La critique ad mulierem
Un des symptômes de la faiblesse du mouvement révolutionnaire actuellement est la place
quil narrive pas encore à faire à une expression qualitative et autonome des
femmes révolutionnaires. On sait que le degré de développement atteint par les
forces de négation de la société existante trouve sa manifestation non équivoque,
décisive, évidente, dans les rapports des hommes et des femmes révolutionnaires
et dans la manière dont le rapport direct et naturel des sexes est conçu.
La répartition des rôles des sexes dans la société aliénée, héritée de la société féodale et des premiers stades de la société industrielle, peut se définir schématiquement ainsi: la feminité concentre les penchants anti-historiques de la vie aliénée (la passivité, la soumission à la nature, la superstition qui en découle, le répétitif, la résignation), la masculinité ses penchants pseudo-historiques (un certain goût dégradé de la lutte, larrogance, la pseudo-activité, linnovation, la confiance dans le pouvoir de la société, le rationnalisme). La féminité et la masculinité sont les deux pôles complémentaires de la même aliénation. Dans la société industrielle moderne, ces deux pôles tendent, en y perdant leurs bases matérielles, à se fondre lun dans lautre pour constituer les traits spécifiques de la prolétarisation moderne, où les differences entre les sexes sont de moins en moins marquées.
À toutes les époques, et selon la nature de ces époques, les hommes et les femmes nont jamais constitué deux types purs. Quel que soit leur sexe, les individus réunissent variablement les traits de caractère et des comportements empruntés aux deux sexes. Néanmoins, la féminité a toujours été jusquà présent le trait dominant de laliénation des femmes, et la masculinité celui des hommes. Mais au fond, ce sont les traits de la vieille féminité qui se retrouvent à présent dans la passivité généralisée du règne de léconomie moderne, bien que la féminité et la masculinité, libérées de leurs racines matérielles, soient ressaisies et utilisées indistinctement par les deux sexes, comme modes daffirmation spectaculaires.
Alors que dans la société aliénée, la femme et lhomme se trouvent de plus en plus sur un plan dégalité (sauf dans les cas où le patriarcat a encore tous ses droits) parce que la femme ne peut trouver chez son compagnon, aussi démuni quelle, un protecteur admirable et tout puissant; dans le mouvement révolutionnaire moderne, la femme commence par retrouver avec plus de vigueur son ancienne féminité devant la domination dun certain prestige théorique. Car pour lindividu non impliqué dans lactivité théorique, la théorie apparait comme une faculté décrire, de penser, un produit de lintelligence, une création individuelle et pleine de mystère. Cest leffet du spectacle; le fétichisme de la théorie pour ceux qui se trouvent en-dehors.
La femme se trouve souvent forcée dadmettre quelle narrive pas à écrire et quelle na aucun rôle actif dans lélaboration de la théorie révolutionnaire, à lencontre apparente de certains des hommes quelle côtoie. Pour ce qui est de la théorie, son premier mouvement est de sen remettre aux hommes, qui lui semblent plus qualifiés quelle. Elle finit par se méfier de sa propre pensée, paralysée par des critères extérieurs. Lorsquelle en vient à pénétrer dans des terrains inexplorés, elle sarrête court, pensant que si ça na pas été fait avant elle, cest que cela nen valait pas la peine. Sa pensée, quand malgré tout elle existe, reste lettre morte: la femme nira jamais delle-même jusquaux conséquences pratiques de sa pensée. Souvent, elle juge très rapidement un individu, en fait une critique pertinente et fine, même avant son ou ses compagnons; mais sa passivité fait quelle en reste là. Pour les conséquences pratiques, elle sabrite derrière eux. Ses réflexions et ses critiques, elle les fera en privé, laissant à la masculinité le soin de les pratiquer.
Mais ainsi elle se prive dune prise directe sur son entourage; elle ninflue jamais directement sur rien et ne peut donc devenir une théoricienne. Car la théorie, cest la critique de la vie quotidienne; cest lopération de chaque individu quil mène dans cette vie quotidienne; cest une suite dinterventions renouvelées et corrigées sur les rapports avec les gens (qui sont aussi le lieu defficacité de laliénation) et, ce qui est la même chose, cest aussi une série dinterventions sur la société. La théorie est une entreprise de transformation révolutionnaire qui implique que lindividu théoricien accepte lui-même sa propre transformation ininterrompue. La théorie repose donc sur la compréhension et laction sur les blocages (des individus et de lhistoire sociale).
Si les hommes ont une place apparemment prépondérante dans le mouvement révolutionnaire, cest quune partie dentre eux entrent dans la lutte révolutionnaire avec les traits de caractere de la masculinité cest-à-dire en réalité avec aussi peu daptitudes révolutionnaires (mais qui ne sont pas encore arrivées au point de se manifester aussi crument), avec une complaisance inconsciente pour leurs traits de caractère, comme les femmes pour la féminité qui peut faire illusion puisque la pratique de la théorie demande imagination, lutte réelle, confiance en soi et dans le pouvoir de lindividu, aptitudes que le caractère masculin possède sous une forme dégradée. Pour se convaincre de cette misère cachée du mouvement révolutionnaire moderne, il suffit de remarquer que la feminité ne saurait y être admise sans lassentiment de la masculinité, ou du moins ne saurait y être tolérée bien longtemps. La passivité féminine a pour revers lactivisme masculin. Jusquici, on a surtout remarqué la passivité, parce quelle est la plus choquante dans un mouvement fondé sur lautonomie des individus.
Les femmes ne sont colonisées par le spectacle de la théorie que dans la mesure où elles sont totalement extérieures à la théorie. Et ce nest pas lexemple ou lintervention des hommes, eux-mêmes largement colonisés par ce spectacle, qui peut précipiter leur démystification, qui peut leur faire comprendre in vivo ce quest la théorie. La passivité des femmes doit désormais être critiquée, non pas superficiellement parce quelles nécrivent pas ou ne savent pas sexprimer de façon autonome, mais à la racine, parce quelles nont aucune efficacité directe et pratique; notamment dans leurs rapports avec autrui. De même, il ne devra plus suffire à un homme de sexprimer abstraitement. Il faudra que ses écrits et sa pensée aient directement des effets concrets. La masculinité et son activisme ne doit plus avoir comme repoussoir la féminité et sa passivité.
Il y a une complaisance évidente dans le maintien de ces rôles. Lindividu aliené répugne à extirper ce quil a refoulé; et comme la masculinité et la féminité sont complémentaires, elles ont la solidité des phénomènes naturels et inéluctables. Dans le refus de combattre ces rôles subsiste en fait lacceptation globale de la société aliénée. Ceux qui se prétendent révolutionnaires disent quils veulent changer le monde et leur propre vie. Mais ces individus espèrent en réalité quils seront changés par une révolution. Ils restent donc ces individus passifs, disposés à sadapter, sil le faut, mais qui craignent au fond tout changement. Ils sont tout le contraire de situationnistes.
La résolution des défaillances de la pratique révolutionnaire à lentrée de la nouvelle époque passe maintenant directement par la résolution des défaillances des femmes révolutionnaires; cest-à-dire aussi par le dépassement dune certaine pratique masculine limitée qui sest accommodée jusquà présent de ces défaillances et les entretient. Cest un objectif urgent pour la critique de la vie quotidienne que de ruiner définitivement linégalité des sexes dans lactivité révolutionnaire; cest-à-dire de ruiner les rôles respectifs quils assurent dans la vie aliénée, les structures caractérielles de la féminité et de la masculinité et les limitations quelles imposent à lexpérience révolutionnaire.
Il existe surtout deux types de femmes dans le mouvement révolutionnaire: les plus nombreuses actuellement sont les femmes pourvues dun protecteur. Elles sont admises dans le milieu révolutionnaire, avec les traits de la feminité, parce quelles sont présentées par un homme. Les autres se présentent seules: elles sont admises à cause dun passé prestigieux auquel elles ont participé ou pour une idéologie quelles se sont bien assimilée. Celles-ci seront admises avec les traits de la masculinité, comme les hommes.
Certaines ne diront absolument rien en public, se contentant dans lintimité de faire les remarques quelles navaient pas osé faire; ou bien elles nouvriront la bouche que pour répondre aux questions futiles quon croit les seules à pouvoir leur être posées; ou encore, arbitrairement mêlées aux discussions théoriques, guettant du coin de loeil lapprobation de leur protecteur, elles noseront pas clamer leur ignorance à ce sujet et sembrouilleront dans la confusion de leur pensée ou répéteront ce quelles ont entendu dire, leurs difficultés dans ce domaine leur paraissant honteuses; dautres étaleront leurs insuffisances, en se cherchant des excuses dans la difficulté quelles ont décrire, mais décrire seulement, comme une calamité inexplicable, ce qui laisse sous-entendre quelles pensent malgré tout admirablement; ou bien elles reconnaissent en cela une tare féminine, se croyant protégées, par leur honnêteté, de toute critique plus directe; dautres encore se manifestent par des démonstrations agressives envers les hommes pour bien montrer quelles ne sont pas sous leur coupe et quelles pensent de façon autonome. À chaque fois, cest leur colonisation par le spectacle de la théorie qui paralyse les femmes.
Ainsi les seuls rapports qui restent le plus souvent aux femmes sont les rapports amoureux. Elles mettent alors en avant leur sensibilité, déblatèrent en privé sur la théorie comme étant quelque chose de froid et dabstrait et portent aux nues les rapports humains. On reconnaît souvent aux femmes une plus grande sensibilité et une plus grande finesse pour juger les gens. Cest aussi que les hommes, ayant un embryon dexigences pratiques, sont beaucoup plus prudents quant à déventuelles critiques qui les entraîneraient à des conséquences pratiques. Ils préfèrent admirer leur compagne pour une telle capacité quils se déclarent avoir à un degré moindre il a bien fallu la refouler et justifier ainsi leurs relations avec cette femme: la passivité de la femme et son inexistence publique doivent être compensées par une plus grande richesse cachée, et la justification monogamique du couple est cette complémentarité de lhomme et de la femme. Si la sensibilité est encore un apanage de la féminité, cest que la théorie nest pas comprise pour ce quelle est puisque des hommes qui sont considérés comme des théoriciens passent pour en être démunis; alors que la théorie comprend lapplication pratique de cette sensibilité et de cette finesse.
Le mouvement révolutionnaire moderne doit ruiner et dépasser cette opposition plaisir/activité, sensibilité/lucidité, conception/exécution, habitude/innovation, etc. Lopposition feminité/masculinité correspond à un stade réifié du développement humain.
Les individus colonisés par le spectacle dune théorie révolutionnaire sont en fait colonisés par le besoin dapparaître comme autonomes; ils sont dune façon générale soumis à lapparence. Tant que la théorie sera comprise comme un produit de lintelligence, comme la faculté individuelle de penser et d écrire, et comme telle, comme une source possible de prestige personnel, les hommes continueront à vouloir sexprimer à tout prix, et les femmes à se désoler de ne pouvoir les imiter.
Il sagit maintenant de comprendre la théorie pour ce quelle est. Il faut que les femmes (et les hommes) nacceptent plus quon soit dans ses actes en contradiction avec ses propos, quil existe des critiques non suivies deffets. Il faut redonner à la subjectivité tous ses droits en lui donnant un aboutissement pratique. Personne ne doit plus pouvoir être lucide sur les autres sans lêtre sur lui-même, ou lucide sur lui-même sans lêtre sur les autres. Le mouvement révolutionnaire moderne doit devenir invivable pour la masculinité et la feminité. Il doit juger les individus sur leur vie.
JEANNE CHARLES
1975
Jeanne Charles était le pseudonyme de Françoise Denevert. Cet article a paru dans la revue Chronique des Secrets Publics (Paris, 1975).
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Traduction anglaise de ce texte