, dans L’Amant de Lady Chatterley ou dans Deux sur une tour, le roman de Thomas Hardy. Leur morale servira de conduite destructeur aux midinettes ingénues, et aux milliardaires oisives et blasées. Pourtant, ces héros et ces héroïnes savent trouver notre coeur. Lorsque nous les voyons s’avancer ensemble vers les ténèbres, quand tout a été risqué, et effectivement perdu, pour l’amour, le pathétique dont leurs paroles sont saturées atteint la limite du soutenable, et la prose de Malory constitue un des grands moments de la littérature.

Le mouvement qui conduit progressivement les personnages a se juger eux-mêmes est certainement le fil conducteur de l’oeuvre de Malory. A la fin, comme Lear, ils prennent conscience de leur folie et, de cette façon, leurs vies tragiques et romantiques trouve un accomplissement. Tout relève en dernier lieu d’un problème esthétique. L’Amant de Lady Chatterley est une oeuvre inachevée. Il lui manque une suite qui aurait pu être intitulée le Remariage de Lady Chatterley.

 


 

Thomas More : L’Utopie

Thomas More suscite un regain d’intérêt depuis le XIXe siècle, et tout spécialement depuis une trentaine d’années. Il est l’un des saints les plus admirés parmi les catholiques romains cultivés, ainsi que chez les anglicans, et sa réputation n’est pas moindre chez les non croyants qui connaissent bien sa vie et son histoire. Mais davantage que le saint, nos contemporains apprécient en Thomas More l’un des hommes de la Renaissance et de la Réforme qui méritent le mieux d’être aimés. C’est sa personnalité bienveillante et humaine qui triomphe de plusieurs siècles d’oubli et de controverses. Elle fait partie intégrante de sa pensée.

Le baron Von Hügel aimait à souligner que la douceur de caractère était l’un des critères retenus par le Vatican lors du procès en béatification et en canonisation d’un saint. Mais une telle douceur ne fait partie des qualités primordiales de presque aucun autre grand écrivain. La pensée de Thomas More est l’émanation d’un certain mode de vie, et sa fin tragique la conséquence de sa trahison de ce mode de vie. C’est pourquoi la Vie de Sir Thomas More, que publia son gendre Roper, ainsi que le Dialogus quod mors pro fide fugendia non sit, qu’il rédigea de sa propre main à la veille de son exécution, se révèlent être des documents fondamentaux pour qui veut aborder son oeuvre maîtresse.

L’Utopie est la seule république idéale qui ait été conçue en fonction de ce que Thomas More, pour employer son langage, appelait le péché originel. Selon lui, les hommes ne sont ni naturellement bons, ni naturellement mauvais, mais ils désirent le bien avec des volontés défectueuses ou corrompues. L’île d’Utopie est une société entièrement organisée pour rendre possible l’exercice de la conscience, dont les impératifs — il le rappela sans cesse au cours de son procès — étaient l’unique tribunal devant lequel il acceptât de rendre des comptes. La hiérarchie de l’Église d’Angleterre, à l’exception de l’évêque Fisher qui devait partager son martyre, se tenait, elle, de l’autre côté de la barrière.

Sir Thomas More n’était en rien ce que les siècles suivants nommeront un ultramontin. Bien au contraire, sa piété rayonnante d’esprit, sa vie familiale organisée sur le modèle d’une petite communauté religieuse, la pureté de sa foi, ont quelque chose de typiquement, et de très anciennement, anglais. L’humanisme qui s’épanouit en lui prend d’ailleurs ses origines en Angleterre. Le grand évêque franciscain Grosseteste et Jean de Salisbury sont ses prédecesseurs. Sa ferveur religieuse prend également appui sur saint Gilbert de Sempringham, le fondateur d’un ordre monastique qui se perpétua jusqu’au siècle de More, et qui réunissait sous les bâtiments séparés d’un même monastère, des moines, des nonnes et des couples mariés.

C’est cette même sensibilité religieuse qui allait se retrouver dans l’humanisme tempéré et tolérant d’un Richard Hooker — auteur d’un Aperçu de la discipline ecclésiastique —, ainsi que dans la poésie de George Herbert, et dans le monachisme laïque de la communauté de Nicholas Ferrer, à Little Gidding. Elle était proche aussi des mouvements piétistes, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Église rhénane, dont l’influence est perceptible tant chez les Quakers d’Amérique, les Mennonites, ou les Frères moraves, que dans certaines sectes communalistes, telles que les Hutterites.

Le secret de la personnalité de Thomas More, dont la vie et la République idéale ont suscité de multiples polémiques, réside dans sa tonalité particulière, issue d’une pratique assidue de la prière. Ainsi que tous les humanistes chrétiens, de Tyndal et Jean Hus jusqu’au Concile de Trente, Thomas More — comme le dit Hythodée, le personnage qui lui sert de porte-parole dans L’Utopie, et comme le diront de lui ses amis Guillaume Budé et Érasme —, voulait renouer avec une philosophie chrétienne de l’homme, une “anthropologie” résolument chrétienne, ce qu’avait cessé d’être le formalisme scolastique. D’accord sur ce point avec les philosophes orthodoxes russes, les Apôtres, les Pères de l’Église et les théologiens de Byzance, le christianisme était pour lui le processus qui plaçait l’homme sur la voie de sa propre divinisation. L’humanisme signifiait pour More, en dernière analyse, la quête d’un mode de vie voué à la prière, une vie de contemplation active, endossant la responsabilité individuelle du destin chrétien, les échecs de ce projet, tout autant que les châtiments qu’ils impliquent.

En tant que penseur laïque, More, comparable en cela à Machiavel et Fortescue, se rangeait parmi les partisans de la méthode inductive. Son naturalisme politique en faisait l’adversaire des philosophes médiévaux — ces auteurs de “miroirs pour hommes d’État” — et du rationalisme fondé sur des axiomes et des principes abstraits qui était le leur. Le communisme de L’Utopie dérive de l’expérience tangible, et non de conditions fixées par avance. Une bonne partie de son livre est consacrée à une dénonciation implacable des maux dont souffrait le vieux monde médiéval sur son déclin, à une critique magistrale d’une société basée sur la convoitise, et dont la règle d’airain était: homo homine lupus. L’Utopie circonscrit parfaitement le problème: comment reconstruire une société païenne “naturelle” qui prépare l’humanité à devenir, au sens littéral de l’expression, une école divine? Comment créer et fortifier une association entre les hommes qui puisse se transformer en fraternité chrétienne?

Clôture des terres; mendicité; corruption de la justice et subornation des juges; courtisans dépravés; crise économique cyclique — déjà — dans l’industrie textile; spéculation et mainmise sur les biens de première nécessité; dérèglement généralisé d’un ordre incapable de respecter les lois divines qu’il s’est lui-même données — Thomas More n’est pas le seul à accuser. Tous les humanistes chrétiens se joignent à lui. Mais son originalité est double: L’Utopie ne se borne pas à attaquer le mal à la racine, elle contient de surcroît un pronostic, des remèdes, et des perspectives de rétablissement. More souhaitait que l’ordre social assure chacun de mener une vie conforme à sa vocation, à son “appel”. Entravaient la réalisation de ce projet, la vanité, l’envie, l’avidité et toutes les injustices. Pour peu que ces péchés dangereux soient freinés d’un commun accord à l’intérieur de la société, il serait envisageable de démocratiser l’expression la plus exigeante de la foi — chacun devenant apte à l’exercice de la contemplation active et menant une vie de dévotion. Il voyait là la seule énergie capable de vaincre ce qu’il appelait le péché originel, et que d’autres ont nommé le dilemme socratique.

Peut-on réorganiser la vie individuelle et sociale de telle sorte que l’homme y soit en mesure de choisir le bonheur suprême contre le bien-être immédiat? La société humaine serait alors prête à accueillir la grâce divine, comme le corps de la Vierge Marie, pour user d’une metaphore qui n’aurait pas déplu à Thomas More, était prêt à recevoir l’Incarnation. L’Utopie est une manière d’Ancien Testament, porté à un point de perfection et de pureté supérieur.

Si, en effet, les hommes, grâce à une pratique quotidienne soutenue par l’organisation même de la société, apprenaient à toujours opter rationnellement pour le bien, ils seraient enfin prêts à entrer dans la société céleste, dans la communauté d’amour qui incarnait l’Absolu dans l’esprit de cet étrange philosophe anglais qu’est McTaggart.

Thomas More ne concrétisa aucun de ses espoirs. Il ne vit pas la moindre esquisse de ses réformes entrer dans les faits. Pire que cela, lui le saint, arrivé à la moitié de sa vie, il s’est heurté contre un Pantagruel envahi par le ressentiment, frappé de sénilité, et paranoïaque. Ce qui fait de son sort tragique celui d’un grand saint est qu’il ait succombé à la tentation la plus banale qui soit: celle du pouvoir. “Si je n’accepte pas la place, quelqu’un de plus mauvais que moi la prendra... Lorsque j’aurai du pouvoir, je pourrai faire beaucoup de bien...” Voilà l’illusion. Confronté pour la première fois à un choix difficile, Thomas More s’engagea vers le moindre mal: il accepta un poste de chancelier. Lorsque se présenta la deuxième occasion de choisir, il retint le bien le plus élevé: sa conscience — ce qui entraîna sa condamnation à mort.

Le supplice de Thomas More éclaire le sens de sa vie et de son oeuvre. En même temps, il le déforme. Lorsqu’on connaît le destin qui fut le sien, il semble que tous ses écrits convergent vers l’interrogation suivante: “Qu’est-ce qui appartient à Dieu, et quoi à César? Et que veut dire le verbe rendre?” Sa vie et son oeuvre, sans qu’il l’ait voulu, ressemblent à une méditation dramatique, à une prière qui serait dite sur la scène d’un théâtre, comme Antigone. Sa fin est l’une des rares tragédies politiques authentiques de toute l’histoire, et ses écrits ont la même fonction que le choeur dans une pièce de Sophocle.

 


 

Machiavel : Le Prince

La relecture du livre de Machiavel, lorsqu’on a soi-même atteint l’âge mûr et que l’on se trouve à mi-chemin d’un siècle d’horreur politique, a de quoi laisser perplexe. Comment Le Prince a-t-il pu scandaliser tant de générations depuis quatre cents ans? Pour un analyste objectif du despotisme, Machiavel s’est montré plutôt crédule. Il ne mettait pas en doute le bon sens d’hommes qu’il savait avoir été assez brutaux et rusés pour se hisser à leur place de tyrans. Ni la bonne volonté du prince, à qui il concédait une certaine intelligence dans la rapacité, et supposait accessible aux conseils de ses sujets. Tous les dictateurs du XXe siècle affirment avoir étudié Machiavel. Mussolini lui-même n’a pas craint de rédiger une préface pour Le Prince. Or, depuis la chute de Bismark, tous les despotes ont violé un à un les articles de son traité.

Les défenseurs de Machiavel ont cru qu’il étudiait la politique avec l’oeil neutre du savant. Pourtant, en dépit de son pessimisme quant à la bonté naturelle de l’homme, il espérait, en accord avec Socrate, que le, ou les dirigeants de l’État seraient grosso modo sensibles à la raison; et que, mis en position de choisir, le bien l’emporterait en eux sur le mal. On n’imagine guère Machiavel s’entretenant dans l’illusion socratique, mais il en va cependant ainsi. L’auteur du Prince est, après Thucydide, le plus fin des philosophes de l’histoire, bien que l’un comme l’autre ait eu la candeur de croire qu’on pouvait apprendre à celle-ci à bien se comporter — ce que leur oeuvre ne prouve pas, c’est le moins qui puisse se dire.

La plupart des lecteurs se cantonnent à la lecture du Prince, dans lequel ils pensent trouver un ensemble de règles, issues de principes généraux. Il conviendrait de lire parallèlement les Discours sur la première décade de Tite-Live. Le réalisme de Machiavel y met fin à une longue tradition de traités pour l’édification des princes et d’ouvrages dépeignant l’État idéal. Dans sa Politique, Aristote, malgré ses efforts pour rester objectif, n’avait pu se retenir de dispenser des leçons, et ses successeurs du Moyen Âge lui avaient emboîté le pas. Machiavel comprit que quiconque ambitionne d’étudier la politique, doit s’occuper de ce qui existe et non de ce qui devrait être. Il comprit que si l’histoire a un sens, celui-ci doit être déduit de l’analyse de ce que les hommes ont réellement fait; et enfin, que la pire des illusions est de commencer par rechercher les premiers principes, les châtiments divins, les causes suprêmes. Machiavel n’ignorait pas non plus que ceux qui pensent l’histoire et la politique à la place de ceux qui les font — de ceux qui s’emparent, conservent, et un jour perdent la souveraineté — n’ont généralement que des voeux pieux à proposer. Il fut le premier à s’apercevoir que l’histoire ne va nulle part, que l’histoire n’est rien d’autre que ce qui existe, et que les seules valeurs authentiques sont celles du bien commun, du bien-être élémentaire des hommes concrets. Ni l’histoire, ni la politique ne sont logiques. Ce sont des données empiriques; et les seuls principes de base de la politique, ce sont les individus eux-mêmes. Le Prince étudie un cas de despotisme pratique: celui de César Borgia; les Discours, étudient une république triomphante: Rome, de la chute de la royauté à l’avènement de démagogues. Bien que son traité soit formulé dans une forme impérative, son point de départ est terrestre et séculier: c’est celui du bien-être de chaque citoyen, qu’il faut se garder de confondre avec la Liberté, la Royauté ou la Démocratie, avec des lettres majuscules.

S’imaginer que Machiavel se livrait à des spéculations théoriques pour se détendre à ses heures de loisir serait mésestimer l’urgence de ses écrits. Venise, Milan, Florence, Naples, et la papauté, étaient à cette époque en pleine dégénérescence, réduites à l’impuissance et mises au pillage par les impérialismes français et espagnol. L’unification de l’Italie ne figurait dans le De Monarchia de Dante qu’au titre d’espérance lointaine. Machiavel sut pressentir que l’union devait être réalisée en l’espace d’une génération, ou les cités italiennes ne jamais se redresser. L’union ou la décadence. Tel est le propos central des Discours, du Prince, de l’Art de la guerre, des Histoires florentines, comme de la Vie de Castruccio. Quant à des pièces de théâtre comme la Mandragore et la Clizia, elles font la satire d’une société malade, rongée par le parasitisme.

J’attribue pour ma part à l’exaspération du désespoir, l’attitude “brutale, froide et cynique” envers le genre humain que certains, jusque chez ses zélateurs, ont reprochée à Machiavel. Lorsqu’il affirme que, devant la tentation, n’importe quel homme politique, fut-il éclairé, se comporte les trois quarts du temps comme un dément ou comme une fripouille, on ne saurait dire que Tite-Live, ou sa propre expérience, lui apportent le moindre démenti. La thèse de Machiavel est que le pouvoir opère toujours au degré moral le plus bas compatible avec sa survie. Si l’État, ou l’individu qui en a la charge, tombent en deçà de ce niveau, ils se mettent dans l’incapacité de se perpétuer. Si au contraire, ils le dépassent vers le haut, l’histoire obtient une récompense imprévue. En somme, pour Machiavel, un chef optimiste, doté d’un caractère bien trempé, et s’il accorde une foi minimum aux ambitions des humains, a quelque chance de mener une politique bénéfique. La seule alternative disponible serait la République de Platon, c’est-à-dire une micro-société rigidement organisée, dans laquelle les hommes ne seraient pas libres de vivre pour eux-mêmes, mais vivraient au nom de pures valeurs, reclus dans leur forteresse idéale. Machiavel manie volontiers l’ironie dans ses oeuvres. Ses traits les plus acérés, il les réserve précisément à la micro-société qui défendait une telle position en son temps — l’Église et son expression temporelle, l’État pontifical.

Il croyait que, quand bien même les hommes n’opteraient pas invariablement pour le bien, la société pourrait être organisée de façon à ce qu’ils fassent ce choix le plus souvent possible; et que, si d’aventure ils choisissaient le mal, leurs choix en arrivent à s’annuler les uns les autres. De quelle manière? Machiavel n’a pas la réputation d’être un avocat de la liberté, et moins encore celle d’être un défenseur de la liberté d’expression. Or, on peut lire cette phrase au début de ses Discours: “A Rome, sous l’Empire, de Nerva à Marc Aurèle, chacun pouvait défendre l’opinion qui lui plaisait et jouissait de la plus complète liberté d’action compatible avec l’ordre social.” Il en découlait, selon lui, une joie de vivre et une sérénité sans rivales, qui rejaillissaient sur la gloire des chefs de l’État.

Les premiers paragraphes des Discours illustrent ce qui sépare leur auteur des précédents penseurs de la politique. Machiavel a une conception dynamique de l’histoire. “Supprimer les causes des conflits à l’intérieur de la société romaine aurait été la priver du ressort de sa croissance”, écrit-il. Soulignant ensuite que la constitution que s’était donnée Rome générait des tensions tout en leur permettant de se décharger, “aucune faction, poursuit-il, aucun citoyen privé n’eut jamais la tentation de recourir à une puissance étrangère. Puisque le remède existait sur place, il n’y avait nul besoin d’aller le chercher au loin.”

Pour Machiavel, c’est l’homme qui est la fin de la politique. Non l’État. Il ne pensait pas davantage que “la guerre fasse la santé de l’État”, bien que ce fut là la situation permanente de l’Italie durant la Renaissance. À ses yeux, le but de la guerre, c’est la paix, y compris derrière les lignes, lorsque la guerre fait rage. Machiavel ne pensait pas davantage que la fin justifiât les moyens. Il a étudié de près quels moyens doivent être mobilisés en vue de quelles fins — ce qui est une tout autre affaire. Il savait aussi que le bien commun est la conséquence du bien des individus particuliers, et ne peut résulter que d’une société qui a le sens du mouvement, qui n’escompte rien de l’immobilisme. La norme idéale, le paradigme issu des lois de la logique, sont inopérants. La loi doit laisser le champ libre à l’interaction des contraires. Mieux que Marx peut-être, Machiavel avait compris que les luttes politiques sont la traduction de conflits de classes. Mais il pensait qu’une bonne constitution doit savoir utiliser ces conflits, au lieu de les réprimer, car ils peuvent être le carburant dont une société a besoin, ou l’explosif qui la conduit à sa perte.

La beauté de la prose de Machiavel, comme celle de Thomas More, n’a à craindre que les mauvaises traductions. C’était un homme d’affaires, non un homme de lettres. Il mettait à profit des années d’expérience en utilisant les mots dans des questions de vie ou de mort. L’italien qu’il employait était un moyen de communication directe, un instrument utilisé pour atteindre des buts concrets, projet dans lequel il eut peu de successeurs jusqu’à une époque récente. Lorsqu’il voulut se distraire, il écrivit La Mandragore qui est le chef-d’oeuvre de la comédie italienne (son humour noir est de la même veine que le Volpone de Ben Jonson), une oeuvre d’une fermeté et d’une maturité d’esprit fort peu litteraires.

 


 

Rabelais : Gargantua et Pantagruel

La notion de bienséance en littérature évolue très rapidement. L’arrogance virile des élégants de la Régence cède la place aux saintes nitouches de l’ère victorienne en l’espace de quelques mois. La lecture des préfaces aux différentes éditions de Rabelais au XIXe et au début du XXe siècle, est une expérience instructive à cet égard. Même Jacques le Clerc et Samuel Putman se sentent obligés de se justifier devant la paillardise et la scatologie de l’auteur de Gargantua. À l’heure où l’érotisme encombre le marché littéraire, au point que certains consommateurs commencent à protester, l’humour de Rabelais et son insistance à défendre les côtés sains de la vie n’ont rien perdu de leur agressivité salutaire.

En réalité, ce qui frappe nos contemporains chez Rabelais, comme cela dut frapper les siens, ce sont les allures de manifeste en faveur du bon sens, de la santé, et de la salubrité morale de la société, qu’ont tous ses livres. Je connais peu d’écrivains qui soient aussi équilibrés que lui, et peu de personnages de la littérature mondiale qui soient moins malsains que ses bons géants et leurs compagnons. Telle est la pierre de touche de Gargantua et de Pantagruel. Rabelais s’est servi de la farce la plus grossière, de la comédie la plus haute en couleurs, pour mettre en scène l’idéal de la Renaissance: l’homme total. Bien que sa tentative soit restée incomprise par de nombreuses générations de lecteurs anxieux et aliénés entre son siècle et le nôtre, il s’avère que Rabelais a eu raison d’utiliser le comique populaire le plus compréhensible et le plus tonique, pour atteindre son objectif.

À quoi l’homme total occupe-t-il ses journées? À créer. À utiliser à fond les ressources de son corps et de son esprit. C’est un homme avide de tout connaître. Il travaille dans la joie. Oui, dans la joie, car le rire, cela se passe de commentaires, est le propre de l’homme qui jouit sans entraves de la vie.

La légende veut que les dernières paroles de Rabelais aient été: “Tirez le rideau, la farce est jouée. Je vais quérir un grand peut-être.” Ces mots qu’on lui prête sont la parfaite expression de sa pensée, à condition qu’on leur restitue le sens et le poids qui étaient les leurs de son temps. Il n’y a pas la moindre nuance d’amertume derrière le mot “farce”, contrairement à ce qu’il a fini par impliquer pour nous. On se tromperait en y voyant l’équivalent de la célèbre adresse de Hamlet aux acteurs. Quant au mot “peut-être”, dans la bouche de Rabelais, il ne renvoie pas davantage au soliloque tragique du héros de Shakespeare. En parlant de farce, Rabelais avait en tête ces bouffonneries auxquelles il avait dû assister des milliers de fois sur les places des villages, pleines de bruit et de fureur, secouées de hurlements de joie devant des scènes de copulation et défécation — autrement dit, du devenir et de la disparition, pour parler comme Aristote. Le scepticisme qui se dégage du “peut-être” rabelaisien est un scepticisme détaché, aussi éloigné du pari de Pascal que du saut existentiel de Kierkegaard.

Cette tranquille réceptivité à tous les possibles est une propriété unique de Rabelais, une singularité à laquelle les critiques névrosés de notre temps sont si mal préparés qu’ils ont cru y découvrir une manifestation de sa névrose. Gargantua et Pantagruel sont des oeuvres remarquablement exemptes de passion, dans tous les sens de cette expression. Rabelais était révolté par la misère et la pauvreté spirituelle de la vie monacale. Mais il nous livre ses sentiments dans une énorme plaisanterie, ce qui n’est pas l’attitude habituelle d’un homme qui laisse libre cours à ses passions.

Bien que dans la dernière partie de Pantagruel, son bon géant se lance à la recherche d’une épouse, les personnages féminins sont rares dans l’univers de Rabelais, et les femmes qu’on y rencontre n’excitent jamais les convoitises. Même s’il est vrai, comme l’affirme la rumeur, que Rabelais entretenait une maîtresse, dont il eut un fils nommé Théodule, on l’imagine fort bien menant une vie de célibataire comblé. Chacune de ses lignes regorge d’une vitalité dans laquelle le désir n’intervient pas. Ambition, vanité, soif de pouvoir, sont autant de masques burlesques dont il affuble les personnages de sa fable moyenâgeuse. Ils déclenchent notre hilarité parce que nous sentons bien qu’ils faisaient rire Rabelais lui-même. Tout le monde se goinfre et boit dans des proportions inconsidérées — même quand on est un géant —, sans nous donner l’impression d’être glouton. Nous sommes en pleine farce.

Le point de vue moderne se tient à une telle distance de celui de Rabelais qu’il nous faut faire effort pour comprendre ce qu’il veut nous dire. La science de l’âme aujourd’hui repose sur l’étude des maladies mentales. La santé publique est axée sur l’épidémiologie. La sociologie de terrain repose sur l’étude du comportement criminel. L’économie est suspendue aux diagnostics de Marx. Je ne sais plus qui a dit que notre philosophie de la vie, comme jadis celle des Grecs, était influencée par la médecine. La différence entre Aristote ou Platon, c’est que l’éthique, la politique, et la psychologie, étaient fondées chez eux sur une vision claire de l’homme sain. Aux États-Unis, au contraire, les sciences humaines partent de l’angle de vue pathologique. Les psychiatres assurent que nous sommes tous névroses. Rabelais n’aurait rien entendu à ce langage.

Ses géants vivent dans la cadre moral le plus stimulant qui soit pour favoriser l’épanouissement de leurs facultés créatrices. Leur gigantisme est celui du plein emploi qu’ils font de leur talent. Leur taille physique n’entre pour rien dans cette affaire. Rabelais croyait que l’éthique qu’il défendait permettrait de décupler l’énergie humaine. “Fais ce que voudras”, inscrit-il à l’entrée de Thélème, en réplique aux institutions monastiques de son temps.

Mais nous ne devons pas perdre de vue que Rabelais appartenait à l’ordre des bénédictins. Bien qu’il ait sans doute mené une vie mouvementée, et qu’il ait peut-être été partiellement dispensé de ses voeux, jamais il n’a rompu avec la hiérarchie ecclésiastique. La règle de saint Benoît était, après tout, une “morale de mandarins”, à l’usage d’une caste tournée vers l’au-delà faute de pouvoir régner ici-bas. La morale de mandarin dont Rabelais se réclame est celle de l’élite d’une civilisation en voie de sécularisation rapide. Chez lui, comme chez ses collègues Érasme et Étienne Dolet, avec qui il forma la première génération des humanistes d’Europe du nord, une telle éthique s’avéra praticable. De la manière dont ils ont su nous la présenter, elle est restée un idéal attirant et satisfaisant.

L’histoire montre pourtant qu’elle n’a inspiré qu’un petit nombre d’hommes, et qu’une poignée d’entre eux seulement s’en montrèrent dignes. Ceux-là représentaient sans doute l’élite des gens sains. Qui, parmi les contemporains de Rabelais, incarnait son homme total? François Ier? Ou Henri VIII? Thomas More, peut-être? Et qu’advient-il lorsque l’évangile humaniste est propagé parmi des hommes qui ne sont pas à la hauteur, trop ignorants pour le comprendre et se conformer à ses exigences? Cette religion laïque qu’est l’idéal renaissant, ainsi que toutes les religions historiques, requiert de la part de ceux qui ont placé leurs espoirs en elle, toute la noblesse dont ils sont capables.

 


 

Montaigne : Les Essais

“Que sais-je?” est la devise que Montaigne fit graver sur sa médaille. Inventeur du Moi empirique, il a ouvert la voie à un genre littéraire inédit, qu’il appela l’ “essai”. Ce vocable n’avait pas au XVIe siècle la signification qu’il a prise en anglais à l’époque moderne. “Essai”, dans la langue de Montaigne, veut aussi bien dire “exercice” qu’ “expérimentation”. Pour lui, l’existence est une expérience, dans la double acception du mot — tout ensemble expérience de soi et méditation sur soi.

Depuis le XVIe siècle, toute une famille d’écrivains, bien dans dans l’esprit de l’aimable Français, se sont servis de la polysémie du mot “expérience”, et ont donné leurs oeuvres pour des essais, au sens de Montaigne. Le poème de Queneau intitulé “Nicolas chien d’expérience”, que je tiens pour l’un des plus drôles de la poésie moderne, repose sur cette ambiguïté sémantique, et illustre au mieux l’intelligence et l’ironie typiquement françaises de Montaigne et de son oeuvre. On connaît le mot de Gertrude Stein sur son lit de mort: “Quelle est la réponse à tout cela?”, avant qu’elle n’ajoute: “Au fait, pouvez-vous me rappeler la question?” — ce qui est une façon toute française de mourir.

Naturellement, l’existence ne ressemble pas à un problème d’algèbre. Nous n’avons pas de solution à lui fournir, aucun Quod erat demonstrandum à formuler au soir de notre vie. Ce que nous pouvons lui opposer, c’est une attitude, incertaine d’elle-même, et qui laisse l’expérience ouverte:

“J’ay laissé envieillir et mourir en moy de mort naturelle des reumes, defluxions gouteuses, relaxation, battement de coeur, micraines et autres accidens, que j’ai perdu quand je m’estois à demy formé a les nourrir. On les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les loix de notre condition.”

Dans son dernier essai, qui n’est pas sans raison intitulé “De l’expérience”, Montaigne ne tente pas de faire entrer de force la psychologie dans le cadre rigide de la logique. Son épistémologie devient une sorte de médecine psychosomatique, une aspiration à l’harmonie entre le corps et l’esprit. Il rejoint ici Marc Aurèle et la piété obéissante aux lois de la nature que celui-ci a tant prônée. Mais la légère différence de tempérament qui existe entre les deux hommes aboutit à une importante différence de pensée.

Parce qu’il était affecté de la maladie de la pierre, incurable à son époque, et l’une des plus douloureuses qui soient, les dernières années de Montaigne ne furent qu’une longue expérience de la souffrance physique, et les esprits d’Hippocrate et d’Esculape habitent, de bout en bout, Les Essais. Leur auteur ferait figure d’hypocondriaque parmi nous, et nous l’accuserions de se complaire dans la morbidité. Ce qui serait injuste: dans son essai final, Montaigne ébauche, de paragraphe en paragraphe, les premiers poèmes en prose de la langue française, remerciant avec humour la gravelle d’avoir fait passer sur lui l’aile de la mort, et de lui avoir ainsi enseigné la sagesse en lui permettant de la regarder en face. Je retrouve dans les rythmes de Léon-Paul Fargue, le plus grand poète en prose du XXe siècle, le ton d’un Montaigne qui serait revenu hanter les cafés du Faubourg Saint-Germain entre les deux guerres.

Marc Aurèle, se débattant depuis son trône impérial, sous sa tente pourpre, pour atteindre la sérénité, était un hypocondriaque de la conscience morale, torturé par les scrupules. D’où sa douceur angoissée. La joie de vivre s’insinue dans les passages les plus horribles de Montaigne. Ses scrupules sont ceux d’un chimiste réalisant quelque expérience dans son laboratoire; à aucun moment ceux dont on s’épanche dans le confessionnal ou sur le divan. Montaigne répond aux tensions qui déchiraient Marc Aurèle par des recettes morales d’une simplicité éprouvée, par ses relations ordinaires de gentilhomme campagnard avec ses gens, avec Henri IV, ou le bûcheron de son domaine.

Ce sont naturellement les circonstances qui ont forgé Montaigne. Le fanatisme des deux camps en présence dans les guerres de religion rendait dérisoire le choix d’une idéologie de préférence à une autre. Montaigne est une sorte d’Henri IV passif. “Paris vaut bien une messe”: les Français ont toujours su que le plus grand de leurs monarques cherchait moins à s’emparer de la couronne qu’à sauver Paris, “la grande ville où il y a plus de cent vingt mille êtres humains qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche ainsi qu’une foule d’animaux”.

Pour nous, Montaigne reste le précurseur de la sensibilité laïque anglaise dans ce qu’elle a de plus noble. Shakespeare, Bacon et Locke ont lu Les Essais. Mais nous devons nous souvenir que la popularité de Montaigne dans l’Angleterre du XVIIe siècle a contribué à y implanter une tradition spirituelle tempérée, et devenue spécifiquement anglaise par la suite. Hooker, Sir Thomas Browne, Jeremy Taylor, et même William Law et le Quaker Robert Barclay, ont appris dans Montaigne à réagir avec tolérance — une aménité à quoi ne les avait pas habitués l’Église — aux questions qui valurent le bûcher à plus d’un hérétique. La réponse qui sait apaiser la colère. Quand Barclay, interrogé sur le sacrement de la communion, déclare: “Je ne crois pas avoir jamais brisé le pain et bu le vin sans penser au sacrifice de Jésus”, il parle dans un esprit voisin de celui de Montaigne. C’est cette tournure d’esprit, trempée dans la période la plus troublée de l’histoire européenne à l’exception du XXe siècle, qui est l’apport le plus remarquable de l’auteur des Essais à la civilisation. Apport qui est en effet l’essence-même de la civilisation. Cette contribution parut inefficace à son siècle. Depuis, elle a fait son chemin. La lassitude a mis fin aux guerres de religion; le scepticisme magnanime de Montaigne a permis de cicatriser les plaies. Il n’est pas sûr, malgré les apparences, que sa leçon soit oubliée aujourd’hui.

Retiré dans sa tour inondée de soleil, sur son domaine sans protection, exposé au fanatisme des factions rivales, Montaigne semble avoir renoncé à l’action et avoir fui ses responsabilités. L’homme qui douta de l’univers parfaitement ordonné des stoïciens, celui qui ne croyait pas non plus que l’homme soit la copie morale de l’ordre cosmique, pourrait passer pour l’exemple même de l’aristocrate-philosophe de Platon.

Je vois au contraire en lui un sage taoïste, un éveillé, adepte du gouvernement par le wu wei, le non-agir; je le compare à l’homme d’État lettré qui démissionna de son poste pour se retirer dans une hutte, près des cascades dans la montagne, et dont les méditations constituèrent la force la plus agissante de la civilisation chinoise. “Une tolérance mélancolique, peu commune en son siècle, est la marque distinctive de Montaigne”, disait Walter Pater. Peu commune en tout temps, en tout lieu.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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