Au grand jour: Remarques sur lélection de Trump (2016)
Le Retour spectaculaire de Trump (2024)
Au grand jour
— Remarques sur l’élection de Trump —
“Aussi puissantes que soient les tendances populaires irrationnelles, ce ne sont pas des forces irrésistibles. Elles contiennent aussi des contradictions. Le fait de se raccrocher à une autorité absolue n’est pas forcément le signe d’une confiance absolue dans l’autorité. Ce peut être, au contraire, un effort désespéré pour réprimer des doutes croissants (la crispation convulsive d’une poigne qui glisse). Les gens qui adhèrent à des gangs, à des groupes réactionnaires ou à des sectes religieuses, ou qui sont gagnés par l’hystérie patriotique, cherchent eux aussi à éprouver un sentiment de libération, de participation, de communauté, à trouver un sens à leur vie et à jouir de l’illusion d’un pouvoir sur l’emploi de celle-ci. Comme l’a montré Wilhelm Reich, le fascisme donne une expression particulièrement vigoureuse et dramatique à ces aspirations fondamentales, ce qui explique pourquoi il peut exercer un attrait plus puissant que le progressisme caractérisé par ses hésitations, ses compromis et ses hypocrisies. À la longue, la seule façon de vaincre définitivement la réaction, c’est d’exprimer plus franchement ces aspirations, et de créer des occasions plus authentiques de les réaliser. Quand les questions de fond sont mises en avant, les irrationalités qui ont fleuri à la faveur des refoulements psychiques tendent à s’affaiblir, tout comme des microbes exposés au soleil et au grand air.” (La Joie de la Révolution)
La campagne de Donald Trump a mis à nus des aspects très
laids de la société américaine. Ils ne sont pas beaux à voir, mais mieux vaut
qu’ils soient exposés au grand jour, là où tout le monde peut les voir et où
personne ne peut les nier. Cette campagne a également révélé quelques griefs
authentiques qui avaient été ignorés, et il est bon que ceux-ci aussi soient dès
maintenant mis au grand jour.
Les inconvénients de la victoire de Trump sont nombreux et ne sont que trop évidents. Mais je voudrais signaler quelques avantages possibles.
Dans “Au-delà du vote” j’ai remarqué que la campagne de Trump accélélait l’auto-destruction du Parti Républicain. Je prévoyais à tort que Trump allait perdre, ce qui auriat conduit à une guerre interne des républicains sur la question de savoir à qui attribuer un tel échec ce qui ferait plus difficile pour eux de se regrouper et de minimiser ce désastre comme un évènement de circonstance. Mais je pense maintenant que la victoire de Trump sera encore plus grave que cela pour les républicains.
C’est une chose qui peut sembler étrange à dire, vu que les républicains dominent maintenant la présidence en plus des deux chambres du Congrès. Mais je crois qu’il va être comme le proverbial chien qui chasse une voiture: qu’est-ce qui arrive si le chien attrape vraiment la voiture?
Aussi longtemps que le pouvoir a été divisé entre une présidence démocrate et un congrès républicain, chaque côté pouvait blâmer l’autre pour le manque d’accomplissements positifs. Mais maintenant que les républicains ont un monopole, il n’auront plus d’excuses.
Imaginez que vous soyez un politicien républicain. Vous avez été réélu. Jusque là, très bien. Mais les gens qui ont voté pour vous, et pour vos collègues et pour votre nouveau Leader l’ont fait avec l’impression que vous allez amener des améliorations substantielles dans leurs vies. Qu’arrivera-t-il quand vous devrez réaliser ce que vous avez promis?
Pendant les six dernières années, les députés républicains ont mise en scène des dizaines de votes voués à l’échec dans le but d’abroger Obamacare, sous prétexte de le remplacer avec un programme républicain supérieur. Maintenant, c’est l’heure de vérité. Si vous députés républicains n’abrogez pas Obamacare, vous verrez des millions de gens hurlant de rage contre votre trahison. Si vous l’abrogez effectivement, où se trouve ce plan formidable que, pour une raison ou pour une autre, vous n’avez jamais réussi à élaborer? Ce plan est bien sûr nonexistant, rien que la rhétorique simplette habituelle selon laquelle un marché libre mène toujours à des prix plus bas. Pensez-vous que les 22 millions de gens récemment affiliés à l’assurance médicale grâce à Obamacare, dont pas mal vous ont donné leur vote, seront heureux d’être privés de cette assurance et de se retrouver encore dans leur situation antérieure? Il est très impopulaire (et très compliqué aussi) que de supprimer des avantages que les gens considèrent comme acquis.
De plus, notez que Obamacare est essentiellement un plan républicain (“Romneycare”), modifié légèrement par Obama un faible rapiéçage essayant de répondre au crise sanitaire grave des Etats-Unis. Il est normal qu’un programme tellement maladroit ne soit pas très populaire. Mais Social Security et Medicare (que le leader républicain Paul Ryan veut démanteler) sont de loin les programmes sociaux les plus populaires en Amérique, et l’ont été depuis des décennies. Comme l’a fameusement remarqué Eisenhower: “Si un parti politique essayait d’abolir la sécurité sociale, l’assurance de chômage, ou d’éliminer les lois du travail ou les programmes agricoles, ce parti disparaItra de la scène politique. Il y a, bien sûr, un groupe minuscule dissident qui croit que c’est possible. Parmi eux, quelques millionaires pétroliers du Texas et quelques rares politiciens ou hommes d’affaires ici ou là. Leur nombre est négligeable et ils sont stupides.” Il semble que leur nombre ne soit plus négligeable dans votre parti. Etes-vous prêt de vous jeter sur le précipice avec eux?
Une partie de votre base est encore violemment opposée à l’àvortement et au mariage homosexuel mais la majorité du pays ne l’est pas. Allez-vous essayer d’annuler les droits reproductifs ou l’égalité du mariage dans tout le pays? Si non, comptez-vous de revenir au chaos du principle “laisser ces questions à chaque Etat individuellement”?
A propos des cauchemars logistiques, considérez votre fameux mur méxicain. Allez-vous vraiment vous engager à un projet tellement stupide, qui ne servirait à rien et coûtera des centaines de milliards de dollars? Et par ailleurs, une fois que vous avez donné aux riches beaucoup plus d’allégements d’impôts et alloué plus de ressources au Pentagon, déjà obèse, d’où viendront les fonds pour de tels projets?
Il en va de même pour les travaux d’infrastructure promis par Trump. Voilà une de ses rares propositions sensibles elle emballerait l’économie et créerait des millions d’emplois, ce qui, à son tour, générerait finalement plus de revenus fiscaux. Mais démarrer cela exigera le financement du déficit, ce qui allait à l’encontre des politiques d’austérité prêchées comme parole d’évangile par votre parti depuis des décennies. Economie stimulée ou orthodoxie de parti quel choix prendrez-vous?
Le racisme a été un des fondements clé de votre parti depuis que Nixon a inauguré la “stratégie sudiste” il y a cinquante ans, mais il était généralement discret et niable. Maintenant ce rapport est exposé au grand jour. Beaucoup des partisans de Trump les plus ardents fêtent déjà sa victoire en harcelant des gens de couleur en son nom. Comment vous allez vous dissocier de cela?
Votre parti allait déjà vers une guerre civile entre ces composants mutuellement contradictoires (élite financière, Tea Party, néoconservateurs, libertaires de droite, réactionnaires religieux, et quelques rares modérés). A ces divisions générales s’ajoutent maintenant les antagonismes entre le nouveau Leader et ceux qui s’y opposent. Bush avait au moins le bon sens de savoir qu’il était un chef de file incompétent, et il a laissé volontiers à Cheney et à Rove le soin de gérer les choses. Mais Trump pense qu’il est un génie, et toute personne qui n’est pas d’accord sera ajoutée à sa liste des ennemis, déjà très grande.
Trump est aussi un véritable franc-tireur, incapable de discipline ou de compromis, raison pour laquelle l’establishment républicain avait peur de lui dès le début. Il a proposé des choses comme la durée limitée pour les membres du Congrès, ce que les politiciens républicains ne veulent absolument pas; et d’autre part on dit qu’il considère maintenant la possibilité de ne pas abroger Obamacare, peut-être parce qu’il a prit conscience de la complexité et du danger d’une telle action. Qui sait quels autres projets il va concevoir, ou sur quelles promesses il va revenir?
Tous ces conflits sont étalés au grand jour. La personnalité suave et accommodante de Obama lui a permis de faire impunément des crimes de guerre, des expulsions massives, et toute sorte de compromissions avec les grands entreprises (pas un seul banquier poursuivi en justice), avec peu de personnes y prêtant attention, et encore moins de gens qui protestent. Cela ne sera pas le cas avec le président Ubu et son gouvernement de clowns. Le monde entier observera chaque chose que fait Trump et son gouvernement, et tous les détails seront scrutés et débattus. Les horreurs politiques apparaîtront aux yeux de tous, et vous, républicains, resterez pour longtemps marqués par votre association avec Trump. Vous n’êtes plus dans le Parti Républicain, vous êtes dans le Parti Trump. Vous l’avez acheté, vous le possédez.
Si j’était ce politicien républicain hypothétique, je ne serais pas très confiant dans l’avenir de mon parti.
En attendant, le Parti Démocratique fait face à son propre règlement de comptes.
Les apologistes démocrates essaient de diriger le blâme sur tel ou tel facteur particulier: le collège électoral, la suppression d’électeurs, des tiers partis, l’annonce de Comey, etc. Mais cette élection n’aurait pas dû être tellement serrée pour que de telles choses puissent faire une différence. Les démocrates se présentaient contre le candidat le plus ridiculement incompétant dans l’histoire américaine. Il aurait dû y avoir une victoire écrasante.
Avec Bernie Sanders, les démocrates aurait probablement remporté la victoire. (Un sondage national postélectoral lui a montré battant Trump 56 à 44.) Sanders était le candidat le plus populaire dans le pays, et de loin, tandis que la cote de popularité de Hillary Clinton était presque aussi négative que celle de Trump. Les sondages ont systématiquement montré Sanders dépassant facilement Trump et tous les autres candidats républicains, tandis que Hillary avait du mal à battre n’importe lequel d’entre eux, et en était même en-deçà de certains. De plus, la popularité de Bernie a dépassé les divisions de parti, faisant appel pas seulement aux démocrates mais aux indépendants et même à grands nombres de républicains. Pendant que Hillary courtisait Wall Street et les célébrités, Bernie attirait des foules dix fois plus grandes que celles qu’elle pouvait attirer, y compris des milliers des jeunes gens enthousiastes du genre qui auraient traversé le pays pour travailler avec tout leur coeur pour lui (comme des jeunes gens l’avaient fait dans un moindre degré pour Obama en 2008). Alors que Hillary était constamment mise sur la défensive, Bernie aurait pris l’offensive et aurait dirigé cet l’élan dans une voie progressiste partout dans le pays. Il aurait gagné facilement les trois Etats du Rust Belt qui ont couté l’élection pour Hillary; il aurait gagné probablement quelques-uns des autres Etats pivots qu’elle a perdu; et portés dans le sillage de sa campagne, les démocrates auraient regagné aussi le Sénat et peut-être même la Chambre de Députés.
Mais l’establishment du Parti Démocratique a préféré risquer la défaite du candidat loyal à sa machine politique, plutôt que de risquer la victoire d’un homme radical et indépendant dont le mouvement des partisans aurait pû mettre en cause leurs sinécures. Malgré le fait que Hillary avait un lourd passé, et qu’elle était un parfait exemple de l’élite compromise, désinvolte et arrogante, et bien qu’elle soit ouvertement partisane de longue date des politiques néolibérales qui ont ravagé le pays (surtout dans le Rust Belt), cet establishment démocrate a remué ciel et terre pour lui imposer comme “inévitable,’’ tout en rejetant dédaigneusement Sanders comme “írréaliste”.
En réalité, les solutions supposément irréalistes prônées par Sanders étaient soutenues par des grandes majorités de la population. Sous pression, HIllary en a adopté tardivement des versions édulcorées de quelques-unes de ces solutions, mais peu des gens croyaient qu’elle était suffisament sincère pour lutter vraiment pour elles, comme l’aurait fait Sanders. Pour la plupart, la campagne de Hillary revenait à business as usual: “Défendre le statu quo! Vous devez voter pour moi parce que mon adversaire est encore pire!”
Cela n’a pas marché. Des entrevues avec ceux qui ont voté pour Trump révèlent que, bien que beaucoup d’entre eux étaient racistes, beaucoup d’autres ne l’étaient pas (une grande partie avaient voté auparavant pour Obama). Mais ils étaient furieux contre l’establishment politique national qui les a abandonné et ils voulaient que quelqu’un le “secoue” et “fasse le ménage”. Bernie repondait bien à cet état d’esprit, pas Hillary Clinton. Comme Bernie n’était pas sur le bulletin de vote, ils ont décidé d’envoyer un grande message “va te faire foutre” en votant pour l’autre soi-disant outsider qui prétendait qu’il ferait exactement cela. Beaucoup d’autres ne sont pas allés aussi loin, mais ils ont envoyé un message semblable en restant chez eux. Bien sûr, beaucoup d’autres encore ont bien voté pour Hillary, y compris la plupart des partisans de Sanders; mais l’enthousiasme n’était pas là.
En fin du compte, c’est l’establishment du Parti Démocratique qui porte la responsabilité essentielle de ce désastre. Des millions de gens le savent et ils se demandent ce qu’il faut faire maintenant: comment briser la machine du parti, comment sevrer ce parti de sa dépendance sur Wall Street et les grandes entreprises, et le transformer pour qu’il puisse faire face aux défis d’aujourd’hui. Je leur souhaite bonne chance, mais il ne sera pas facile d’éliminer une bureaucracie si bien établie et si corrompue particulièrement en considérant que des éléments de cette bureaucracie vont maintenant se présenter comme des héros résistant le gouvernement Trump. Il sera difficile pour ce parti de garder la moindre crédibilité s’il ne s’engage pas au moindre dans un programme progressiste de type Sanders. Ce type de programme est loin d’être une solution suffisante aux crises mondiales, mais au moins il peut prétendre être un pas dans la bonne direction. Moins de cela serait une farce.
En attendant, avec le contrôle monopolistique des républicains sur le gouvernement, même ceux qui concentrent habituellement sur la politique électorale seront obligés de reconnaître que, pendant un certain temps, la lutte principale aura lieu en dehors des partis et en dehors le gouvernement. Ce sera des actions populaires et participatives, ou rien.
De nouveaux mouvements de protestation et de résistance se développeront au cours des semaines et des mois à venir, en réponse à cette situation bizarre et encore très imprévisible. À ce stade, il est difficile de dire quelles formes prendront ces mouvements, si ce n’est que presque tout le monde semble reconnaître que notre priorité numéro un sera de défendre les Noirs, les Latinos, les Musulmans, les LGBTQ et les autres personnes les plus directement menacées par le nouveau régime.
Mais il nous faudra également nous défendre. Le premier pas en résistant à ce régime est d’éviter d’être trop occupé avec lui — suivant obsessivement les dernières nouvelles sur lui et réagissant impulsivement à chaque nouvel outrage. Ce genre de consommation compulsive médiatique était un des facteurs qui nous a mené à cette situation en premier lieu. Traitons ce spectacle de clowns avec le mépris qu’il mérite et n’oublions pas les fondamentaux qui s’appliquent toujours — choisissant nos batailles, mais sans cesser de nourrir les relations personnelles et les activités créatives qui font que la vie vaut la peine d'être vécue. Sans cela, que défendrons-nous?
À la fin, dès que nous aurons retrouvé nos repères après ce choc, nous devrons reprendre l’offensive. Nous étions déjà devant la nécessité de faire face à de graves crises mondiales au cours des prochaines décennies. Souhaitons que ce désastre nous secoue assez pour que nous réagissions plus tôt et plus énergiquement que nous ne l’aurions fait sans cela, et avec moins d’illusions sur la capacité du système existant de nous sauver.
BUREAU OF PUBLIC SECRETS
16 novembre 2016
Le Retour spectaculaire de Trump
La deuxième élection de Trump a été
étonnamment similaire à la première. Lorsque j’examine l’article
ci-dessus que j’ai écrit il y a huit ans, il me semble que pratiquement
tout ce que j’y ai dit s’applique encore.
Le Parti démocrate ne semble pas avoir tiré de leçons de sa première défaite face à Trump. Ils ont réussi à le battre de justesse en 2020 (ce qui n’était pas une tâche trop difficile, étant donné que le pays était dans le chaos économique et que des centaines de milliers de personnes étaient mortes inutilement à cause de l’absence de réponse d’un Trump désemparé à la crise du Covid) et nous avons beaucoup entendu dire que Biden était le président le plus progressiste depuis Roosevelt. Mais les programmes de Biden qui ont été portés aux nues n’étaient qu’un amalgame d’ajustements disparates dont peu d’électeurs étaient au courant.
L’une des mesures qui aurait attiré l’attention de tous aurait été une forte augmentation du salaire minimum, attendue depuis longtemps. Une telle augmentation est soutenue par de larges majorités partout dans le pays, y compris dans les états républicains. Or, non seulement les démocrates n’ont pas réussi à faire passer une telle augmentation, mais ils ne l’ont même pas soumise au vote (ce qui aurait obligé les politiciens républicains à faire face à la colère de leurs électeurs s’ils avaient été enregistrés comme ayant voté contre). Une mesure aussi simple et évidente aurait déplu aux riches donateurs des démocrates, si bien qu’elle a été considérée comme irréaliste et mise de côté dès le premier jour de l’administration de Biden.
Ce n’est là qu’un exemple. On pourrait dire la même chose de bien d’autres questions que les démocrates n’ont pas abordées, ou qu’ils ont abordées de manière inepte. Comme l’a dit Bernie Sanders:
Il ne faut pas s’étonner qu’un Parti démocrate qui a abandonné la classe ouvrière s’aperçoive que la classe ouvrière l’a abandonné. (...) Les grands intérêts financiers et les consultants bien payés qui contrôlent le Parti démocrate tireront-ils de véritables leçons de cette campagne désastreuse? Comprendront-ils la douleur et l’aliénation politique que vivent des dizaines de millions d’Américains? Ont-ils des idées sur la manière dont nous pouvons nous attaquer à l’oligarchie de plus en plus puissante, qui détient tant de pouvoir économique? Probablement pas.
Le seul nouveau facteur significatif, le génocide en cours à Gaza, peut ou non avoir eu un effet décisif sur les résultats de l’élection, mais il a certainement eu un effet modérateur sur le moral de la campagne. Il est difficile d’être enthousiaste lorsque son propre parti n’appelle même pas à un cessez-le-feu, et encore moins lorsqu’il continue d’envoyer des milliards de dollars d’armements supplémentaires à un gouvernement qui assassine de sang-froid des dizaines de milliers de civils et détruit les habitations et les infrastructures de deux millions d’autres personnes.
De nombreux autres facteurs ont été évoqués pour expliquer cette perte: la misogynie généralisée qui rend plus difficile l’idée d’une femme présidente (en particulier d’une femme noire); le fait qu’en raison de l’inflation post-Covid, l’année a été très défavorable aux candidats sortants partout dans le monde; le fait que le minable procureur général de Biden, Merrick Garland, a attendu presque deux ans avant de nommer un conseil spécial chargé d’enquêter sur la complicité de Trump dans l’insurrection du 6 janvier 2020; le fait que l’homme le plus riche du monde ait dépensé 44 milliards de dollars pour acheter la plateforme de discussion politique la plus vaste du monde et l’ait remodelée en faveur de Trump; le fait que de nombreuses personnes semblent être psychologiquement prédisposées à se rallier à des dirigeants autoritaires (phénomène que Wilhelm Reich a examiné dans La Psychologie de masse du fascisme). D’autres ont relevé diverses failles dans la campagne démocrate, et il y en a certainement eu beaucoup. Sans entrer dans les détails, on peut dire que la campagne de Kamala Harris, comme celle d’Hillary Clinton, pouvait se résumer à: Défendons le statu quo! Vous devez voter pour moi parce que mon adversaire est encore pire!”
Au-delà de tout cela, il y a eu un étonnement compréhensible que tant de gens puissent même rêver de voter pour une personne aussi répugnante et méprisable, indépendamment de la déception qu’ils ont pu éprouver à l’égard des démocrates.
Il me semble que la raison principale est assez simple et évidente. Fox News et plusieurs autres entreprises médiatiques financées par des milliardaires diffusent de la propagande réactionnaire 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, depuis des décennies, sans guère de concurrence digne de ce nom. Il n’est guère surprenant que des millions de personnes aient été conditionnées à détester les libéraux et les idées progressistes. Comme les nazis l’ont constaté, si vous répétez sans cesse les mêmes mensonges, en martelant les mêmes messages dans la tête des gens jour après jour, une grande partie d’entre eux finira par y croire — surtout si ces messages répondent à leurs frustrations et à leurs ressentiments, en prétendant, par exemple, qu’un bouc émissaire choisi est la cause de tous leurs problèmes et qu’un chef magnifique s’occupera de tout à leur place.
Plus précisément, ce n’est pas tant qu’ils croient nécessairement à tous ces mensonges, mais que la répétition constante finit par oblitérer tout sens critique, tout sens de la réalité objective qui pourrait contredire leur état d’esprit conditionné. Il n’est même pas nécessaire que ce soit toujours les mêmes mensonges; il peut être plus efficace de saturer le public avec des mensonges sans cesse renouvelés. Il s’agit de susciter en permanence des turbulences, de l’anxiété, de la peur, de l’indignation, sans idéologie ou programme fixe, afin que le chef devienne le seul point de référence fiable pour ses partisans. Trump est un tel menteur pathologique qu’il ment souvent même lorsqu’il n’y a aucune raison de le faire. Il a enregistré plus de 30 000 mensonges documentés au cours de sa première administration, et il n’a pas ralenti depuis. Pourtant, lorsque ses mensonges sont pointés du doigt, la plupart de ses partisans les ignorent tout simplement ou les considèrent comme des fake news. Tenter de répondre rationnellement à ce type d’irrationalité de masse est en soi irrationnel. Trump n’est pas très intelligent, mais il a réussi à tirer une leçon essentielle de l’un de ses principaux modèles: Peu importe si nos ennemis se moquent de nous ou nous insultent, s’ils nous qualifient de bouffons ou de criminels; ce qui importe, c’est qu’ils parlent de nous, qu’ils se préoccupent de nous (Hitler).
Ce style grossier et démodé de bombardement propagandiste marche toujours, mais il est devenu une sorte d’exception. Au fur et à mesure que la société moderne s’est spectacularisée, les formes de conditionnement sont devenues plus complexes, plus subtiles et plus omniprésentes:
La domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. (...) Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. (...) Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion. (...) Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. (Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle)
À l’ère numérique, cette évolution est devenue de plus en plus évidente, mais elle n’est généralement comprise que superficiellement — comme si, pour une raison obscure, les gens étaient simplement devenus de plus en plus dépendants des médias. Le spectacle, tel que Debord l’utilise, n’est pas seulement une question d’images à la télévision ou sur les ordinateurs; c’est une manière de comprendre le système social dans lequel nous nous trouvons:
Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. (...) Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. (...) L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence. (...) Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien que l’économie se développant pour elle-même. (...) Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui: le monde que l’on voit est son monde. (La Société du spectacle)
Il ne s’agit pas que les électeurs de Trump, nous vivons tous dans ce même monde marchandisé et spectacularisé. Un monde dans lequel tout a été réduit à dollars et cents; dans lequel nous sommes aliénés de nos activités, de notre environnement, et les uns des autres; dans lequel la vie réelle est remplacée par des fantasmes et des illusions produits en masse; dans lequel de fausses divisions sont publicisées et de vraies divisions sont déguisées.
Comme l’a fait remarquer le mouvement Occupy, la véritable division dans cette société n’est pas entre les démocrates et les républicains, ni entre les libéraux et les conservateurs, mais entre les 1 % qui possèdent et contrôlent pratiquement tout et les 99 % restants de la population. (Ce n’est qu’un slogan pratique: les chiffres réels sont plutôt 0,01 % et 99,99 %. Deux ou trois pour cent supplémentaires possèdent des richesses considérables et parviennent à vivre dans un pseudo-luxe, mais ils sont loin d’exercer un pouvoir sérieux sur le système dans son ensemble). Cette infime minorité serait immédiatement submergée si elle n’avait pas réussi à embobiner une grande partie de la population pour qu’elle s’identifie à elle, ou du moins pour qu’elle prenne son système pour acquis, et surtout pour qu’elle soit manipulée et qu’elle rejette la responsabilité de ses problèmes sur les autres au lieu d’examiner le système dans son ensemble. Aux États-Unis, cette infime minorité possède les deux grands partis politiques et la plupart des médias, ce qui lui permet de déterminer quelles options politiques sont présentées aux masses et lesquelles ne le sont pas. Il existe bien sûr une certaine marge de manoeuvre. Les gens sont autorisés à proposer des idées alternatives, mais ces idées sont qualifiées d’ irréalistes et largement ignorées. Les deux partis peuvent présenter des politiques sensiblement différentes, mais jamais rien qui puisse remettre en cause les fondamentaux du système. L’essentiel est de préserver le système économique existant, dans lequel la grande majorité des gens sont pris dans une course sans fin, travaillant pour payer les marchandises dont ils ont besoin ou qu’ils ont été conditionnés à désirer, tout en conservant l’illusion que leurs votes manipulés pour quelques représentants sélectionnés tous les quelques années équivalent à la démocratie.
Le dernier résultat de ce spectacle pseudo-démocratique est qu’après plus d’un an de campagne électorale ininterrompue, qui a coûté des milliards de dollars et monopolisé l’attention des gens dans le monde entier, 77 millions de personnes dans un pays supposé moderne et alphabétisé ont choisi de réélire un petit homme malade et désespéré qui a déjà été condamné pour de multiples crimes et inculpé pour beaucoup d’autres (y compris pour trahison); un homme vicieux qui a ouvertement menacé de se venger de pratiquement tous ceux qui ne sont pas totalement dans son camp; un homme vaniteux qui s’est entouré de laquais encore moins susceptibles de le retenir que ceux de son administration précédente; un homme qui a une telle folie des grandeurs qu’il n’admet jamais une erreur — à une exception notable près: il a dit qu’au cours de son premier mandat, il avait commis l’erreur d’être trop gentil.
Comme je l’ai dit il y a huit ans (en m’adressant à un politicien républicain imaginaire):
Votre parti se dirigeait déjà vers une guerre civile entre ses composantes mutuellement contradictoires (l’élite financière, le Tea Party, les néocons, les libertariens, les réactionnaires religieux et les quelques modérés restants). À ces divisions générales s’ajoutent maintenant les antagonismes entre le nouveau leader et ceux qui s’opposent à lui. Bush avait au moins assez de bon sens pour savoir qu’il était une figure de proue incompétente, et laissait volontiers Cheney et Rove diriger les choses. Trump se prend pour un génie, et quiconque n’est pas d’accord sera ajouté à sa liste d’ennemis déjà très longue. (...) Et tout ce spectacle est tellement public. La personnalité lisse et géniale d’Obama lui a permis de s’en tirer avec des crimes de guerre, des déportations massives et toutes sortes de compromissions avec les grands intérêts financiers (aucun banquier criminel n’a été poursuivi) sans que grand monde n’y prête attention et sans que presque personne ne proteste. Ce ne sera pas le cas avec le président Ubu et son administration de clowns. Le monde entier regardera, et chaque détail sera examiné et débattu. La situation sera aussi laide qu’elle l’est en réalité, et vous serez à jamais marqué par l’association. Vous n’êtes plus dans le Parti républicain, vous êtes dans le Parti de Trump. Vous l’avez acheté, il vous appartient.
Il ne faut pas oublier à quel point cette farce est inepte et pleine de contradictions. À peine trois semaines après l’élection, certains des milliardaires qui ont financé Trump ont déjà exprimé de fortes objections à ses politiques erratiques qui pourraient faire tanguer le bateau sur le plan économique, et les nominations qu’il propose pour son conseil des ministres sont si ridiculement idiotes que même certains membres républicains du Congrès ont été décontenancés. Il sera de plus en plus difficile de faire la différence entre les programmes d'information et l'émission satirique “Saturday Night Live”.
En même temps, nous devons garder à l’esprit que certaines de ces pitreries peuvent être intentionnelles. Ses nominations les plus scandaleuses peuvent servir de paratonnerres pour canaliser la colère et l’attention, de sorte que les nominations de remplacement semblent plus normales et plus acceptables.
S’il est une chose réconfortante dans cette situation, c’est de réaliser à quel point les gens opposés à Trump sont nombreux. Malgré le vaste territoire républicain sur la carte électorale nationale, le total des voix était pratiquement à égalité; ce n’est que le collège électoral et la surconcentration des votes libéraux dans les grandes villes qui font que le résultat géographique semble si écrasant. 49 à 48 n’est pas une victoire écrasante ou un mandat; ce n’est même pas une majorité. Une plus grande partie du pays est contre lui que pour lui, même si beaucoup d’entre eux n’ont pas voté (ou ont été empêchés de voter, ou ont voté mais n’ont pas vu leur vote compté dans le dépouillement du scrutin). Et même ceux qui ont voté pour lui ne sont pas tous d’accord avec toutes ses politiques (plusieurs états républicains ont simultanément adopté des augmentations du salaire minimum et des lois protageant l’accès à l’avortement).
Certains états démocrates tentent déjà de se mettre à l’abri de Trump, en mettant en oeuvre des mesures juridiques pour protéger les immigrants, l’accès à l’avortement, les politiques environnementales, etc. Tôt ou tard, ils entreront en conflit juridique avec le gouvernement national. Les politiciens démocrates auront naturellement tendance à fuir toute illégalité manifeste, mais ils pourraient y être contraints par la pression populaire. Nous avons déjà des villes sanctuaires; aurons-nous des états sanctuaires? La Californie, New York et les autres états démocrates représentent la moitié de l’économie du pays, et leurs impôts subventionnent depuis longtemps les états républicains du reste du pays. Il sera intéressant de voir comment une telle lutte de pouvoir politico-économique pourrait se dérouler si l’on en arrive là. Il est plus probable que les politiciens tergiversent et que les gens entreprennent des projets que les gouvernements des états ne veulent pas mettre en oeuvre, par exemple en créant des réseaux clandestins pour protéger les immigrés.
Il y a tellement de possibilités que je n’ai aucune idée de l’issue de cette situation, et je doute que quelqu’un d’autre en ait une. Des millions de personnes ont fait part de toutes sortes de réactions au choc, discutant sur ce qui a pu mal tourner et offrant des suggestions sur la meilleure façon de réagir, politiquement ou personnellement. J’ai été impressionné et encouragé par la réflexion et la pertinence de nombre d’entre elles. Certaines sont peut-être un peu naïves, d’autres se contredisent, mais cela ne me préoccupe pas trop. Il y a de la place pour toutes sortes de projets, grands ou petits, et toutes sortes de tactiques, modérées ou radicales. Les gens feront le tri entre ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Je pense que mes trois derniers paragraphes restent pertinents:
De nouveaux mouvements de protestation et de résistance se développeront au cours des semaines et des mois à venir, en réponse à cette situation bizarre et encore très imprévisible. À ce stade, il est difficile de dire quelles formes prendront ces mouvements, si ce n’est que presque tout le monde semble reconnaître que notre priorité numéro un sera de défendre les Noirs, les Latinos, les Musulmans, les LGBTQ et les autres personnes les plus directement menacées par le nouveau régime.
Mais il nous faudra également nous défendre. Le premier pas en résistant à ce régime est d’éviter d’être trop occupé avec lui — suivant obsessivement les dernières nouvelles sur lui et réagissant impulsivement à chaque nouvel outrage. Ce genre de consommation compulsive médiatique était un des facteurs qui nous a mené à cette situation en premier lieu. Traitons ce spectacle de clowns avec le mépris qu’il mérite et n’oublions pas les fondamentaux qui s’appliquent toujours — choisissant nos batailles, mais sans cesser de nourrir les relations personnelles et les activités créatives qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Sans cela, que défendrons-nous?
À la fin, dès que nous aurons retrouvé nos repères après ce choc, nous devrons reprendre l’offensive. Nous étions déjà devant la nécessité de faire face à de graves crises mondiales au cours des prochaines décennies. Souhaitons que ce désastre nous secoue assez pour que nous réagissions plus tôt et plus énergiquement que nous ne l’aurions fait sans cela, et avec moins d’illusions sur la capacité du système existant de nous sauver.
La grande différence, c’est que nous sommes maintenant huit ans plus tard. L’humanité n’a plus beaucoup de temps devant elle, et le génie en charge dans les quatre prochaines années pense que le changement climatique est un canular. Comme le dit Greta Thunberg, notre civilisation est sacrifiée pour permettre à un très petit nombre de personnes de continuer à gagner énormément d’argent”. Mais comment allons-nous les arrêter si nous continuons à accepter l’inévitabilité d’un système économique qui a rendu possible un déséquilibre de pouvoir aussi insensé?
KEN KNABB
26 novembre 2024
Versions françaises de Out in the Open: Remarks on the Trump Election (2016) et Trumps Spectacular Comeback (2024). Traduit de l’américain par Ken Knabb et Christian Camus.
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