BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (8)

 

John Bunyan : Le Voyage du pèlerin
Cao Xueqin : Le Rêve dans le pavillon rouge
Henry Fielding : Tom Jones
Laurence Sterne : Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme
Edward Gibbon : Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain
Casanova : Mémoires

 

 


 

John Bunyan : Le Voyage du pèlerin

Mon exemplaire du Voyage du pêlerin était l’un des biens les plus précieux de la fin de mon enfance. Je savais à peine tenir une plume lorsque j’essayai d’en écrire une imitation. Je crois bien qu’il se confondait déjà dans mon esprit avec les Livres d’Oz, le Manifeste des Industrial Workers of the World, l’autobiographie d’un certain ami de ma famille qui se nommait Eugène Debs, et le roman The Research Magnificent de H.G. Wells. Ce livre a été pour moi, comme pour des millions de lecteurs des générations précédentes, un roman de formation. Je l’ai lu à mes deux filles lorsqu’elles eurent atteint l’âge de raison et je ne l’avais pas rouvert depuis.

Puis, quand j’ai repris mon édition du Voyage, avec sa tranche et ses filets dorés, avec sa reliure de cuir repoussé, et les élégantes illustrations de Thomas Dalziel, je suis tombé en arrêt devant la beauté limpide de la langue de Bunyan, comme son pèlerin lui-même devant les merveilles qu’il rencontre dans ses tribulations. Je connais peu d’écrivains qui surpassent le discret pouvoir du style de Bunyan. Le XIXe siècle verra une telle qualité d’écriture déserter la littérature d’imagination et devenir le bien des hommes de science: la prose transparente, pleine d’une grâce spontanée, d’un physicien comme James Clerk Maxwell en fournit le meilleur exemple. Elle est le signe indubitable de la grandeur d’âme.

D’un livre comme L’Âne d’or, on hésite à trancher: cette histoire d’une vie aventureuse, s’agit-il, ou non, d’une oeuvre allégorique? Le Voyage du pèlerin, lui, est une allégorie composée de scènes tirées de la vie. Ses personnages, répartis en vertueux et en pécheurs, sont frappants de vie parce que Bunyan lui-même concevait le monde comme le lieu d’une immense fable morale. Pour lui, tous les hommes portaient des noms comme ceux de ses héros: “Esperendieu”, “Messire Glouton”, “Messire Biens dans le monde”, ou “Coeur faible” — des noms bien mérités, en effet.

Sans doute le caractère des hommes est-il moins sommaire que ne le laissent voir ces classifications rigides, où l’on retrouve l’écho de Ben Jonson et de son Coléreux, son Sanguin, ou son Mélancolique. Mais il est vrai en revanche que notre vie, nos mouvements, et notre être, sont soumis à une tension dramatique constante. Nous cheminons comme Christian, le héros du Voyage. Nous sommes des pèlerins, ployant sous le faix de notre orgueil. Que le sacrifice rachète — si nous sommes rachetés. Qui traversons à pas résolus, si nous en réchappons, la Vallée de l’Ombre et de la Mort, la nuit obscure de l’âme. Qui regardons s’écouler, comme Christian, du haut des Montagnes Délectables, le fleuve du temps, qui se charge d’emporter toute vanité.

Bunyan avait le don, comme d’autres sont doués d’une double vue, de donner une forme individuelle à des abstractions. N’est-ce pas là le premier sens du verbe “abstraire”? Il localisait l’âme dans des sites, des palais, des tours et des cités, dans des décors palpables, jalonnant son chemin à travers la vie. On a dit que les paysages qu’il décrit sont ceux de la campagne anglaise et, plus précisément, des environs du Bedfordshire où il était né. En vérité, qui le lit attentivement découvre que Le Voyage du pèlerin se déroule presque entièrement dans une géographie biblique. Bunyan, à l’instar des fidèles illuminés de Cromwell, croyait vivre ailleurs que sur la douce et verte île d’Angleterre. Sa vie était un voyage à travers les étendues désertiques du Sinaï et de la terre d’Israël, jusqu’à Jérusalem, la cité céleste.

Bunyan partait d’un point de vue diamétralement opposé à celui de William Blake. Mais ils portaient un même regard sur le monde et sur les choses, et ils se rejoignaient dans la conduite de leur vie. Bunyan fait aussi songer à saint Augustin. Il est, si j’ose dire, un évêque d’Hippone qui aurait vécu dans l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle, débarrassé de sa mitre, de sa crosse, de son cérémonial, ainsi que des boursouflures d’une rhétorique latine en pleine décadence. La relecture, dernièrement, de certaines pages de saint Augustin m’a ému. Non pas La Cité de Dieu, ni Les Confessions, mais les sermons sur les psaumes, son commentaire de Job, et ses querelles avec ceux de ses contemporains qui pensaient que la grâce se mérite, et que l’homme se rachète de ses fautes par ses oeuvres. On a peine à admettre que Bunyan ait pu écrire son Voyage sans avoir lu Augustin de près; et pourtant, il n’avait probablement même jamais entendu prononcer ce nom.

Telle est bien d’ailleurs la faiblesse du chef-d’oeuvre de Bunyan. Aucun des nombreux personnages qu’il campe, aussi véridiques soient-ils, ne possède en lui cette ardeur morale, cet amour d’autrui qui pousse l’homme à faire le bien. Dans les centaines de figures allégoriques qu’il a inventées, et qui ont infiniment plus de chair que la plupart des personnages des romans réalistes, je cherche en vain le visage de l’héroïne qui s’appelerait “Charité”. Bunyan, comme d’ailleurs saint Augustin, proclame que seule une infime élite, parmi les élus eux-mêmes sera sauvée, et que l’amour n’entrera pour rien dans ce résultat.

C’est une façon de voir comme une autre. Privée de tout arrière-plan théologique, et de toute croyance en l’existence d’un dieu, elle reste encore soutenable, mais étrangère, ô combien, à la sensibilité de notre temps, qui ne conçoit de possibilité de salut, quand elle en conçoit une, que venant des hommes, de relations responsables de personne à personne. Après que Christian a atteint son but supreme, il passe ses journées, dans un royaume où règne l’harmonie spirituelle (baptisé par Bunyan les Montagnes Délectables, la Terre Enchantée, ou la Terre de Beulah), à deviser de sujets théologiques avec son ami Espérendieu. Ce qui nous renseigne assez bien sur l’emploi du temps supposé de ceux qui seront sauvés. Cette première marche du Paradis, qui ne laisse pas d’être décevante, a découragé plus d’un lecteur moderne du Voyage. Elle traduit une vision dure et glacée de la vie, apte à nous pourvoir, peut-être, en généraux et en despotes, mais certainement pas à fabriquer des saints. Elle prend si peu notre fragilité en considération, qu’elle en devient une philosophie elle-même plus fragile que celle de l’homme de la rue.

Cependant, des dernières pages du livre (celles où Christian franchit le Fleuve de la Mort, et pénètre enfin dans la Cité Céleste), émane une humble grandeur, une sorte de splendeur prolétarienne, dont je ne connais pas d’équivalent. De plus, le pèlerinage de Christian n’est que le premier volet de l’histoire. Dans un second livre, nous suivons l’itinéraire spirituel de sa femme, nommée Christiane, et de ses enfants, que leur père a abandonnés pour rejoindre le Paradis. Cette suite du Voyage n’a pas la spontanéité dramatique, ni le tempo impétueux, de la première partie, et elle lui est artistiquement inférieure. Mais, tout bien considéré, elle forme un livre plus doux, plus humain, et offre peut-être une meilleure leçon de sagesse.

Une amie nommée Miséricorde — le seul attribut de Dieu nous dit encore saint Augustin qui ne soit pas infini — accompagne Christiane dans son voyage. Elle la protège, observe, verse des larmes, mais ne fait qu’une intervention décisive: lorsqu’il s’agit de repousser l’offre de mariage d’un prétendant. Là non plus, il n’y a pas de personnage allégorique baptisé “Charité”, mais Christiane porte cette qualitê dans son coeur. Et tandis qu’elle traverse la Vallée de l’Ombre de la Mort, suivie de ses enfants et de Miséricorde, son guide efficace, elle murmure: “Pauvre Christian, lui, il a dû voyager dans la solitude et les ténèbres”. Celui à qui elle pardonne ainsi l’avait quittée pour suivre Dieu. Christian n’était pas heureux dans la Vallée de l’Humiliation. Mais pour Christiane, le monde était un vallon couvert de lys.

Dans une société qui a massivement cessé de croire aux idées sur lesquelles Christian a risqué son âme, le petit livre de Bunyan reste une voie possible. Il n’exprime qu’une partie de la vie; mais il s’agit d’un bon début, et ceux qui voient clair jusque-là sont heureux. Malgré l’extériorité de son récit, c’est un ouvrage qui concerne la vie intérieure. L’histoire secrète qu’il nous conte, sous une forme dramatisée, d’un réalisme plein de vie, est celle d’une quête de la perfection — ce que les grands mystiques ont appelé la nuit obscure de l’âme, le nuage d’inconnaissance.

 


 

Cao Xueqin : Le Rêve dans le pavillon rouge

Le Rêve dans le pavillon rouge est à la Chine ce que Le Dit du Genji est au Japon, et il est peut-être un roman tout aussi grand. Ses qualités sont moins manifestes. En vérité, elles ne sont pas manifestes du tout. Elles résultent de ce qui différencie la culture chinoise de la japonaise: une humanité plus vaste et complète. La limpidité et l’immédiateté de ces oeuvres se rencontrent rarement chez les auteurs réputés sérieux en Occident, où elles font plutôt le charme des livres de cow-boys, des romans policiers, et des bandes dessinées. Alex Comfort a un jour comparé les romans chinois au Journal de Samuel Pepys dont, disait-il, “l’écriture est si transparente qu’elle laisse voir les personnages dans leur complète nudité morale”. Le romancier qui rappelle le mieux les auteurs chinois est Georges Simenon. Emporté par l’action, le lecteur ne s’aperçoit de la maîtrise psychologique et dramatique de l’auteur qu’une semaine après avoir refermé son livre.

Le sujet du Rêve dans le pavillon rouge — qui peut se résumer en une phrase: quand les femmes font la loi, rien ne va plus au foyer — est un thème familier, récurrent dans la littérature universelle, et semble une spécialité commune au roman chinois et à la philosophie de l’histoire des Chinois. Il n’empêche cependant pas Cao Xueqin de soutenir simultanément la thèse inverse, et de louer le matriarcat sur lequel repose et se perpétue la société chinoise. Comme toutes les oeuvres capitales, son livre pose la question de la réalisation individuelle et des obstacles sans nombre qui l’entravent. Le lecteur est invité à rechercher le sens suprême de la vie au travers des multiples épreuves qu’elle impose aux héros, et qui visent à en retarder la découverte. Tous sont des “êtres déchus”. Le héros masculin, jeune homme renfrogné, versatile, timide, érotomane, est un aristocrate lettré qui vit dans l’oisiveté. Les héroïnes principales sont deux jeunes hystériques, et la méchante de l’histoire, une belle-soeur cruelle — un personnage type. L’action a pour cadre presque unique le quartier des femmes, et elle est surtout faite des crises de nerfs, des fugues, des vapeurs ou des esclandres qui agitent de tels lieux. Le temps s’écoule. Comme dans la vie, les personnages se déchargent, se vulgarisent, tombent malades et meurent. À la fin du roman, tout ce joli monde se sera épuisé.

Dans l’entre-temps, nous aurons assisté à la lente ascension vers l’illumination de Baoyu, le héros, qui est une sorte de saint taoïste sans le savoir, ni le vouloir. À l’égal du Prince Genji, Baoyu est indifférent à son rôle au sein de l’univers. Il ignore même en avoir un. Il lutte, sans motif conscient, contre l’incarnation de la haine. À peine saura-t-il qu’il est libéré le jour où sa délivrance lui sera accordée. Derrière la vie ordinaire et la mort existe un autre monde, prêt à déchirer le voile des apparences aux moments cruciaux, reflet d’une vie plus réelle que celle-ci, et où la destinée de chacun apparaît et s’accomplit. Comme dans “l’espace-temps du rêve“ des aborigènes d’Australie, dont les cérémonies rituelles associent la vie présente au passé des ancêtres, le rêve à la réalité.

Le Dit du Genji est une oeuvre influencée par le bouddhisme. Le Rêve dans le pavillon rouge est un roman taoïste. Il affirme que notre salut réside dans l’inaction — le wu wei. Dans l’inertie de la clé de voûte qui supporte le poids de l’édifice. Dans le cours d’eau qui serpente entre les montagnes à la recherche de son bon niveau et finit par éroder les plus hautes cimes. Baoyu est né avec une pierre de jade dans la bouche. Devenu adulte, nous dit le narrateur, il perdra ce talisman, pour ne le retrouver qu’à la veille de sa mort. Son père Ji Zheng, exemple accompli d’autorité paternelle, préside aux destinées des vivants d’une main de fer, et avec mépris pour son fils et sa façon de se comporter. Mais ce ne sont pas les idées maîtresses du livre. Son axe dramatique est fourni par une succession de songes, de révélations du monde vrai, durant lesquelles les femmes qui aiment et détestent Baoyu — dont une vieille matriarche qui protège le héros — vont orienter ses choix.

C’est la modestie métaphysique du taoïsme qui donne au Rêve dans le pavillon rouge son style. Une modestie qui est le composant obligé de toute oeuvre de premier plan. Des relations humaines profondes, une parfaite maitrise psychologique; une action prenante; des qualités morales essentielles (telles que la générosité et la magnanimité: les Chinois appellent ces qualités “la bonté naturelle du coeur”) — le tout raconté au milieu d’événements ordinaires, tel est le tissu dans lequel le Rêve est taillé.

L’auteur du Dit du Genji souligne avec une certaine lourdeur le raffinement éthéré de ses personnages, l’importance des questions qu’elle soulève, et son savoir-faire de romancière. Dans le Rêve, nous cherchons à savoir ce qui va se passer à la fin du livre. Sans doute Murasaki Shikibu ne nous décrit-elle jamais les banquets et les beuveries de ses courtisans, et moins encore leurs crises de foie après qu’ils ont bien bu et bien mangé. Mais dans le Rêve, on sent toujours un léger parfum des selles nocturnes, qui font pousser cent fleurs.

La première fois qu’on lit un roman chinois, on se sent perdu parmi tous ses héros aux noms étranges, qui vaquent à des occupations peu compréhensibles, dans des lieux exotiques. Puis, on se laisse gagner progressivement, et enivrer, par cette foule humaine qui s’est transformée en personnages du roman, dont chacun est soigneusement individualisé. On se sent vite appartenir soi-même à cet univers aussi multiple que les milliards d’étoiles observables depuis le mont Palomar. L’impression d’être le membre d’une famille forte comme l’eau d’un torrent ou comme un rocher impassible, nous envahit.

De la date de sa publication vers le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à récemment, Le Rêve dans le pavillon rouge est resté une oeuvre anonyme. En 1921, après un travail de recherche colossal, Hu Shi est parvenu à attribuer les quatre-vingts premiers chapitres du roman à Cao Xueqin, et les quarante autres à Kao Ngo qui en avait, en fait, établi l’édition de 1791. On a pu démontrer depuis lors que Kao lui-même s’était appuyé sur des brouillons laissés par Cao Xueqin.

Hu Shi était convaincu que Le Rêve dans le pavillon rouge était un récit autobiographique. Toutefois, il est frappant d’observer que nul ne s’était soucié, avant notre siècle, d’en dissiper l’anonymat. On finit toujours, au bout de patientes recherches, par découvrir le maître d’oeuvre des cathédrales. Mais les grands romans chinois sont plus anonymes et plus collectifs que L’Iliade. Jin Ping Mei, Au bord de l’eau, et Le Roman des trois royaumes, sont les expressions littéraires, les produits finis, auxquels ont abouti les milliers d’histoires que les gens se racontaient en Chine au coin des rues. Leur luxuriance populaire n’a pas déserté le roman chinois contemporain.

 


 

Henry Fielding : Tom Jones

On a comparé Tom Jones à Ulysse et à Huckleberry Finn. Il a certains traits en commun avec Huck. Tout le sépare d’Ulysse. Il y a en lui du Don Quichotte et du Sancho Pança, dont il n’est pas un mélange, mais un composé chimique des dons et des vertus les plus opposés, qui aurait abouti à une synthèse nouvelle. La lecture des premières pages suffit à se rendre compte que Fielding a créé Tom Jones pour défendre une thèse. Il n’essaie pas de dispenser la bonne parole. Son héros n’est pas un benêt ou un pantin sans âme sur lequel le romancier aurait plaqué ses théories. Au contraire, toute la thèse réside dans la chaleur humaine de Tom Jones. Fielding avait cependant une vision personnelle de l’homme, une vision qui nous est désormais familière, particulièrement aux Etats-Unis, mais qui détonait sur celle de son temps.

Si le romancier s’était assigné la tâche de brosser le portrait d’un type humain idéal, son oeuvre serait rapidement devenue illisible. On sait qu’il est parvenu à dresser un vaste panorama de l’Angleterre du milieu du XVIIIe siècle, dans lequel il donne vie à autant de personnages que Dostoïevski ou Tolstoï. La comparaison avec Guerre et Paix laisse toutefois apparaître de notables différences. Nous n’avons pas affaire dans Tom Jones à une “histoire vraie”; derrière le réalisme de la narration, s’abrite un conte de fées, un Märchen. De plus, les personnages secondaires n’ont pas l’épaisseur de ceux d’un grand roman russe. Fielding subordonne tous ses protagonistes à Tom et Sophie, lesquels occupent le sommet de la hiérarchie. Plus les autres participants leur sont proches et revêtent de l’importance pour eux, plus leur dessin est complexe, sans que Fielding entre dans une grande précision de trait. Blifil et Monsieur Alworthy ont à peine plus de consistance psychologique que les personnages de la “comédie des humeurs” de Ben Jonson. Les protagonistes secondaires de Fielding sont réduits au strict minimum; ce sont des stéréotypes rapidement esquissés.

Quant à l’argument de ce conte de fées, il s’étire à l’infini, et est compliqué à souhait, encore qu’il ne verse jamais dans une inutile complexité. Toutes les situations sont sobres. Elles sont marquées d’une ironie à deux niveaux, provoquée par les commentaires ambigus d’un narrateur omniscient. Les relations entre les personnages menacent à chaque tournant de basculer dans le burlesque. Ce qui communique au livre un air de folie douce. La vie se trouve reflétée dans un miroir légèrement déformant, ou comme si elle était vue à l’aide d’un télescope d’une haute précision. Elle acquiert de ce fait la clarté, mais aussi la distorsion, inséparable du mythe.

Non content de se conduire en narrateur omniscient, Fielding ne cesse de prévenir le lecteur que celui-ci est en train de lire un roman. Que tous ses héros sont des créatures de fiction. Nous reconnaissons ici la distanciation chère à Brecht; ou encore, l’acteur comique qui se retourne vers l’auditoire en faisant un signe: “C’est moi qui grimpe au balcon de la bien-aimée dans cette pièce”; ou bien, le comédien shakespearien du XIXe siècle qui se mettait à déclamer ses soliloques comme s’ils étaient des confidences au public sorties de sa propre plume. Le spectateur moderne, accoutumé aux conventions réalistes du récit, éprouve quelque difficulté à s’adapter aux oeuvres de Fielding, ou d’autres auteurs (Thackeray, pour n’en citer qu’un), qui adoptaient le point de vue de la toute-puissance du romancier sur ses personnages. Tom Jones n’a rien d’un roman naturaliste, et il ne peut être dit réaliste que dans le sens imprécis de ce terme. C’est une farce qui rebondit sans cesse.

L’intrigue du roman se confond avec la thèse de l’auteur: Tom est un type de héros que l’on retrouve dans les mythes et les légendes universels. Il est de la famille des princes orphelins, des fils de roi recueillis par une louve, des enfants Moïse découverts dans les roseaux, dont chaque geste trahit la noblesse et qui, au bout de maintes et maintes pérégrinations, finissent par découvrir leur véritable naissance. Fielding cherche ici à définir ce qu’est un véritable gentleman. Le fait que de nombreux autres personnages soient aussi bien nés, ou mieux nés, que lui, n’est pas contradictoire. Ce sont de mauvais aristocrates. Tom, lui, est naturellement gentleman — non pas un sauvage noble, au sens de Rousseau. Il serait plutôt un aristocrate égaré parmi les sauvages, un aristocrate sauvage... un gentleman — je ne trouve pas meilleur mot.

Il n’est guère d’épisode du roman qui ne soit destiné à illustrer la noblesse de Tom Jones. Fielding la définit comme une certaine générosité d’âme. Tom commet des fautes, mais toujours pour le bien de ses semblables. Ses rapports avec les femmes sont motivés par le désir d’être agréable ou de rendre service. Par exemple, lorsque Madame Waters, l’aventurière dépravée, lui fait des avances, Tom ne sait pas les repousser — un coeur généreux n’imagine pas de répondre autrement à un acte de générosité. Madame Waters en est à ce point bouleversée, qu’elle revaut à Tom sa magnanimité au moment fatal, lui sauvant littéralement la vie. Contrairement aux romanciers d’aujourd’hui, Fielding part de l’idée que les gens prennent du plaisir à faire l’amour.

Tom Jones incarne l’homme naturellement bon, en le portant à une hauteur plus élevée que ne le laisse entendre cette expression répandue au XVIIIe siècle, et qui fait de lui un proche parent de “l’homme au coeur généreux” de Confucius. Au reste, Fielding intercale à plusieurs reprises dans son récit de brèves méditations sur la bonté naturelle du coeur qui rappellent beaucoup certains textes chinois. J’ignore s’il avait connaissance des versions françaises ou latines que les jésuites avaient traduites, et qui étaient bien connues des intellectuels français de l’époque. En tous cas, la proximité est remarquable. Tom fait songer au héros chinois type, et le roman pourrait facilement être adapté dans les termes et le cadre d’une oeuvre chinoise.

Le moindre des côtés orientaux de l’oeuvre n’est pas son sens aigu des convenances. Avec Tom Jones, Fielding entendait s’inscrire en faux contre la psychologie larmoyante des héroïnes de Richardson, contre les mauvaises manières que favorise le sentimentalisme. Toute une génération de critiques, éprise de psychologie, n’a d’ailleurs pas cessé de lui reprocher le manque d’intériorité de ses héros. Dès que ceux-ci s’avisent de réfléchir, le narrateur omniscient les tourne en dérision, et ne manque pas de montrer qu’ils sont en train de se duper eux-mêmes.

Ceci fait partie intégrante de la thèse de Fielding, qui implique que les actes sont supérieurs aux paroles, et ces dernières supérieures aux pensées — spécialement s’il s’agit de pensées dirigées vers soi. Lorsque ses personnages deviennent un peu turbulents, lorsqu’ils violent la notion du savoir-vivre qu’il leur a donnée, et les règles de conduite d’un homme au coeur généreux, Fielding, alors, fait son intervention. Il rappelle à son lecteur que ce sont là des créatures de son imagination, et qu’il est libre d’agir à sa guise avec elles. Quitte à expliquer plus loin que si l’étiquette n’a pas été observée, c’est qu’elles se sont mises à vivre pour leur propre compte et ont échappé à sa responsabilité.

Henry James se disait scandalisé par de tels procédés littéraires. Il n’aurait pas été plus choqué, affirmait-il, de les rencontrer chez des historiens — chez Gibbon ou Macaulay, par exemple. Bien sûr, la force de Fielding — toute la pertinence de son ironie à double niveau — tient à ce que des historiens aussi subjectifs que ceux cités par James, devraient être les premiers à admettre la part qui revient à l’imagination dans leur oeuvre. En dernier lieu, la représentation du savoir-vivre permet de juger son absence dans la vie réelle et dans la société.

Les introspections sentimentales de Richardson ne sont que des leurres, pense Fielding. Les explorations de la vie intérieure auxquelles Proust et James se sont livrés lui auraient sans doute paru être des moyens commodes de fuir la réalité. Je ne sais pas quelle était sa position vis-à-vis de la théorie du réalisme objectif du personnage développée par Defoe et ses héritiers. À l’évidence, Tom (mais pas les autres héros du roman) est inspiré de Defoe. Defoe écrivait des faux documents — des romans qui prétendaient être de véritables mémoires. Fielding entretient un tout autre commerce avec la réalité: plus son lecteur est emporté par la vraisemblance de ses récits, plus il le retient par la manche, en le prévenant: “Attention! ceci n’est pas réel”. Qu’est-ce qui n’est pas réel? Les opinions que nous portons sur la “vraie vie”? Nous approchons là le coeur de son ironie. Le narrateur omniscient commence par créer chez le lecteur l’illusion qu’il est lui aussi tout-puissant. Puis, il retire la chaise sur laquelle celui-ci croyait pouvoir s’installer confortablement. Richardson, James, ou Proust, pensaient sincèrement, quant à eux, avoir atteint et révélé le fond du comportement humain.

Tom Jones représente l’homme total — et entièrement appréhendé de l’extérieur — selon Fielding. Pour le lecteur qui a patiemment médité son roman, il va de soi que son manque d’intérêt pour l’auto-analyse et l’introspection entre pour une part essentielle dans sa définition. L’homme nouveau et révolutionnaire de Jean-Jacques Rousseau se ressent de la tendance introspective de Descartes et de son Cogito ergo sum. Derrière Tom Jones, nous rencontrons John Locke, son expérience sensible du monde extérieur, et sa personnalité non moins révolutionnaire. De l’un, sont nés les intellectuels européens radicaux, taraudés par un incessant questionnement intérieur. De l’autre, sont issus des individus pragmatiques, attirés par l’action, et dont le meilleur exemple nous est donné par Jefferson. Un homme qui, à vrai dire, devait ressembler à Tom Jones par plus d’un aspect.

 


 

Laurence Sterne :
Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme

En abordant le XVIIIe siècle, les historiens des civilisations ont tendance à accorder une place prépondérante à la France. On considère généralement, en effet, que l’Âge des Lumières a vu la pensée française dominer la culture européenne. Ce qui est certainement exact d’un point de vue quantitatif: Voltaire et Rousseau ont sans doute attiré à eux le plus gros des lecteurs; et s’agissant des peintres de ce siècle, ce sont encore les noms de Boucher, de Fragonard ou, au mieux, de Chardin qui viennent automatiquement à l’esprit, quand bien même les Tiepolo, père et fils, leur sont supérieurs. En tant que philosophes cependant, les auteurs français nous semblent manquer singulièrement de substance: ils furent surtout des vulgarisateurs. Leur pensée s’abreuvait à la source du XVIIe siècle, et leurs ancêtres ne doivent pas être recherchés dans la famille du Français Descartes, mais du côté des Anglais Locke et Newton.

Il n’en va pas autrement dans le domaine romanesque. On serait en peine de citer une seule oeuvre en France capable de rivaliser avec celle des grands romanciers anglais jusqu’à la publication des Liaisons dangereuses, qui est moins l’expression des Lumières que leur acte de décès.

Lus avec des yeux de notre temps, habitués qu’ils sont aux produits pré-digérés de la télévision, du cinéma et de la littérature commerciale, des écrivains tels que Fielding, Smollett, et tout spécialement Richardson, sont devenus un peu difficiles d’accès, alors que Tristram Shandy s’est conservé un vaste auditoire. Probablement moins célèbre aujourd’hui que David Copperfield, le maître livre de Laurence Sterne l’est resté davantage que nombre de classiques anglais, ou que certaines oeuvres de fiction comme La Foire aux vanités et Ivanhoe qu’ont tant aimés nos grands-parents.

La critique a déniché des dizaines de précurseurs du “roman moderne”. Laclos et Stendhal ont sans conteste été des pionniers dans l’exploration de l’aliénation de l’homme moderne. Mais Tristram Shandy est d’une modernité bien plus fertile et tellement moderne, si j’ose écrire, qu’un long laps de temps s’est écoulé dans l’histoire de la littérature avant qu’une autre oeuvre lui soit comparable.

Si l’on admet que La Duchesse d’Amalfi est une pièce dont les personnages ne sont pas censés agir de l’extérieur sur le spectateur, mais opérer dans les profondeurs de son esprit, il faut, pour prendre sa mesure, considérer Tristram Shandy comme un drame de l’esprit tout court.

Le cadre du roman est celui d’une comédie bucolique, ou mieux, d’une comédie de sous-préfecture. Comme de nombreux commentateurs l’ont signalé, la vie qui s’y trouve dépeinte est la réplique, en concentré, de celle de la ville de York, qui avait gardé depuis le Moyen Âge son statut de capitale régionale, avec ses salons intellectuels, son “pouvoir local”, ses cafés et ses revues, bref, son autonomie et son identité culturelle propre. De sorte que ce petit monde provincial, placé sous la lentille grossissante du romancier, a permis à celui-ci de restituer le mode de vie, à peine différent, de métropoles plus importantes, comme Paris ou Londres. Mais le livre de Sterne dépasse le tableau de moeurs. Tristram Shandy, comme l’affirmait déjà son auteur pour se défendre de ceux qui l’accusaient (comme certains encore aujourd’hui) de n’être qu’un pasteur de campagne frustré et obsédé par le sexe, est une oeuvre d’une perspicacité philosophique et morale remarquable.

Les thèses de Locke sur les limites de l’entendement humain, corrigées par l’atomisme de Newton, ont laissé de fortes traces sur Sterne. Pour lui, toute connaissance est le fruit de l’expérience, et nos sensations elles-mêmes sont des sortes d’atomes. L’esprit humain conçoit, par l’intermédiaire des sens, des idées simples qui se combinent entre elles, pour former des idées de plus en plus complexes et élaborées. Il suffirait que l’intelligence fonctionne toujours selon ce mécanisme rigoureux pour que l’univers soit régi par une logique implacable, plus strictement structuré encore que le système d’Euclide ou les Sommes contra les Gentils de Thomas d’Aquin.

Il se trouve que nous ne contrôlons ni nos sensations, ni nos expériences, et que l’entendement, qui réfléchit sur ses propres opérations, échappe de temps en temps à la logique. Nos sensations, nous dit Sterne, nous envahissent à la dérobée, dans un imprévu complet. L’activité psychique, au stade le plus primaire de son fonctionnement, est soumise au hasard des associations d’idées. Qui pourrait dire que ce n’est pas le cas pour les produits les plus fins de notre esprit? Et c’est, du même coup, une ébauche de définition de la comédie, quelque peu entachée de psychologie, que nous propose l’oeuvre de Sterne. La façon dont se construit notre vision de l’univers, dont nous réalisons ce que nous appelons nos “expériences”, et dont celles-ci nous transforment en retour, n’est-elle pas du dernier comique?

Sterne apporte une contribution extrêmement sérieuse à la psychologie et à l’épistémologie. Ce qu’il est en train de nous dire, c’est que le caractère comique de la théorie de la connaissance, l’humour dérisoire de ce que nous nommons notre compréhension du monde, résulte du déroulement imprévisible du temps. Si les sensations dont parle Locke parvenaient chronologiquement à notre cerveau, ou à la manière dont les atomes de Newton se déplacent, ou à la façon encore dont il concevait l’attraction universelle, le temps serait une quantité simple, linéaire et compréhensible. Mais naturellement, il n’en est rien. Le temps des horloges ne permet pas de mesurer l’expérience. Les philosophes, longtemps après Sterne, devaient découvrir ce qu’ils crurent pouvoir appeler le temps organique. Mais le récit comique et indiscipliné de Sterne nous tient éloignés d’une vision temporelle aussi reposante.

Marlow, le narrateur préféré de Joseph Conrad, conduit son récit en faisant de fréquentes altérations, toutes sortes d’interversions chronologiques, qui sont inhérentes aux reconstitutions de mémoire. Chez Proust, le temps s’évanouit, se ralentit. Son narrateur est né d’une sensibilité qui s’efforce de remonter le cours du temps. L’Ulysse de Joyce se déroule en l’espace de vingt-quatre heures. Finnegans Wake tient tout entier dans un seul rêve agité, et l’expérience de Joyce se réfléchit et se réfracte dans des jeux de miroirs et de memoîre. Mieux que dans toutes ces tentatives réunies, une bonne partie de La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme prend place avant même que celui-ci n’ait pu se former la moindre idée. Pendant un tiers de l’action, il nous raconte sa vie pré-natale, pour ainsi dire, tandis que sa naissance n’intervient que fort tard dans le livre. Chapitre après chapitre, l’auteur s’efforce désespérément, au milieu de mille digressions sans liens avec son propos central, de faire passer deux personnages de la chambre au salon.

C’est dans un commentaire de Sterne resté fameux que Coleridge a défini l’humour comme étant le produit de la brusque confrontation de ce qui est immense et sublime avec ce qui est bas et insignifiant — dans un monde de toute façon ridiculement petit devant l’infini. Bien qu’il ait été scandalisé, ou ait feint de l’être, par les plaisanteries osées de Sterne, le poète anglais ne pouvait ignorer la gravité qu’elles dissimulent.

On en trouve confirmation dans un épisode célèbre et maintes fois analysé de Tristram Sbandy, qui forme une petite vignette plus émouvante que toutes les pleurnicheries d’un Richardson ou d’un Greuze, et qui se termine, comme d’habitude, par une pirouette: dans la voiture qui le conduit à Moulins, Tristram avise sur le bord de la route la pauvre Maria, une belle jeune fille qui a perdu la vue et qui,“assise sur un talus, joue ses vêpres sur sa flûte avec sa petite chèvre auprès d’elle”. Ému par le spectacle de la malheureuse, le héros fait arrêter le postillon et prend place au côté de la jeune aveugle.

Le regard pensif de Maria se posa sur moi, puis sur sa chèvre, revint vers moi, retourna vers l’animal et ne cessa d’aller ainsi alternativement de l’un à l’autre.

“Eh bien, Maria, dis-je doucement, qu’elle ressemblance découvrez-vous là?”

À la fin de cette anecdote touchante et mélancolique, le lecteur comprend que Tristram a été inconsciemment pris de désir pour la jeune aveugle, et le paroxysme de l’excitation est une brusque prise de conscience de l’absurdité de l’acte de procréation. Il n’est pas surprenant que Coleridge se soit appuyé sur ce passage, lui qui éprouvait fortement le ridicule “du devenir et de la disparition”. Dans ses carnets intimes, le poète anglais décrivait, dans le langage de son “Kublai Khan”, les couleurs et les parfums de son vase de nuit. Tandis que Sterne met dans la bouche du père de Tristram un discours qui est un véritable poème moderne, dénonciation de la vanité de notre connaissance du monde:


Chapitre XLIII

Mon père fit un seul va-et-vient dans la pièce, puis se rassit et termina la lecture de son chapitre.

Les verbes auxiliaires que nous considérons ici sont: être, avoir, faire (actif et passif), devoir, vouloir, pouvoir, avoir coutume de. Ceux-ci doivent être conjugués à tous les temps présents, passés ou futurs; on leur ajoutera les questions suivantes, simples d’abord: est-ce? était-ce? sera-ce? serait-ce? se peut-il? se pourrait-il? puis négatives: n’est-ce pas? n’était-ce pas? ne devrait-il pas être? puis la forme affirmative: c’est, c’était, ce devrait être; puis la forme chronologique: cela a-t-il été toujours? depuis peu? combien de temps? puis l’hypothétique: si c’était, si ce n’était pas, que s’ensuivrait-il? Si les Français battaient les Anglais? Si le soleil sortait du Zodiaque?

Par l’usage correct et continu de cette méthode, poursuivit mon père, il n’est pas une idée qui ne puisse entrer dans l’esprit d’un enfant rompu à de tels exercices, si ingrate qu’en soit la nature; sa mémoire s’enrichira sans cesse des concepts et des conclusions qu’il en aura tirées. — As-tu jamais vu un ours blanc? s’écria mon père en se tournant vers Trim, debout derrière son fauteuil.

— Non, n’en déplaise à Votre Honneur, repliqua le caporal.

— Mais, en cas de besoin, tu pourrais en parler?

— Comment le pourrait-il, mon frère, s’il n’en a jamais vu? intervint mon oncle Toby.

— C’est une question de fait, dit mon père et la possibilité est la suivante:

Un ours blanc, bon! en ai-je vu un? aurais-je pu en voir jamais un? en verrai-je jamais un? eussé-je dû à en voir un? me sera-t-il possible d’en voir un?

Puissé-je avoir vu un ours blanc! (sinon comment l’imaginer?)

Si je voyais un ours blanc, que dirais-je? Si je ne devais jamais en voir, que penser?

Si je ne dois, ne puis, ou ne souhaite voir un ours blanc vivant, n’ai-je jamais vu la peau d’un? en ai-je lu la description? en ai-je vu en peinture? en rêve?

Mes père, mère, oncle, tante, frères, soeurs, ont-ils jamais vu un ours blanc? Que ne donneraient-ils pour cela? Comment se comporteraient-ils? Comment l’ours blanc se serait-il comporté? Est-il sauvage? apprivoisés? terrible? hérissé? peigné?

Vaut-il la peine de voir un ours blanc?

N’est-ce rien, après tout, qu’un ours blanc?

Vaut-il plus qu’un ours noir?

Il n’y a pas de différence de fond entre l’image accablante de la condition humaine que nous renvoie Laurence Sterne et celle que s’en font les plus angoissés des existentialistes contemporains. Si ce n’est que le témoignage du pasteur anglais est beaucoup plus serré et exact, et qu’il s’imaginait faire oeuvre d’humoriste. L’humour et la comédie sont deux choses distinctes. L’expérience esthétique que nous retirons de La Mandragore ou de Volpone, ou encore de Huis clos n’a rien de particulièrement comique. Les deux premières pièces nommees sont souvent drôles mais, dans l’ensemble, ces oeuvres communiquent une vision très sombre du monde.

Sterne procède au rebours. Il a la larme facile tout au long de son roman (dont le passage le plus attendrissant est celui de la mort de Le Fever, où Sterne surclasse Richardson, et même Fielding, ce pourfendeur du sentimentalisme). Seulement, contemplant, comme Satan, le désordre du monde, l’auteur de Tristram Shandy parvient à faire ce dont le chef des anges déchus en personne s’était montré incapable: il part d’un énorme éclat de rire. Il est secoué du rire du Bouddha lorsque celui-ci, des siècles avant lui, eut la révélation des combinaisons infinies de l’univers, ainsi que le veut le soûtra Lankavatara. D’aucuns trouveront intempestif mon rapprochement entre Sterne et le Bouddha, aussi intempestif que les romans du premier et les sermons du second. Néanmoins, les conclusions du pasteur philosophe de province rejoignent celles du fondateur d’une religion universelle dans le sentiment de compassion qu’ils éprouvent à part égale.

Sterne ne prétend rien dire de plus dans Tristram Shandy. Il faisait de cette compassion le thème répété de ses homélies, que personne ne lit plus aujourd’hui, mais qui furent composées à une époque où le clergé anglais refusait de se mêler à la vie absurde des humbles et de vivre de plain-pied avec leurs souffrances.

 


 

Edward Gibbon :
Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain

“C’est à Rome, le 15 octobre 1764, alors que je méditais dans les ruines du Capitole et que les moines chantaient vêpres, pieds nus dans le temple de Jupiter, que l’idée d’écrire l’histoire du déclin et de la chute de la ville éternelle se fit jour en moi la première fois.”

Je ne connais pas de citation qui ait davantage servi dans la littérature autobiographique, et il n’est guère d’historiens de renom qui n’aient tenu à ajouter quelque page, ne fût-ce qu’à l’occasion d’une préface, au luxe de commentaires concernant Gibbon. On pourrait consacrer un fort volume aux réflexions intelligentes que son travail d’historien a stimulées, et confectionner plusieurs tomes avec les âneries qu’il n’a pas manqué de faire naître. L’une des plus célèbres remarques qu’il se soit attirée, qui se trouve être simultanément la plus vulgaire et la plus judicieuse, affirme à propos de ses Mémoires que “Gibbon a écrit l’histoire de sa vie comme il eût écrit l’histoire de l’Empire”. Il suffit de renverser l’ordre de cette proposition: Gibbon a écrit de Rome comme s’il s’était agi de lui-même.

Le héros du Déclin, dont Gibbon estime que l’existence est tragique par nature, est l’homme de raison. On a répété à satiété que son ouvrage monumental était le produit le plus abouti des Lumières — supérieur à ce qu’ont réalisé dans leurs domaines respectifs Voltaire, Tiepolo ou Watteau; supérieur même aux plus grands chefs-d’oeuvre de l’architecture. Et de fait, l’Histoire de Charles XII de Voltaire ne soutient la comparison avec aucune des principales parties du Déclin, d’autant moins avec l’ensemble du chef-d’oeuvre de Gibbon. Cela pour une raison très simple. Les esprits classiques du XVIIIe siècle se targuaient d’impartialité. On ne reprochera pas à Voltaire de s’être personnellement impliqué dans son oeuvre d’historien.

Les pages où Gibbon retrace la vie et le supplice de Boèce, sous le gouvernement de Théodoric, le roi ostrogoth, qu’elles soient fidèles ou non à la vérité historique, sont parmi les plus belles de la littérature. Peu d’êtres ont réuni en eux autant de qualités que Boèce, le sénateur, le poète, le philosophe, l’homme de raison, et il était le dernier romain dans toutes ces catégories. Le récit de Gibbon atteint ici un indéniable sommet de la littérature en prose. Dès les mots d’ouverture — “le sénateur Boèce est le dernier que Caton ou Cicéron eussent reconnu pour leur compatriote” — Gibbon amorce une puissante toccata pour orgue. Depuis la description idyllique qu’il fait de la Consolation de la philosophie, oeuvre rédigée par Boèce en prison, jusqu’au martyre du philosophe, garroté et expirant sous les coups de massue de ses bourreaux, l’historien anglais semble prévoir chaque note, chaque sonorité, chaque changement de rythme de sa partition, jusqu’à ce que survienne la mort de Symmaque, tard dans le règne de Théodoric, assassiné pour avoir pleuré son ami Boèce. Gibbon nous offre en tout quatre pages d’une solennité exceptionnelle. Chaque homme a une manière de parler qui lui est propre. Gibbon s’exprime avec majesté parce que, calmement assis dans son cabinet d’études, il s’identifiait totalement à la défense de la Raison contre la barbarie et l’obscurantisme, contre la destruction de tout ce qui est admirable au monde.

Saint Augustin résolut de composer sa Cité de Dieu face à l’écroulement de Rome. L’ouvrage de Gibbon, qui s’achève avec la prise de Constantinople, lui fut inspiré, au siècle des Lumières, par une vision similaire de l’Histoire. L’un comme l’autre estiment qu’une petite communauté choisie est seule en puissance de faire barrage aux circonstances aveugles et aux errements des hommes. Saint Augustin a en vue l’élite des croyants; Gibbon, ceux que justifie la Raison, ceux qui projettent de réaliser ici-bas une société qui transcende l’Histoire. La Rome idéale qu’il décrit dans ses chapitres touchant le règne des Antonin semble avoir été pour lui l’esquisse de ce que deviendrait un jour la Cité des Lumières. Gibbon renoue, après tout, avec la tragédie authentique, qui voit l’idéal défait par la réalité, l’essence vaincue par l’existence.

Plus fermement encore que Toynbee, Edward Gibbon se pose en juge. Mais sa démarche morale est agencée comme une oeuvre d’art, dont la progression est magnifiquement organisée et met en scène des événements fabuleux. Bien que les historiens de Byzance et de l’Empire Ottoman aient maintes fois renouvelé leur matière depuis la publication du Déclin, les thèses de Gibbon n’ont jamais été invalidées sur le fond. Ses adversaires l’ont chicané sur des vétilles, afin de maquiller en critique ce qui n’est qu’une hostilité envers sa conception tragique de l’histoire. À l’époque où l’histoire devint une discipline scientifique et le domaine réservé des spécialistes, le grand historien J.B. Bury — responsable de la publication des sept volumes de la Cambridge Medieval History, qui embrassent toute l’histoire de la Rome impériale, des origines à sa fin, ainsi que celle de Byzance, et s’étendent jusqu’aux hérésies chrétiennes et à l’essor de l’islam — refit aussi une édition du Déclin: celle-ci ne contredit Gibbon que sur des détails insignifiants. La récente réédition du travail de Bury, qui s’avère d’une lecture particulièrement ardue, n’apporte rien, elle non plus, qui ne se trouve déjà dans Gibbon. Je serais prêt à parier que l’équipe de chercheurs qui l’a mise au point s’est appliquée à rester extérieure à son sujet.

La querelle, qui oppose les partisans de l’histoire considérée comme un art à ceux qui veulent en faire une science exacte, a souvent été considérée comme un débat vide de substance. C’est du moins la position qu’adopte l’historienne C.V. Wedgewood dans son étude sur Gibbon. Mais elle fait fausse route. Pourquoi ne devrait-on pas interpréter l’histoire en termes de bien et de mal? En estimant que la polémique avec les tenants d’une histoire scientifique dérive d’une excessive attention apportée à la beauté du style, elle esquive la difficulté. La véritable question est la suivante: l’historien a-t-il cet oeil neutre que le physicien et l’étymologiste nous assurent posséder?

Les récits historiques de première importance — je songe à ceux de Thucydide, Szu Ma Ts’ien, Ibn Khaldûn, Tacite, Tite-Live, Hérodote, ou à ceux qui ont moins d’envergure, comme Froissard, Commynes, Hume ou Macaulay — sont tous des oeuvres d’art accomplies. Et ils le doivent moins à un joli brin de plume qu’à leur façon de nous rappeler que l’histoire, n’est ni optimiste ni pessimiste, mais tragique. Tôt ou tard, les valeurs premières s’usent à l’épreuve des faits. Le drame millénaire que Gibbon retrace pour nous est une tragédie, composée avec un entrain qui n’appartient qu’à lui. Son histoire est celle de la dégénérescence d’une civilisation, à partir du moment où celle-ci a perdu son contrôle sur les hommes et sa liberté: Gibbon parle de cette chute avec toute la civilité et la maîtrise de soi dont il était capable.

Certains pédants méprisent les chapitres concernant Byzance, qui sont généralement ceux que les lecteurs préfèrent. Ils accusent l’auteur de maltraiter la splendeur byzantine. Gibbon prête-t-il le flanc à une telle objection? Certainement moins que les historiens byzantins eux-mêmes — il n’est qu’à relire Procope, Anna Comnene ou Psellos. En vérité, l’auteur du Déclin est le frère par l’esprit des écrivains de Byzance les plus connus et qui furent ses principales sources. Une fastueuse décomposition; la guerre idéologique; une sorte de sauvagerie drapée dans des brocarts d’or, sont dépeints sur un ton égal et pondéré, serein et malicieux. D’irrésistibles notes en bas de page, dans lesquelles Gibbon excelle dans l’art de la litote, complètent le corps du texte principal, portant, là où il lui semblait nécessaire, “le voile bienséant du langage réservé aux érudits”.

Le style de Gibbon, avec ses balancements hérités du latin, paraissait déjà désuet à ses contemporains. Mais il est admirablement accordé à la solennité de son sujet. Sa langue combine la majesté des lettres de Cicéron et leur sérénité; celle de Thucydide et son ironie mordante; celle de Tacite et sa voix insinuante: quel style aurait été plus approprié à la description du charme luxurieux de Théodora et de sa malveillance politique, ou des dépenses somptuaires de son époux, l’Empereur Justinien? La Muse de l’Histoire ressemble plus souvent à Théodora enfant, dansant nue sur la tête d’un ours dans un amphithéâtre qu’à la noble déesse des mythologies fabriquées par Tite-Live et Plutarque. Quelle réponse supérieure opposer au spectacle de l’histoire que la circonspection narquoise, la tranquille courtoisie, la prudente incrédulité de Gibbon, méditant sur l’inexorable victoire du désordre dans le monde, au bord du Léman où Voltaire avait fait retraite?

 


 

Casanova : Mémoires

Casanova possède la pureté, la simplicité, la précision, et l’expressivité qui caractérisent Homère. Il a, de surcroît, un talent particulier pour nous faire croire à sa totale naïveté. C’est uniquement lorsque nous émergeons de l’un de ses récits endiablés, nous remémorant au calme les épisodes de sa vie d’aventures, que nous le soupçonnons d’en rajouter quelque peu. La candeur est l’essence du genre autobiographique. Tant que Proust, Pepys, Rousseau, Madame Rolland, saint Augustin, ou Henry Adams, savent nous tenir en haleine, nous ne doutons pas un instant de la sincérité de leurs confessions.

Casanova est le plus illustre des aventuriers d’un temps qui, de la Grande Catherine à Frédéric Il, en passant par le comte de Saint Germain et Mirabeau, des salles du trône aux bordels, n’en manquait pourtant pas. Il est aussi le plus digne de foi en ce siècle d’incroyables. À y repenser, je me demande même si sa parenté avec Homère n’est pas plus étroite qu’il n’y semble. Car au XVIIIe siècle, la déroute du christianisme et les bouleversements économiques durent avoir des répercussions analogues à celle d’une invasion barbare. Les nouvelles classes et leurs parasites étaient des pillards qui portaient culottes de satin et perruques poudrées en ce nouvel Àge héroïque. Ce sont là des périodes propices aux gens dotés d’un formidable appétit de vie, à des animaux sauvages et sans scrupules, bouillants de vitalité, capables de dilapider leur fortune au jeu en une seule soirée, tout en séduisant comtesses et soubrettes, comme les guerriers vikings incendiaient les monastères et violaient les couventines. Casanova fut le type même de l’homme naturel, toujours à la limite supérieure de ses possibilités, ne cherchant qu’à satisfaire ses désirs de lion, et doué d’un esprit fin comme celui du renard — Casanova, pour le dire brièvement, fut ce que nous appellerions un self-made man.

La transition d’une “culture de la honte” à une “culture de la culpabilité” qui aurait caractérisé l’Âge héroïque, a alimenté bien des débats. Casanova, lui, était un flibustier auquel aucun de ces deux termes ne s’applique. Ses mémoires ne nous cèlent aucune de ses conquêtes féminines, sans sombrer un instant dans la salacité ou la monotonie. Il n’est pas davantage malveillant, et dans ses démêlés à l’italienne, il ne manifeste aucune bassesse. Sa bonté candide le mène constamment à sa perte. Il tombe amoureux d’aventurières encore moins scrupuleuses que lui et qui, en lui concédant quelques baisers amicaux, se font fort de le délester de ses biens. Il se laisse prendre aux pièges les plus éculés pour peu qu’une personne du beau sexe serve d’appât. S’il cherche à rouler un vieux bonhomme en lui faisant croire qu’il peut faire apparaître un trésor avec quelques formules magiques, il déclenche un terrible orage; après quoi, il n’a plus qu’à demander grâce. Dans toutes ses conquêtes amoureuses, il cherche avant tout la satisfaction, sexuelle ou autre, de sa partenaire. Pour ce don, dans une époque de brutes, des femmes de tous âges, de tous horizons, de Lisbonne à Moscou, ont fait de lui leur coqueluche.

Il arrive que sa légèreté lui soit payante. Un jour, alors qu’il n’a plus que trois louis d’or en poche, et qu’il court l’aventure quelque part en Pologne, Giacomo donne sa maigre fortune en pourboire à une serveuse. Ce qui a pour effet d’établir immédiatement sa réputation de millionnaire prodigue. Les joueurs aiment jouer avec le feu, et ont besoin d’éprouver les frissons exquis et coupables du risque de tout perdre. Casanova joue avec sa vie comme un enfant avec ses jouets, pour la seule joie de se sentir exister.

Quoi qu’il fasse, il assume la responsabilité de ses actes. C’est pourquoi il n’éprouve aucun regret pour son passé (sauf un: par un bavardage inconsidéré, il confesse avoir nui une fois à la carrière de l’un de ses vagues amis), si ce n’est celui de sentir s’écouler le temps.“Dans ma jeunesse, écrit-il, j’avais un faible pour les galettes de marins. J’avais alors trente-deux belles dents. Aujourd’hui il ne m’en reste que deux, et la saveur des biscuits m’est désormais interdite”. Toute espèce de remords, ou même de curiosité introspective, lui est inconnue. Son long mémorial laisse néanmoins vibrer une note mélancolique, presque imperceptible, mais insistante. Les hommes de sa trempe n’ont pas le temps de contempler leur nombril. Leur pente égocentrique ne leur laisse pas le loisir de pratiquer l’égotisme. Il devait en aller ainsi pour le Vénitien jusqu’à ce qu’il atteigne le grand âge et connaisse la solitude, lui, le roi de la bohème, exilé au château de Dux, au fin fond de la Bohême des cartes de géographie.

L’écoulement du temps et ses effets humiliants colorent le livre de Casanova. Le pressentiment de sa fin prochaine rôde dans l’obscurité qui entoure chaque scène, joyeusement éclairée, de libertinage et de grivoiserie. N’oublions pas que ses mémoires ne sont pas un journal. Ce sont les souvenirs de jeunesse d’un homme qui écrit au soir de sa vie. Dans ses Confessions, saint Augustin annonce qu’il a renié ses jeunes années au nom de la vie éternelle. Casanova avoue qu’il a aimé un présent fugitif, et depuis longtemps révolu. Ses mémoires lancent une accusation à l’endroit de la condition mortelle des hommes, une de ces accusations qui nous touchent au plus près puisqu’elle vient d’un homme qui n’a pas la foi.

Benvenutto Cellini était un animal insatiable, sans loi, et déplaisant parce qu’inutilement malsain. Restif de la Bretonne était un niais sans moralité. Casanova, un homme qui ignorait l’intériorité, mais avait une conscience aiguë de la vanité de la condition humaine. Proust voulait découvrir la signification du temps. Casanova savait qu’il n’en a aucune. Dans la mesure où ceci est probablement la plus sage des conclusions à laquelle puisse parvenir un homme, son livre acquiert une profondeur et une sincérité qui font défaut à ces autres aventuriers que furent Cellini et Restif. Havelock Ellis disait de Casanova qu’il excellait dans l’art de raconter avec dignité une existence indigne.

La dignité qui sauve Casanova lui vient de sa conscience que la chair est mortelle. On lui connaît des rivaux mais pas de maître dans la technique narrative. Ni les récits d’aventures chinois, ni les romans policiers, ne le surclassent sur ce point. Ses souvenirs d’enfance et d’adolescence roulent dès les premières pages comme un train lancé à grande vitesse, emportant tout sur son passage, et avec lui, le lecteur le plus apathique. Voilà, à coup sûr, un livre écrit dans la force de l’action — et qui va droit au but.

Tandis que nous reprenons notre souffle, une autre ressemblance apparaît entre les histoires de Casanova et un roman policier. Une atmosphère mystérieuse enveloppe ses confidences, comme s’il cherchait à nous cacher quelque chose. Ce qui n’est pas le cas. Cette impression confuse est due à l’atmosphère trouble qui régnait autour de la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle à laquelle il appartenait, et au curieux panachage d’exotisme, de mathématiques, de déisme et d’espionnage international, qui sert de toile de fond à ses tribulations. À la différence du comte de Saint Germain qui se disait immortel, prétendait connaître toutes les langues, et disposer d’une fortune inépuisable; au rebours de Cagliostro, qui devait être le premier étonné lorsque par hasard une de ses théories fùmeuses se vérifiait, Casanova ne cherche jamais à en imposer à son lecteur. Sa vie a été illuminée par la beauté des corps amoureux, par le vivant mystère de chair, de sang, de nerfs et d’os, qui s’appelle l’être humain.

Le plus mystérieux est que nous surgissions de nulle part et retournions au néant. Les corps des amoureux traversent le temps à la vitesse de l’éclair. “Éminemment vif, sincère et naturel, dans sa pensée, comme dans son expression, sa syntaxe, son vocabulaire, ses thèmes et ses idées, est l’art d’Homère”, disait Mathew Arnold, qui ajoutait: “Et éminemment noble”. Tous conviendraient que ces remarques s’appliquent à Casanova mot pour mot — à l’exception du dernier, que beaucoup changeraient en: “ignoble”. Auraient-ils raison? On a affirmé que l’un des sens étymologiques du mot noble était: “Qui descend des chefs wisigoths, ostrogoths, lombards ou bourbons”. C’est cette ascendance épique qui sépare Casanova des autres voyous de la littérature.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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