BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (9)

 

Restif de la Bretonne : Monsieur Nicolas
Stendhal : Le Rouge et le Noir
Karl Marx : Le Manifeste communiste
Baudelaire : Oeuvres poétiques
Walt Whitman : Feuilles d’herbe
Rimbaud : Poésies

 

 


 

Restif de la Bretonne : Monsieur Nicolas

Rédiger une chronique sur un livre introuvable dans le commerce est une chose qui ne se fait pas et qui irrite les libraires. Ma modeste ambition est d’attirer sur Monsieur Nicolas l’attention de l’un des nombreux éditeurs qui rééditent les oeuvres clés de la littérature universelle.

En France, il n’est plus guère de critique qui ne place le livre de Restif au-dessus des Confessions de Rousseau, et il est peu de lecteurs qui pratiquent ce dernier pour leur seul plaisir. Restif est un écrivain populaire outre-Atlantique, l’objet d’une certaine mode, à peine moins chic dans les salons où l’on pense que le Marquis de Sade — lequel, soit dit par parenthèses, était la bête noire de Restif, qui ne concevait que mépris à son égard. L’influence de l’auteur de Monsieur Nicolas a été considérable.

Je ferais volontiers d’Henry Miller un avatar de Monsieur Nicolas, transporté au XXe siècle et en Amérique; ou de Céline la réplique moderne de Restif, l’amertume en plus, l’équilibre mental en moins. Car Restif fut l’explorateur d’un genre littéraire qui domine la narration d’aujourd’hui, l’inventeur de l’autobiographie, réelle ou recomposée, contée à bâtons rompus. Passé maître dans l’art de rendre l’impossible vraisemblable, et en dépit d’une tendance prononcée à l’affabulation qui confine à la folie, il nous a laissé un témoignage historique de premier ordre. Monsieur Nicolas restitue successivement les meilleures années du règne de Louis XV; l’imperceptible glissement vers le chaos du gouvernement de Louis XVI; la vie quotidienne, familiale et personnelle, qui continuait en secret derrière les formidables convulsions d’où sortiront la Révolution et l’Empire.

Restif est un menteur véridique. Menteur, car il est parfaitement improbable qu’un seul homme ait pu mettre dans son lit autant de femmes qu’il nous l’assure (quoique cet exercice coûte moins de temps que ne l’imaginent les puritains offusqués). Véridique, parce que, en racontant telle de ses parties fines avec deux petites marchandes sur les bords de la Marne, il ne manque pas de décrire la mise des mignonnes, le montant de l’addition, l’accueil et le décor de l’auberge.

Je pense que si la très belle édition en six volumes de Monsieur Nicolas, traduite par R. Crowdy Mathers, avec une introduction par Havelock Ellis (Éditions John Rodker), n’est pas rééditée, c’est qu’aucune maison ne veut assumer les risques de publier un écrivain pratiquement inconnu dans les pays anglophones. Ce qui est bien regrettable. À partir d’un chapitre de Monsieur Nicolas, Restif a composé Sara, ou la dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans. Son édition originale anglaise, également publiée par Rodker, sur vélin d’Auvergne, est l’un des plus beaux ouvrages de bibliophilie que je connaisse. Il forme dans cette version un roman merveilleusement construit, sur les thèmes de l’exploitation sexuelle, de la folie amoureuse d’un homme d’âge mûr, et de la perfidie féminine. Son ton émouvant et moqueur n’est pas sans évoquer l’épisode de Mademoiselle Charpillon dans Casanova. Mais Restif sait mieux nous toucher, grâce à son manque complet de pudeur. Par les railleries dont il s’accable lui-même, Casanova se réserve de ne jamais perdre la face. Restif est peut-être le seul écrivain éminent qui manque de distance à son propre égard, et à qui le sens du ridicule fasse à ce point défaut. Il se place à la totale merci de son lecteur.

Autre trait en commun avec les mémoires de Casanova, Monsieur Nicolas produit l’effet d’une drogue. Impossible d’en sortir, impossible d’échapper à son charme. Autant les fresques réalistes de Defoe sont de froides contrefaçons, autant la ressemblance de Restif avec un personnage échappé de l’un de ses romans est frappante. Moll Flanders et Roxanne n’auraient pas écrit autrement que lui, c’est-à-dire: irrésistiblement.

Restif de la Bretonne appartient à cette variété d’auteurs inconnus jusqu’à ces derniers temps, qui restent peu répandus de nos jours encore, que l’on appelle les écrivains du peuple. Dans la littérature française, depuis Scarron jusqu’à Hugo, et à l’exception d’Eugène Sue, la classe ouvrière ne semble constituée que de domestiques, de comédiens, de prostituées ou de voleurs. Autrement dit, de pauvres que leur activité rend dépendants des riches. Restif, qui était typographe, et composa souvent lui-même ses livres, fait revivre des ouvriers dans leur milieu. Ce sont des artisans, des compagnons, ou des boutiquiers, formant une communauté autonome. Une analyse scientifique de ses oeuvres fournirait une excellente introduction à l’étude de l’économie et de la sociologie du XVIIIe siècle. La vie du petit peuple sous l’Ancien Régime nous est rendue grâce à l’éloquence de l’un des siens.

Il faut noter que la population laborieuse en France n’avait jamais joui de meilleures conditions d’existence que sous la règne de Louis XV, et n’en verra pas de meilleures que avant le règne de Napoléon III. Le modèle de la culture française s’est fixé entre les gouvernements de ces deux souverains scandaleux et dispendieux, dont l’histoire a retenu une image déformée parce qu’ils ne reçurent jamais le soutien d’aucun parti. C’est également au siècle de Restif que s’est forgé le français tel qu’on le parle aujourd’hui — ce que la lecture de ses éminents collègues ne permet pas de comprendre. Comparée à celle de Diderot, la langue de l’auteur de Monsieur Nicolas fait penser à un patois paysan, que ses bizarreries typographiques ne font que rendre plus excentrique. Pourtant, sa prose a de la prégnance et de la souplesse, et transforme en discours pleins de fraîcheur et de conviction toute une portion de l’expérience humaine qui n’avait pas connu les honneurs de la littérature jusqu’à lui.

Sa voix est d’une qualité inimitable. Ses plus beaux passages rappellent ces extraits de Sans famille que reproduisent les livres d’écoliers; ils ont la même franche vigueur. C’est une écriture qui se soucie comme d’une guigne de la correction littéraire, et qui annonce en cela, quelles que soient leurs faiblesses, nos meilleurs prosateurs actuels. Il a inventé à son propre usage la littérature anti-littéraire, une méthode qui résume toute une philosophie de la vie. La candeur est l’essence de l’art autobiographique, qui doit savoir vaincre l’incrédulité du lecteur. Nous accordons un crédit illimité aux propos de Restif, tout en sachant qu’il est en train de se vanter d’une énième conquête libertine. Alors que Rousseau ne réussit qu’à éveiller notre méfiance, y compris, et peut-être surtout, quand il est sincère.

Comme William Blake, comme Henry Miller aujourd’hui, Restif avait l’esprit saturé de références intellectuelles marginales et souterraines. Il appartient à la famille des orthodoxes de l’hétérodoxie, qui est probablement aussi vieille que l’homme lui-même. Il avait la tête bourdonnante de plans de réformes dont beaucoup sont moins bêtes que les programmes mis en avant par le Mensonge Social. Restif était un fétichiste. Il se conduisait autoritairement avec son épouse, qu’il détestait et exploitait, et qui semble pourtant avoir été, à l’instar de Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, une femme des plus estimables. Dès sa jeunesse, il fut la proie des obsessions qui sont d’ordinaire l’apanage d’une sexualité sénile. Accordons-lui d’être moins ignorant de l’anatomie que son homologue moderne, Henry Miller, et de n’être point pervers. Naturellement, il fait un peu d’esbrouffe et exagère le nombre de ses maîtresses. Mais il ne ment pas sur la manière dont se sont déroulées ses conquêtes. Son indifférence au bon goût, dans la vie comme dans les lettres, nous ne l’acceptons chez aucun autre écrivain de son temps, sinon Choderlos de Laclos. Restif sait s’attirer notre affection, celle que l’on réserverait à quelque cousin éloigné, qui défraie la chronique, n’est pas très hardi à la tâche, mais doué d’un talent fou.

Sans son aptitude, aussi gênante soit-elle parfois, à faire pénétrer le lecteur dans son intimité, Restif ne serait pas devenu un classique de l’autobiographie. À peine avons-nous fait sa connaissance que l’envie nous prend de lui adresser une lettre paternaliste, accompagnée d’un ou deux billets de cent francs — ce qu’aucun adulte ayant tout son sens n’oserait faire pour Rousseau.

 


 

Stendhal : Le Rouge et le Noir

“J’ai grandi et suis tombé avec Napoléon”, a dit Henri Beyle, qui publiait ses livres sous le nom de Stendhal. La Révolution française avait porté la bourgeoisie au pouvoir. Napoléon voulut faire d’elle une classe héroïque et internationaliser son règne — au sens où l’aristocratie du Gotha était internationale et s’était prévalu des vertus héroïques. Le Rouge et le Noir conte les aventures d’un Napoléon sans gloire, jeune homme énergique à qui on n’a pas donné sa chance. Prototype de l’aventurier révolutionnaire pris au piège de la Restauration, Julien Sorel se trouve dans la situation même de Stendhal. La différence entre Beyle et Julien, c’est que l’un était clairvoyant et l’autre pas: Stendhal n’oublia jamais qu’étant jeune, il s’était révolté contre la médiocrité de son milieu familial.

Si les philosophes et les Jacobins avaient pu rêver de rendre la bourgeoisie intelligente et capable d’héroïsme, Stendhal, lui, avait perdu cette illusion. Il n’a cessé de comparer son oeuvre à un billet de loterie qui ne décrocherait le gros lot qu’une cinquantaine, voire une centaine d’années, après sa mort. Jamais on n’écrivit romans plus masculins que les siens. Il savait que, de son vivant, ils trouveraient surtout un public de duchesses blasées et d’épouses d’hommes d’affaires délaissées: le genre de femmes qui, dans le roman, entraînent Julien à sa perte. Aussi l’insolence et la brutalité du Rouge et le Noir sont-elles des moyens de les séduire, d’attenter à la fausse chasteté de son auditoire féminin. Pendant un demi-siècle, le livre ne rencontra que cette catégorie de lectrices, et la poignée d’intellectuels qui partageaient la sensualité méprisante de son héros. Bientôt, sa réputation commença à grandir. Il trouva la place qui lui revenait parmi les critiques radicales de la société moderne de la fin du XIXe siècle. Aux alentours du centième anniversaire de sa mort, Stendhal fut promu au rang de plus grand des romanciers français.

Le style hypertrophié ou télescopé qu’il a inventé influence encore la littérature française d’imagination. Des écrivains populaires aussi dissemblables que Madame Voynich ou Simenon, s’en sont directement inspirés. Mais surtout, Stendhal a inauguré, et fixé les règles, de la comédie noire romanesque. Dans sa jeunesse, il brûlait de devenir un grand poète comique, le Moliére du XIXe siècle. Comme il ne maniait pas bien la poésie, il crut avoir échoué. La vérité est qu’il a en tous points réussi. Le Rouge et le Noir est la première tragédie moderne à l’envers, la première comédie noire, et Julien un Napoléon comique, un Bonaparte au costume râpé et aux bottes trouées, comme le personnage que Ben Jonson tourne en dérision dans la Foire de la Saint-Barthélémy. Le lecteur immature du siècle dernier ne savait pas y voir autre chose qu’une tragédie. Tout homme qui observe le monde peut y découvrir, avec ce que lui montre notre époque, une comédie, une comédie de l’espèce la plus grinçante qui soit. “Le monde est une tragédie pour ceux qui sentent et une comédie pour ceux qui pensent.”

Peu d’écrivains ont été aussi actifs que Stendhal. Sous-officier des dragons; commerçant; gouverneur de Brunswick; officier lors de la retraite de Russie; consul à Civita Vecchia; fin causeur des salons de l’Empire, et terreur de ceux de la Restauration; amant des actrices, des demi-mondaines, des aristocrates — pareil homme était passé expert dans l’utilisation efficace des mots. Julien n’a d’idées que dans la mesure où la réalité lui oppose une résistance. Son premier réflexe est d’agir; puis, il exprime éventuellement sa déception dans une philosophie. Les monologues intérieurs n’entravent jamais l’action du roman. Stendhal les utilise pour l’éclairer de son ironie, comme Thucydide dans ses discours.

Stendhal a mis toute son ironie dans les pensées de Julien. Ce sont ses actes qui traduisent sa philosophie personnelle. C’est ce qui donne au Rouge et le Noir son tempo et sa densité irrésistibles: uniques à son époque, et exceptionnels toutes périodes confondues. Rien de tel ne s’était vu en Europe auparavant, si ce n’est dans les sagas islandaises. D’autres écrivains avaient usé d’une langue familière, sinon involontairement barbare. Stendhal s’est toujours soucié d’imiter la langue des communications urgentes. Dès ses débuts, il étudia les procédés de la prose fonctionnelle, les comptes rendus de procès, les notices techniques, la correspondance commerciale, les ordres, le code civil, bref le langage des gens qui ne badinent pas avec les mots. Il parle comme une grande personne qui s’adresse à d’autres grandes personnes. Dans une lettre écrite devant l’incendie qui ravage Moscou, il note laconiquement: “J’ai vu des choses que des auteurs sédentaires ne pourraient pas voir en mille ans.”

Tout le monde joue dans Le Rouge et le Noir. Julien s’attribue le rôle du héros à la volonté inébranlable; Mathilde, celui de la princesse fatale de la Renaissance, et Madame Rénal, celui de la victime impuissante d’une grande passion. Stendhal montre sans ambiguïté qu’ils théâtralisent leur destin. Quoiqu’ils en aient, ils ne sont pas poursuivis par une fatalité tragique. Au contraire, ils sont libres, à tout moment, jusques et y compris dans la scène finale, de renoncer aux actes gratuits auxquels ils se laissent aller. Leurs aventures sortent indéniablement du commun. Mais Stendhal, devant le romantisme exacerbé de ses personnages, observe une impassibilité plus que classique. Il fait songer à un Alexandre Dumas qui porterait un masque de fer. Il ne cède jamais à ses héros; à aucun moment il ne se laisse déborder par les passions auxquelles il donne jour en tant qu’auteur. Sa propre volonté est inébranlable. Il est le maître du bonapartisme dans le roman.

Par sa concision, son rythme haletant, la densité de ses scènes, et ses accents mélodramatiques, Le Rouge et le Noir annonce les méthodes du cinéma. Il est d’ailleurs surprenant qu’aucun cinéaste n’en ait tiré un grand classique à l’écran. Ses personnages ressemblent à beaucoup de nos contemporains dont les drames font la matière des journaux et dont on dirait, justement, qu’ils ont vu trop de films. À mesure que le roman progresse, leurs actes sombrent dans un ridicule grandissant et toujours plus déchirant. Finalement, l’action bascule dans la comédie noire. Julien joue du pistolet sans tuer personne, comme l’Oncle Vania de Tchekhov, et le roman s’achemine, dans un crescendo implacable, vers une chute sarcastique qui voit la princesse de la Renaissance tenir son dernier rôle. L’issue impitoyable ne relève pas de la tragédie, mais de la comédie à l’état pur.

Julien Sorel est vaincu par l’irréalité et la mesquinerie de la société dans laquelle il a lancé ses campagnes napoléoniennes de conquête sociale et d’ambition sexuelle. Mais il était dit dés le départ qu’il serait perdant. Julien ne dispose d’aucune armée pour parvenir à ses fins. Il n’a d’autre ressource que d’exploiter à son profit les trucages de la société. Stendhal ne perd jamais de vue les mensonges de son héros; et c’est de la sorte qu’il introduit un jugement moral. Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme traitent également de l’art de jouer avec des dés pipés — l’un perd, l’autre gagne. “Molière, disait le jeune Stendhal, a tourné en dérision les vices qui corrompent la société. Aujourd’hui, il convient d’attaquer le vice qui se trouve dans l’esprit même de la société.”

Les mensonges incessants des personnages du Rouge et le Noir vident leurs prétentions de tout contenu. Nous essayons de les suivre et de comprendre leurs relations, mais ils sont insaisissables. Chacun porte un masque, destiné à dissimuler son appétit de pouvoir. La vacuité de leurs désirs donne la mesure de leur inconséquence. La comédie atteint son point d’excellence et de profondeur lorsqu’elle fait ainsi de figures charismatiques des êtres sans emploi.

Les premières explosions révolutionnaires, l’heure de la révolte, les combats de rue, résonnaient encore à l’oreille de Stendhal. Il s’identifiait à Napoléon, dont les principes d’honnêteté intellectuelle, les buts rationnels, l’honneur, “la carrière ouverte à tous les talents”, que sais-je encore, se révéleront n’être qu’une idéologie de flibustier, sans rapport avec une quelconque éthique de classe, celle de l’aristocratie ou de la bourgeoisie moins que tout autre. Le bonapartisme est la religion du nouvel homme qui s’est hissé à partir de rien jusqu’aux plus grands sommets de l’histoire. Une génération plus tard, les Julien Sorel seront des arrivistes trimbalant partout avec eux leur révolution, comme Pascal son effroi devant l’infini. Cela ne fait pas pour autant du héros de Stendhal une figure tragique. Mais rétrospectivement, Julien nous renvoie de Napoléon une image comique.

Il ne faut pas voir dans Le Rouge et le Noir une parabole illustrant une philosophie de l’histoire ou une thèse sociologique. Avant toute chose, il s’agit de l’un des récits les mieux bâtis et les mieux conduits qui soient. Il installe solidement le roman à la place qu’occupait avant lui le poème dramatique. De plus, c’est une oeuvre d’une tonalité très personnelle. Stendhal accuse le moment historique qu’il a vécu, tout en se jugeant lui-même, avec subtilité et sans complaisance. “Julien, c’est moi”, dit-il. À l’instar des nihilistes russes, Julien est en quête de pureté, et il trouvera l’échafaud. Cet égotiste, ce héros de l’énergie, se bat pour se libérer de son moi. Stendhal obtint de lui-même de mettre fin à ses rêves ambitieux de réussite sociale et masculine, pour se vouer à une vie mieux tempérée. Sa victoire tient tout entière dans sa personnalité.

 


 

Karl Marx : Le Manifeste communiste

Marx est-il un classique? Une majorité d’économistes et de sociologues, comprenant de nombreux marxistes sérieux, considèrent que sa théorie, appréciée selon les critères scientifiques qui étaient sa référence, est soit erronée, soit contredite par l’évolution de la société. Et pourtant, le nombre de gens qui vivent sous un régime où le marxisme est la doctrine officielle est supérieur à celui de toutes les autres orthodoxies étatiques réunies. Les pays marxistes comptent désormais davantage d’habitants qu’il n’y en eut sur terre depuis le néolithique jusqu’à Marx.

Certes, la quantité des adeptes d’un texte fondateur ne suffit pas à en faire une oeuvre classique. La table de multiplication ou le système métrique, pour être universellement adoptés, n’entrent pas pour autant dans les classiques. Si l’on suit la logique mathématique, l’histoire, à laquelle Marx s’est référé, a donné tort à ses axiomes, ses projets et ses hypothèses, en tant que système cohérent. Dans les pays économiquement développés, la paupérisation de la classe ouvrière ne s’est pas aggravée. Les travailleurs ne sont pas devenus plus révolutionnaires. Depuis une génération, le fameux cycle des crises de plus en plus rapprochées a oublié de se déclencher. La doctrine du laissez faire est abandonnée, et les rapports économiques sont désormais négociés dans leurs moindres détails.

Avec l’industrialisation de la société, le marxisme a vu décliner son pouvoir sur les organisations de travailleurs, et les conflits de classe s’émousser. L’interprétation économiste de l’histoire, ou des événements en cours, a dû supporter tellement de nuances et d’amendements pour rester valable, qu’elle a bientôt cessé d’être l’instrument d’analyse relativement commode dont Marx et Engels avaient cru se doter. Tout le monde, sinon le dernier carré des dialecticiens matérialistes les plus naïfs, a renoncé au raisonnement en trois stades de la dialectique hégélienne. Celle-ci était devenue une logorrhée plus absconse que la logique scolastique. Les marxistes orthodoxes eux-mêmes ont adopté une méthode de pensée pluraliste et polyvalente, quitte à la plier, dans un second temps, au crédo hégélien. Dans les États marxistes, les travailleurs n’ont pas instauré la dictature du prolétariat. Leur action y rencontre paradoxalement moins d’écho auprès de leurs gouvernements que celle de leurs homologues américains ou britanniques.

Il faut reconnaître à sa décharge que le marxisme est en mesure de fournir des réponses à chacune de ces critiques prise séparément. Si un point isolé ou deux, seulement, devaient être mis en cause, il suffirait de les corriger pour sauver le système. Or, quand chaque pierre de l’édifice est devenue suspecte aux yeux de l’observateur impartial, c’est manifestement le fondement qui menace ruine. Bien que l’oeuvre de Marx ne soit pas un classique au sens où celles de Darwin, de Newton ou d’Euclide sont des classiques de la science, nous devons considérer que des millions des gens se sont converties de leur plein gré à la foi marxiste, sans compter ceux — ils représentent un tiers environ des pays du globe — qui ont dû l’embrasser de force.

Dans l’acception courante du terme, je présume qu’un classique de la littérature est une oeuvre dont les mérites esthétiques, la haute tenue morale, et la portée humaine, sont universellement reconnus. Compris dans ce sens, le Manifeste communiste et Le Capital sont des classiques. Il est significatif, à cet égard, que les défenseurs du marxisme, face à l’invalidation progressive du fondement scientifique de leur théorie, se soient tournés vers les écrits de jeunesse de Marx — en particulier, vers les Manuscrits de 1844. Comme certains critiques faisaient valoir que la collectivisation de la production et de la distribution des biens dans les pays communistes semblait avoir plutôt renforcé l’aliénation, les marxistes se sont raccrochés à cette théorie développée par le jeune Marx. Le concept d’aliénation, tel qu’il figure dans ses écrits de jeunesse, est une notion esthétique, et tous ses grands textes qui ont suivi en sont les réalisations esthétiques elles aussi.

Le Manifeste communiste est tout sauf un programme qui pourrait être mis en pratique de nos jours. Comme le disait un de mes amis, c’est Hitler qui a pris les premières mesures d’urgence réclamées par le Manifeste et qui a, en prime, fait du premier mai une fête légale. Si le petit livre de Marx est resté vivant, c’est parce qu’il contient une critique symbolique des valeurs dominantes. Son pouvoir de suggestion est le même que celui d’un poème ou d’une pièce de théâtre. De conflits subjectifs, de déchirements intérieurs et de décisions personnelles, Marx a fait un drame objectif.

Le mythe marxiste repose sur le même socle que toutes les mythologies et toutes les eschatologies. Il annonce le feu purificateur de la révolution; la renaissance, au moyen de la terreur et de la dictature du prolétariat; l’avènement d’un nouveau règne, qui réalisera l’Âge d’Or du communisme primitif, sur une planète régénérée par l’amour et l’action de l’homme, sur la voie de sa propre divinisation.

On a comparé Marx aux prophètes hébreux. Ses écrits sont plus proches de la littérature apocalyptique. Le marxisme militant, c’est un de ses traits saillants, plonge ses fidèles dans un mélodrame permanent. Le croyant vit dans un état de fin du monde subjective, et d’illusion, qui déforme la réalité extérieure. L’humanité, dans ses activités les plus triviales, dans ses tâches les plus routinières, au cours des assemblées générales les plus soporifiques, lui semble être le théâtre d’un drame qui voit des entités métaphysiques imposantes se jeter les unes contre les autres, dans un corps à corps où lui-même, ses camarades de lutte et ses ennemis, tiennent le rôle principal.

Il n’y a pas de compréhension possible de la littérature de l’ère capitaliste sans compréhension de l’aliénation qui en est inséparable, et dont ont souffert ses écrivains majeurs, sans exception. Marx, Nietzsche, Kierkegaard, ou Dostoïevski ont très explicitement théorisé l’aliénation dont les oeuvres de Baudelaire, de Rimbaud, de Mallarmé, de Stendhal, de Flaubert, ou de Henry James se sont faites les transcriptions artistiques.

Le jeune Marx partait de l’hypothèse que le travail était aliéné, et que l’activité humaine authentique libérée par la révolution ferait de chacun de nous un créateur, dont les multiples talents feraient rougir ceux des meilleurs artistes du vieux monde. À la veille de la révolution de 1848, prenant conscience de ses connotations hégéliennes et métaphysiques, Marx renonça à l’usage du concept d’aliénation. Après le paragraphe du Manifeste communiste dans lequel il affirme que le capitalisme n’a laissé subsister “entre l’homme et l’homme” que l’intérêt tout nu, le froid “paiement comptant”, l’aliénation est encore présente. C’est ce qui reste en question dans la critique de la production marchande et de ses conséquences morales sur les travailleurs; mais le mot a disparu.

Marx se fit le prophète d’un bouleversement révolutionnaire qui devait modifier de fond en comble cette abstraction que nous appelons “l’homme”. Il prédisait l’émancipation du genre humain tout entier, et non de tel ou tel groupe ou personne, pris isolément. De cette fin du monde, l’homme ressortirait divinisé, et tous les contraires (essence et existence, action et connaissance, forme et contenu, présent et avenir) seraient réconciliés.

Chez Marx, les agents de l’économie deviennent les acteurs d’une tragédie classique; ils deviennent de grands fauves, comme ceux qui hantent les prophéties hébraïques de la fin du monde. “Capital constant” ou “variable”, “force de travail”, “plus-value”, et autre “baisse du profit”, tous les opérateurs glacés de cette “science sinistre” s’animent soudain sous l’autorité d’une exigence morale impétueuse, et pour se muer en personnages dramatiques. La logique scientifique cède la place à l’affrontement de l’hubris et de la nemesis. Les erreurs de l’analyse économique comptent peu à côté du pouvoir de conviction qui se dégage du Manifeste communiste et des meilleures pages du Capital dans lesquelles trouve à s’exprimer un contenu éthique. Le lecteur est tout à coup projeté sur la scène. Il devient l’acteur de l’histoire. Le moteur, le thème unique, le centre caché, mais tout-puissant, de cette histoire — l’auto-aliénation de l’homme —, n’est autre que l’absurdité existentielle qui, derrière la rumeur des guerres, l’orgueil et la honte, l’amitié et la trahison, imprégnait déjà L’Iliade. En cela, le Manifeste rejoint cet illustre document sociologique, que Simone Weil appelait un “poème de la force”.

 


 

Baudelaire : Oeuvres poétiques

“Baudelaire est le plus grand poète de l’ère capitaliste”. Vrai ou faux, ce jugement de valeur, avec toutes ses implications marxistes, s’applique en plein à l’auteur des Fleurs du mal, qui est le poète, s’il en fut, de la société analysée dans Le Capital et La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Le sujet central de son oeuvre est le monde de l’accumulation primitive du capital, dans lequel tous les principes, hormis celui du “paiement comptant”, sont foulés au pied par le système industriel et financier qui se met alors en place. Le climat dans lequel vit Baudelaire est celui des banquiers et des cocottes qu’ils entretiennent. Il vit à l’époque où le satanisme, les excitants, les perversions, l’exotisme, sont des motifs d’engouement. Des laissés-pour-compte meurent dans les rues, imbibés d’alcool, et des prostituées logent sous les ponts. Ce monde est aussi celui des artistes tuberculeux ou syphilitiques; de la solitude immense et inconsolable dans les capitales tentaculaires. C’est, enfin, l’ère de l’auto-aliénation de l’homme, pour parler comme Marx (Baudelaire la nommait la “vaporisation du moi” dans son journal), contemporaine du Manifeste communiste, de la révolution ouvrière et de ses espoirs trahis.

Les zélateurs catholiques du poète ont nié qu’il ait souffert d’un attachement excessif à la personne de sa mère. Son caractère présente pourtant les symptômes incontestables d’un complexe d’Oedipe plus prononcé que celui de Rousseau ou de Stendhal. Mais ni Marx, ni Freud, ne sont de bonnes voies d’accès à Baudelaire, car leurs doctrines elles-mêmes sont imbues du matérialisme qui prévalait au XIXe siècle. Baudelaire, tellement plus malheureux qu’eux, transcende son siècle, et la signification ultime de son oeuvre n’est devenue sensible qu’à la fin du nôtre. Il est l’initiateur de la modernité, et pas seulement dans les formes limitées que nous lui connaissons après cent années d’histoire du capitalisme: Baudelaire a inauguré une forme de sensibilité qui, pour autant que l’on puisse présager du futur, se maintiendra jusqu’à l’extinction de notre civilisation. Certains s’accommodent de vivre dans cet état de sensibilité. Baudelaire en était la victime et il l’assumait jusqu’à ses extrêmes limites parce qu’il l’incarnait totalement. Il a vécu dans un déchirement moral et nerveux permanent. La conviction que les rapports sociaux ne sont qu’une éclatante imposture, était physiologiquement enracinée en lui.

Le refus de la société était devenu chez les romantiques un prétexte à littérature. Baudelaire se sentait engagé de tout son être par la poésie, en état de divorce organique avec le monde. De surcroît, il était stricto sensu un réprouvé, répudié par son milieu d’origine. Peu d’hommes ont ressenti aussi vivement que lui le sentiment de leur supériorité, de leur appartenance à l’aristocratie des élus. Sa famille lui imposa un conseil judiciaire qui lui accordait une rente minime et le contraignait à s’abaisser à mendier constamment auprès de sa mère et de son tuteur. Le poète, qui s’estimait investi d’une mission prophétique, fut obligé d’écrire des articles alimentaires. Il devait confier à un ami avoir gagné trois mille de nos actuels dollars, en tout et pour tout, avec sa plume.

Il a vécu dans un perpétuel abattement, et son oeuvre est le produit d’un combat acharné contre le découragement. Sa vie et sa poésie sont dominées par sa conscience torturante de la chute et du mal. L’obsession du péché l’entraînait à retourner sa clairvoyance contre lui-même. Il considérait le péché comme une altération de la volonté transformée en vision. Il semble rarement s’apercevoir que le mal provient d’une défaillance de la faculté de rencontre. Tous les liens qu’il entretenait avec ses semblables étaient d’effrayants casse-tête.

On a dit que Baudelaire avait choisi son destin, et que personne ne l’avait obligé à mener la vie qu’il mena. Soit. Mais qu’a-t-il choisi au juste? Assurément pas son humiliante mise sous tutelle. Ni ses relations avec sa mère, qui ressemblent à celles de Hamlet avec la sienne. Pas davantage ses penchants masochistes et fétichistes, ni sa syphilis. Tout conspirait en Charles Baudelaire pour accroître son sentiment de culpabilité; pour lui fermer la possibilité de vivre d’égal à égal avec les femmes et pour les transformer en mauvaises actrices sur la scène de ses frustrations. Baudelaire n’a pas choisi non plus sa dégradante accoutumance à l’opium. En s’adonnant dès son adolescence à l’ivresse des drogues, il était loin d’en mesurer les conséquences. Celles-ci prirent bientôt des formes plus graves qu’une simple dépendance douloureuse, et le conduisirent à une vaporisation du moi plus inhumaine encore que les aliénations secrétées par la société marchande.

Le seul choix de Baudelaire fut de s’ouvrir à l’expérience, et de la placer au service d’une conscience envisagée comme un instrument de compréhension de l’énigme de l’homme et de la vie. Extases, transports, orgies... où est le secret? semble se demander Baudelaire. Le poète, selon lui, est un déchiffreur, un kabbaliste du réel, un guetteur de signes. La vie ordinaire, si elle ne recèle pas un sens caché, si elle n’est pas le chiffre d’une réalité supérieure, est irrecevable. Il faut à tout prix qu’elle soit un cryptogramme. Il est impensable qu’elle soit ce qu’elle paraît. D’où la mission du poète, qui est de déchiffrer l’incompréhensible apparence. Baudelaire tombe alors dans un délire paranoïaque délibérément construit, comme devaient le dire après lui Rimbaud, Breton et Artaud.

La lecture de ses oeuvres nous persuade que si Baudelaire avait foi dans le charme, l’incantation et l’existence d’un cryptogramme, il cessa bientôt de croire à l’existence d’un secret. Les esprits ne se sont pas manifestés. Le code n’avait donc pas de clé: c’est tout le mystère que dissimule le désordre du monde. L’expérience du voyant n’a pas d’autre but qu’elle-même. La lumière qui éclaire l’illuminé vient de l’intérieur, et n’illumine que lui. Le bouddhisme dans sa forme la plus austère ne campe pas sur d’autres positions, qui sont l’aboutissement d’un empirisme religieux radical, et expliquent la sympathie que rencontre aujourd’hui Baudelaire auprès de nombreuses personnes qui se retrouvent dans sa sensibilité.

Baudelaire aimait à se réclamer du classicisme et des critiques étourdis l’ont suivi sur ce chemin. Sa poésie est rien moins que classique, malgré un latinisme qui est tellement extrême qu’il commence le dérèglement de la syntaxe qui culminera chez Mallarmé et Reverdy. La poésie de Baudelaire est une incantation sonore. Les accents toniques du français y sont affaiblis, et remplacés par une mélodie proche de celle que font entendre l’anglais et le latin médiéval, avec tout un jeu de voyelles musicales et résonnantes. “La cloche fêlée” est un poème qui me fait penser à un chant grégorien: “media vitae... au milieu de notre vie, nous entrons dans la mort.”

Baudelaire n’est pas non plus le poète réaliste de la ville moderne. Des cadavres couverts de vermine jonchant les canivaux; des “courtisanes vieilles” minaudant dans des tripots jusqu’à l’aube; des rues où la “prostitution s’allume”; des mulâtresses égarées dans le brouillard hivernal; des lesbiennes éperdues d’amour sur leur couche parfumée; un soldat qui meurt “sous un grand tas de morts” — voilà qui outrepasse la réalité quotidienne des grandes cités. La ville est la mère des hallucinations qui assaillent le réprouvé. Baudelaire en présente une image déchirée entre l’abstrait et le concret, d’une manière “noble, distante et supérieure”, a dit Laforgue; d’une manière hiératique qui est celle du prêtre. Baudelaire ne se targuait-il pas de détenir un pouvoir de transsubstantiation: “Paris, tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or”?

On a parfois affirmé aussi que Baudelaire, tout comme Blake, n’avait aucune philosophie, ou qu’il s’était fabriqué naïvement ses propres outils conceptuels. En vérité, la pensée de Baudelaire, comme celle de Blake, est assez claire. C’est une orthodoxie de l’hétérodoxie, dont les premières apparitions remontent bien avant Thomas d’Aquin, voire avant Platon. Sa théorie des correspondances et de la dualité de l’univers; la doctrine de la signature des choses et de l’ambivalence du microcosme et du macrocosme, Baudelaire les a puisées chez Swedenborg. Il aurait pu en rencontrer des traces chez Coleridge et Poe; de nombreuses chez Blake, qu’il avait peut-être lu, et enfin chez son ami Éliphas Levi, le fondateur de l’occultisme moderne.

Beaucoup plus fin, beaucoup plus désespéré aussi que tous ses prédécesseurs que nous venons de citer, Baudelaire utilise son gnosticisme dans un sens anti-gnostique, qui contient sa propre critique. Pour Baudelaire, ce n’est pas la connaissance qui nous libère. Ce n’est pas la gnosis qui engendre l’ecstasis, mais l’inverse. La vision du poète est un dépassement de la connaissance; c’est un état de réconciliation du moi, au-delà du temps, et qui ne se connaît d’autre fin que lui-même. Tel est le secret que détiennent les élus, la sanior pars, le secret qui peut relever l’homme de sa déchéance. Tel est aussi le contenu du nouveau ministère poétique dont Baudelaire pensait être le détenteur.

Le dandysme représentait aux yeux du jeune Baudelaire l’idéal de l’homme désabusé. Puis, le dandy se mua en une nouvelle espèce de prêtre ou de sorcier. C’est ce qui explique son étrange façon de se vêtir, les curieux canons esthétiques de sa caste, beaucoup plus sévères que ceux des autres, propres au clergé — “privilèges du clergé” —, et qui font de lui le membre d’une communauté à part.

Charles Baudelaire a choisi la vie qui lui permit de réaliser son projet. Peu d’écrivains assignèrent une aussi haute mission à la poésie. Il en fit son sacerdoce, une expérience mystique. Sa vie durant, il s’efforça tant qu’il en eut la force, de mener l’existence ascétique d’un moine — en célibataire des maisons closes —, sacrifiant la vie privée et le confort de l’homme resté dans le siècle. Il cherchait à libérer, et à augmenter en lui, une sensibilité et une pureté morale qu’il pensait être synonymes. Pour Baudelaire, le poète et l’artiste sont des vates — des prophètes. Ils sont l’oeil qui permet la vision, comme il le dit lui-même; le prêtre qui se sacrifie et expie pour les autres.

 


 

Walt Whitman : Feuilles d’herbe

La civilisation occidentale est la seule dans l’histoire dont les principaux artistes aient invariablement rejeté les valeurs établies. De Baudelaire à Rimbaud et Mallarmé, en passant par Stendhal et Flaubert, sans omettre Dostoïevski, Melville, et Mark Twain, tous se sont exclus de la société et de ses règles. Il est cependant un écrivain de dimension mondiale qui, au siècle dernier, a refusé de vivre en marge, et dont la parole continue de nous émouvoir: ce poète, exacte antithèse de Baudelaire, s’appelle Walt Whitman.

Pour la quasi-totalité des intellectuels de notre génération, les États-Unis sont le symbole absolu de la société bourgeoise, de son mercantilisme et de son esprit de compétition. Whitman a cru que ce pays regorgeait des qualités que nous pensons précisément lui faire cruellement défaut. C’est pourquoi il est peu lu chez ceux qui se piquent d’être cultivés et qui le tiennent pour un mystificateur ou un faible d’esprit. Whitman a célébré la réalisation apocalyptique, eschatologique, du Rêve américain, seule voie, selon lui, capable de conférer à la vie terrestre un sens supérieur.

Hélas! le Rêve américain s’est avéré, depuis, n’être qu’une illusion suspecte. Les autres prophètes avaient repoussé dans l’au-delà l’avènement de la communauté fraternelle, du monde de paix, du royaume de Dieu. Le tort de Whitman fut de croire que la terre promise pouvait se confondre avec l’État-Nation américain. Nous sommes enclins à l’indulgence envers ce genre d’utopies lorsqu’elles nous viennent des déserts du Levant, à trois mille années de nous. Mais quand elles naissent dans le cerveau de l’un de nos contemporains, nous voyons en elles de dangereuses chimères. Cependant, l’oeuvre de Whitman contient de quoi dévoiler et faire voler en éclats tous les mensonges qui se cachent derrière le soi-disant mode de vie américain. Feuilles d’herbe est la dernière et la plus haute des visions utopiques de l’Amérique.

Tandis qu’intellectuels et hommes politiques se tiennent aujourd’hui dans un mépris réciproque, peu semblent se souvenir que les États-Unis furent fondés, et gouvernés pendant trois générations par des intellectuels. Après qu’ils furent écartés du pouvoir avant la guerre de Sécession, leur utopie pratique commença à s’infiltrer dans la société. Un temps refoulée, elle fit sa réapparition dans un foisonnement d’expériences marginales. On vit se multiplier au milieu du XIXe siècle les coopératives autogérées, les communautés prônant l’amour libre, les banques populaires, les sectes religieuses et végétariennes, les sociétés féministes, owenistes ou fourrieristes, les ligues saint-simoniennes et anarchistes.

Whitman s’est formé dans ce climat. Il ne manque pas de rappeler qu’il a été élevé parmi les Quakers, et il a recours à leur langage s’il le faut. Le caractère singulier de sa langue, dont les maladresses nous paraissent révéler en lui l’autodidacte, provient en vérité de ses emprunts au parler quaker. Quant à ses idées, elles sont celles qui circulaient dans les milieux radicaux et piétistes, ou dans le mouvement anti-esclavagiste de son époque. Ces courants furent à l’origine de la gauche américaine, pour qui la guerre de Sécession était une guerre révolutionnaire, et qui n’accepta jamais de voir autre chose en elle qu’une révolution victorieuse.

Malheureusement pour nous, et ainsi qu’il en advient fréquemment avec les révolutions victorieuses, le langage de la gauche a commencé à ressembler au Novlangue imaginé par Orwell. Propagandistes et militants se sont acharnés à singer le style de l’épopée de Whitman. Mais si le Novlangue travaille d’un côté pour le compte du pouvoir, de l’autre, heureusement, il continue à parler de liberté. C’est pourquoi, alors que le monde craque de toutes parts, le Rêve américain, qui est le vrai héros des Feuilles d’herbe, est en passe de regagner la crédibilité qu’il avait perdue depuis la mort de Whitman.

La démocratie qu’il célèbre est fort différente de la société basée sur le contrat social qu’inaugura la Révolution française. Le poète chante une communauté soudée par la satisfaction des besoins organiques dans son travail, dans l’amour, le jeu, la vie familiale, et l’amitié. Il parle d’un ordre social dont le but ultime est l’émancipation des personnes et leur communion avec l’univers. Si Feuilles d’herbe est une oeuvre capitale, ce n’est pas seulement en vertu son programme radical. Mais il est vrai que le poète y réplique, point par point, à l’ordre fondé sur l’exploitation de l’homme et, simultanément, à l’attitude de fuite systématique de la société qui n’a fait que s’aggraver depuis Baudelaire et Kierkegaard.

Le salariat n’entre jamais en ligne de compte dans les nombreuses célébrations du travail auxquelles Whitman se livre dans ses chants. La rétribution de l’effort, chaque fois qu’il la mentionne, fait l’objet de son intraitable mépris. Ses marins, ses charpentiers et ses dockers, ses comptables, ses couturières, ses ingénieurs et ses artistes, semblent travailler “pour rien”, pour le plaisir de participer à l’élan créateur cosmique dans lequel chacun découvre son individualité fondamentale. Après leur journée de labeur, ils flânent, ravis par la beauté du monde, solitaires sur les collines de l’été, en mâchonnant un brin d’herbe. Ou bien, ils déambulent dans les rues de Manhattan, tranquilles comme un dimanche, le bras passé autour des épaules carrées de quelque camarade. Ou encore, ils font l’amour, dans une union mystique. Au rebours des autres projets de sociétés idéales, l’utopie de Whitman — qu’il appelle “these states”, c’est-à-dire les Etats-Unis, l’Amérique —, ne se contente pas de projeter dans le futur certaines des qualités idéalisées du passé. Whitman tente de vivre, sans plus attendre, l’avenir de l’Amérique.

L’espérance était une des vertus théologales pour les hommes du Moyen Âge. Ce qui signifie que l’attente, au même titre que la foi et la charité, faisait partie intégrante de leur définition de l’homme. L’espérance est la joie de reconnaître la présence de l’avenir dans le présent. Toute activité créatrice repose sur cette jouissance, en laquelle passé, présent et futur, se fondent dans l’élaboration d’oeuvres et d’expériences durables. Si on laisse de côté la question du temps, Whitman ne dit pas autre chose que cela: l’accomplissement de soi procède de l’identification de l’être particulier à l’être universel. Whitman ne cesse de s’identifier à une Amérique mythique, qui exalte le travail dans l’amour, et l’amour dans le travail, la fusion avec le cosmos, cette parure de Dieu. L’univers forme une gigantesque boucle qui s’ouvre, ou se ferme, c’est égal, en Walt Whitman, ou en son lecteur — comme l’Adam-Quadmon, l’homme primordial de la Kabbale — et les rend à eux-mêmes dans l’amour.

On dira que la philosophie de Whitman ressemble étrangement à celle des Upanishads révisée par Thomas Jefferson. Ce qui l’en éloigne, c’est l’immédiateté de son message, la cohérence entre son éthique et ses images. Bien que Whitman soit un poète philosophe, toujours soucieux de transmettre ses idées, il reste un maître de “l’enluminure” chère à William Blake, l’un des créateurs d’images les plus limpides et les plus dramatiques de toute la littérature. Le rendu de Blake lui-même, que son épopée philosophico-mythique nous montre confronté aux mêmes problèmes et envisageant des remèdes voisins de ceux de Whitman, ne manque pas de vigueur. Mais sa cosmogonie imaginaire souffre de trop nombreuses incohérences de détails pour ne pas devenir rapidement assommante. Sa vision de la création, Whitman l’a élaborée à partir de sa vie quotidienne, à l’aide du matériau le plus terre à terre et le plus profane qui soit. Les interminables catalogues qu’il dresse des événements courants, loin d’être fastidieux, sont au contraire rendus revigorants, particulièrement quand ils sont lus à voix haute, comme il se doit.

La grandeur de Whitman se mesure aussi à d’extraordinaires qualités prosodiques. Certes, il a une dette envers Isaïe et Ossian, et envers quelques autres, dont les spécialistes se sont plus à faire ressortir l’influence. Mais Feuilles d’herbe a marqué en retour toute la poésie en vers libres qui a suivi su publication. Les rythmes, la syntaxe, le vocabulaire de Whitman n’ont jamais été égalés, ni avant, ni après lui. Le temps n’a pas altéré leur originalité. Whitman a su inventer le langage poétique qui convenait à son exaltation de la divinité de l’homme.

Il était de bon ton, il y a peu, de le dénigrer et d’en faire un illuminé, un écrivain désuet, fétichiste du progrès, entiché des valeurs patriotiques. Aujourd’hui, nous savons que ce sera [la vision de] Whitman ou la catastrophe. Teilhard de Chardin a écrit: “L’humanité; l’esprit de la terre; la conciliation paradoxale de l’élément particulier avec le Tout, et de l’unité avec le multiple — tout ce que nous appelons des utopies sont, à la vérité, des nécessités biologiques. Elles peuvent être réalisées ici-bas, à condition que notre capacité d’amour épouse la totalité de la planète et de l’homme”. Ou, pour le dire avec les grands poèmes mystiques qui sont la meilleure part des Feuilles d’herbe, la contemplation est la source profonde de l’activité morale. Elle considère toute chose dans leur existence non transitoire, et avec les yeux de l’amour.

 


 

Rimbaud : Poésies

On les a appelés les phares, ceux qui ont ouvert la voie à la poésie moderne et entraîné dans leur sillage les autres moyens d’expression artistique. Blake, Hölderlin, Poe, Baudelaire, Whitman, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Reverdy, Breton, Artaud. Quelques-uns d’entre eux — la plupart — étaient un tant soit peu détraqués. Certains — Poe, Breton ou Artaud —, n’étaient pas même d’excellents poètes. Aucun ou presque n’était de taille à se mesurer au monde tel que nous le connaissons. Ils n’avaient aucune compétence, dans quelque sens on prenne ce mot. Whitman était relativement sain de corps et d’esprit, quelqu’un qu’on n’hésiterait pas, à moins d’être soi-même un pharisien, à qualifier de normal. Mais il avait aussi ses coups de folie. Je ne vois que Rimbaud et Apollinaire qui aient eu les qualités requises pour réussir dans la société, pour faire face à n’importe qui, dans n’importe quelles circonstances. Et, des deux, Apollinaire avait certainement moins d’envergure. C’était un aventurier au petit pied du monde des lettres, qui menait des travaux alimentaires parallèlement à sa carrière de grand poète. La chance, qui n’a jamais souri à Edgar Poe, était avec lui.

Rimbaud était d’une pointure supérieure. Il avait la carrure d’un Clive, ou d’un Cecil Rhodes, ou de l’un de ces chevaliers d’industrie sans vergogne, capables de faire franchir à leurs voies ferrées les déserts et les montagnes de l’Amérique. Il n’est pas responsable de ses revers. Son tort fut de mal choisir le théâtre de ses opérations. Les régions qui s’étendent de la mer Rouge à Addis-Abeba ne se prêtaient pas, et ne se prêtent toujours pas, à une exploitation aussi rentable que l’Afrique du Sud, l’Australie ou l’ouest de l’Amérique. Rimbaud n’a pas échoué dans sa carrière d’aventurier capitaliste. Il a commis une erreur géographique avant d’être emporté par le cancer. S’il n’était pas mort prématurément, il n’est pas impossible qu’il aurait donné son nom à quelque république indépendante d’Afrique. Les grands mathématiciens font leurs découvertes très tôt, parce que les aptitudes intellectuelles exigées par leur discipline déclinent passé l’âge de vingt-cinq ans. Contrairement aux hommes d’affaires et aux impérialistes dont les talents se développent plus tard dans leur vie. La ruse du renard, la souplesse du serpent, la solidité du roc, ne s’acquièrent qu’avec le temps. Tous les témoins qui ont rencontré Rimbaud en Abyssinie ont constaté qu’il était un apprenti négociant extrêmement prometteur, avant que la mort n’interrompe ses progrès.

Pratiquement toutes les études consacrées à Rimbaud (et on en dénombre pas moins de six cents dans les seules langues anglaise et française) autobiographisent sa poésie, si l’on me passe ce barbarisme. C’est que les livres sont écrits par des hommes de lettres et que la vie d’Arthur Rimbaud dérange les hommes de lettres. Rimbaud a été élevé dans une ville sinistre de la région la plus déprimante de France. C’était un élève brillant et indiscipliné, ni meilleur, ni pire que le premier sujet intelligent venu, tombé au milieu de camarades pas très éveillés. Son seul refuge était la bibliothèque municipale. Là, il découvrit la poésie et, surtout, les mots d’ordre extraordinaires des derniers romantiques.

Le jeune Rimbaud résolut de mettre en pratique sur-le-champ leurs préceptes. Comme il les prit au pied de la lettre, en y investissant toute son intelligence et son énergie, il obtint bientôt des résultats foudroyants. Sa poésie a ouvert une ère nouvelle et est toujours restée un pas devant. Pour une simple raison: personne avant lui n’avait pris au sérieux la parole des poètes. Nul n’avait eu le cran, ou les moyens de se conformer à une parole à ce point irréaliste.

Après avoir échangé une brève correspondance avec ceux de ses pairs qu’il admirait et en qui il avait confiance — il s’agissait, hélas, du prétentieux Théodore de Banville, et de Verlaine, le catholique amateur et débauché —, Rimbaud se rendit à trois reprises à Paris, pour faire son chemin parmi les grands. Mais il ne parvint qu’à susciter embarras et frayeur partout où il passa. À sa première fugue, il fut arrêté et piteusement renvoyé dans sa famille. Sa seconde visite coïncida avec la défaite des troupes françaises et l’invasion allemande. Rimbaud fit son troisième voyage en pleine Commune de Paris. Il semble que sa participation aux combats relève autant de la légende que celle de Whitman à la guerre de Sécession. Mais Rimbaud se montra perspicace devant l’événement. En arrivant à Paris, il prenait pour argent comptant les buts affichés par les Communards. Il avait perdu ses illusions en rentrant à Charleville.

Ceci se passait en avril 1871. Pas plus tard qu’au mois de mai, Rimbaud reporta sur la poésie ses visions et ses espoirs apocalyptiques, eschatologiques. C’est à cette date qu’il rédigea ses deux “Lettres du voyant”, adressées l’une à son professeur Izambard, la seconde à son ami Demeny. Nul poète ne s’était jusqu’ici fixé une mission de prophète, de sorcier et de mage aussi incandescente. Malheureusement, les réponses des deux interlocuteurs provinciaux et étriqués du jeune poète n’ont pu être retrouvées; elles auraient constitué des documents inappréciables. Rimbaud ne se bornait pas à leur exposer un programme esthétique. Il se plaçait en visionnaire de la fin du monde et appelait à l’action. Il menaçait, animé de la rage du prophète qui pressent l’imminence d’un cataclysme auquel ses contemporains ne sont pas préparés. “Le jugement, et après le jugement, le feu”. C’est ainsi que Rimbaud séduisit le faible et épais Verlaine, et qu’il tenta, pendant les deux saisons que dura leur amitié, par la seule énergie de leur liaison amoureuse, d’en faire réellement le poète que celui-ci se figurait être.

Dans l’espace des trois années qui suivirent, Rimbaud comprit qu’il avait été la dupe d’une mystification. Il n’y avait aucun nouvel Isaïe parmi les poètes qu’il avait rencontrés, mais seulement des fonctionnaires des lettres avinés, et des pharisiens. L’apocalypse était remise à plus tard. Les prophéties tournaient court. La poésie se révélait impuissante à bouleverser de son seul élan la conscience humaine, et à procéder à une réévaluation de la réalité. Rimbaud se détourna d’elle, car il n’attendait plus qu’elle serve ses ambitions. Il avait vingt ans.

Personne avant lui n’avait eu la foi, l’audace, et l’absence de charité requises pour s’en prendre à la poésie comme il le fit. Les poètes, qui avaient été d’une intelligence et d’une force égales à la sienne, n’avaient pas eu l’innocence d’assumer jusqu’au bout ses exigences les plus extrêmes. Les autres s’étaient payés de mots. Pour épater la galerie et leurs maîtresses. Rimbaud entendait faire de — et à — la poésie ce qu’ils s’étaient contentés de proclamer. Elle ne devait jamais s’en remettre. Dire qu’elle n’a plus été la même après lui n’est pas une vaine formule. C’est un fait.

Baudelaire, sans doute, a jeté les bases de l’art moderne. Mais son oeuvre a conservé des liens avec celle de ses prédécesseurs; avec Coleridge, Maurice Scève, ou Catulle; ou bien avec Pétrone, Webster, Marlowe, et qui l’on voudra encore. Arrivé à Rimbaud, la chaîne se brise. Je ne trouve à comparer à sa poésie que celle des peuples primitifs, qui croient, comme l’enfant Rimbaud, en la toute-puissance du poète, à la fois mage et voyant, assez fort pour transfigurer la réalité. Inutile de chercher d’autres Rimbaud parmi les romantiques les plus exaltés. On ne les rencontre que chez les Eskimos, les Indiens d’Amérique, ou les fondateurs de religions du Japon et de la Chine, chez qui une poésie parente de la sienne a vu le jour. On les rencontre chez certains mystiques, plus rares qu’on ne l’imagine, de l’Europe médiévale, tels que Hildegarde de Bingen et Mechtild von Magdeburg.

Quel est l’apport de Rimbaud? C’est lui qui a élaboré, perfectionné, et poussé jusqu’à ses ultimes conséquences, ce qui allait devenir le principe de base de la versification dans la poésie internationale: la décomposition, l’analyse, et la recomposition de tous les éléments — et pas uniquement de la structure syntaxique — du langage. De fait, l’effondrement de l’édifice logique de la pensée européenne date de Rimbaud. Le schéma de base de la phrase — sujet, verbe, objet, et ce qui les modifie — se disloque, ainsi que la prosodie. Rimbaud introduit le vers libre, les pastiches, et une nouvelle forme de prose incantatoire qui est très différente de celle de Baudelaire. La prosodie rimbaldienne est tournée vers le chant extatique, l’invocation hallucinatoire — vers une magie sonore.

Par-dessus tout, il convient de noter que les matériaux — psychologiques, descriptifs, dramatiques, tout ce que “raconte” le poème a éclaté, pour construire une réalité à la fois neuve et plausible. Il n’y a plus ni sujet, ni situation poétique. Le lecteur ne peut plus dire qui sont les acteurs de la scène qu’il est en train de lire. Où ils sont. Ce qui leur advient. Et son expérience antérieure de la réalité ne lui est d’aucun secours. Le poème est un monde à soi seul, clos sur sa propre dramaturgie.

C’est la raison pour laquelle de nombreux spécialistes sont tentés d’interpréter la poésie de Rimbaud à partir de sa vie. Leurs explications tiennent — pour qui s’arrête à la surface des choses. Le “Bateau ivre”, cela n’est pas douteux, est l’oeuvre d’un adolescent dont la tête résonnait des cris des peaux rouges, des cow-boys, des pirates et des cannibales. Certes, il nous est loisible, en s’appuyant sur les béquilles de la psychanalyse, de rattacher les obscénités de certains poèmes aux fantasmes masturbatoires qui ont marqué l’enfance du poète.

Mais tout cela est bien trop commode, et renvoie de Rimbaud une image lénifiante. Mieux vaut s’en tenir à ce qu’il a réellement écrit. Mieux vaut oublier ses scènes avec Verlaine quand on lit “Une saison en enfer”; les combattants virils de la Commune, dans leurs cantonnements sordides, lorsqu’on aborde certaines pièces grinçantes et pleines de sous-entendus homosexuels, ou son “illumination” appelée “Démocratie”. Peu importe que Rimbaud ait participé ou non à la Commune, qu’il ait eu ou non une liaison homosexuelle avec Verlaine. Les poèmes parlent d’autre chose. “Je est un autre”, a dit Rimbaud.

La philosophie rimbaldienne de la composition, dès l’apparition de la poésie de Reverdy et des tableaux cubistes de Juan Gris, a été apprivoisée. Elle est entrée, pour ainsi dire, dans l’ère de Platon, d’Aristote, voire de Thomas d’Aquin. Mais derrière eux, la voix de Socrate ne s’est pas tue; la voix du penseur démoniaque que personne ne sut comprendre et qu’on voulut enfermer dans des formules, résonne encore. Ainsi de Rimbaud — qui fait penser à Cortès, le conquistador. Non point celui qui contempla silencieusement le Mexique du sommet des montagnes, mais le Cortès qui parcourut à grandes foulées émerveillées les rues et les places de Tenochtitlán.

Pour mener à bien son entreprise de désagrégation et de dissociation des éléments du poème, Rimbaud dut commencer par appliquer la recette sur lui-même. C’est ce qu’il nomme le “raisonné dérèglement de tous les sens”, et qui a donné le ton de la poésie d’avant-garde.

Rimbaud expérimenta alors, dans presque tous ses meilleurs poèmes, les vertus hallucinatoires des toxiques, des jeûnes prolongés, des exercices respiratoires ou de contrôle de soi, qui sont celles des religions traditionnelles. Cyclones, coups de tonnerre, lumières vives, cristaux explosifs, neiges colorées, gerbes étincelantes, naufrages, déluges — voici que derrière les apparences mensongères s’annonçait une réalité seconde, tandis que montait la sensation d’absence radicale au monde: “La vraie vie est ailleurs”; “Je est un autre”.

Cette terminologie, commune à Hildegarde de Bingen, à Baudelaire et à Mallarmé, a contribué à forger le mythe du poète inséparablement ange et démon. De même, elle a conduit de nombreuses personnes d’aujourd’hui à confondre les effets des hallucinogènes avec des états de transe religieuse.

Rimbaud n’a pas rencontré l’Absolu. Il n’a pas voulu être un ange, ni rien de ce que lui prêtent ses idolâtres. Il a tout simplement tenté de prendre la poésie au mot, de ré-former l’art, afin que celui-ci transforme notre expérience de la réalité. Très tôt, il décida que ce programme était fallacieux, indigne des préoccupations d’une grande personne. Il se tourna donc vers des activités plus passionnantes. Il avait pourtant été à deux doigts de réussir, et plus rien ne sera comme avant dans la poésie.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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