BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Confessions d’un
ennemi débonnaire de l’État

 

 

Si le monde se plaint de quoy je parle trop de moy,
je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy.

(Montaigne)      

 

Partie 1
Enfance
Comment je suis devenu athée
Shimer College et mes premières aventures indépendantes
Le Berkeley des années 60
Kenneth Rexroth
Comment je me suis fait réformer
Comment je suis devenu anarchiste

Partie 2
Comment je suis devenu situationniste
Le groupe “1044”
Le groupe “Contradiction”
Un nouveau commencement
Le groupe “Notice”
La dissolution d’une communauté

Partie 3
Voyage au Japon et à Hong Kong
L’Anthologie de l’I.S.
L’escalade
Rexroth encore
La pratique zen
Lectures, écrits, traductions, musique
Comment ce livre a vu le jour

 

 

Enfance

Je suis né en 1945 en Louisiane, où mon père faisait son service militaire. Quand il est parti pour la guerre, ma mère et moi vivions à la ferme de mes grands-parents maternels dans le Minnesota. À son retour, deux ans plus tard, nous nous sommes installés à Plainstown, sa ville natale dans les Ozarks, région vallonnée au sud du Missouri.

Dans cette ville au développement un peu plus lent que le reste du pays, on pouvait encore goûter la vie américaine provinciale et “prétélévision” du début du siècle, idéalisée par l’illustrateur Norman Rockwell — le monde des balancelles sous les vérandas et des après-midi oisifs, des éclaireurs et des parties de base-ball sur des terrains de fortune, des quadrilles folkloriques et des pique-niques paroissiaux, des foires régionales, des camps d’été, des feuilles d’automne, des Noëls sous la neige. Ce style de vie a été souvent décrié, mais il avait quand même plus de charme que le genre d’existence banlieusarde et artificielle qui commençait déjà à le remplacer. Malgré leur naïveté à bien des égards, les habitants de l’état dont la devise officielle est “Je ne crois qu’à ce que je vois” gardaient toujours quelques vestiges de scepticisme et d’un bon sens à la Mark Twain (lui-même originaire du Missouri). Même les gens les plus pauvres possédaient leur propre maison ou leur propre ferme, et l’entraide au sein des familles étendues procurait une certaine sécurité dans les temps difficiles. La vie était tranquille, et un gosse pouvait grandir sans se rendre bien compte des problèmes du monde extérieur.

Des séjours annuels dans la ferme du Minnesota me permettaient de garder le lien avec les vieilles traditions. Je me revois encore en train de farfouiller dans l’immense grenier à foin de la vieille grange et d’explorer la vieille maison avec ses meubles à l’ancienne mode et plein de choses curieuses, telles qu’une glissière pour le linge qui allait de l’étage jusqu’à un sous-sol à l’odeur de moisi, bourré de trucs bizarres du siècle précédent. Et je me souviens des balades avec mon grand-père, un type alerte et plein d’entrain qui travaillait toujours aux champs malgré ses quatre-vingt-dix ans.

Mon père était un de ces médecins de famille de la vieille école, accouchant les femmes sur plusieurs générations, ne prenant que cinq dollars pour une visite à domicile, même au milieu de la nuit, et parfois rien du tout si la famille était dans la gêne. Tout comme son père avant lui, il travaillait à temps plein comme médecin, tout en s’occupant activant de la ferme. Il s’en occupe toujours aujourd’hui, même s’il a arrêté la médecine il y a deux ans. Ma mère était diplômée en physiothérapie, mais elle consacrait le plus clair de son temps à s’occuper de moi et de mes deux soeurs.

Sam Thomas, mon premier et mon meilleur ami, avait deux ans de plus que moi et habitait à deux pas. Nous jouions à tous les jeux de notre âge — le base-ball, le basket-ball, le football américain, le badminton, le ping-pong, kick-the-can, les billes, les cartes, le Monopoly, le Scrabble... Mais ce qui nous plaisait le plus, c’étaient les activités que nous inventions nous-mêmes: faire des constructions compliquées avec des assortiments de petits rondins ou de petites poutrelles métalliques, déployer des cow-boys et des Indiens miniatures dans des forts et des tunnels que nous creusions dans un tas de sable, construire des petites cabanes, dont l’une était dans un arbre, organiser des spectacles et des fêtes foraines pour les autres gosses du voisinage.

Les souvenirs de l’école primaire sont également chers à mon coeur. Sans être vraiment “progressiste”, le système d’enseignement était assez souple et me réussissait plutôt bien. Comme j’apprenais sans effort, les institutrices me dispensaient d’une partie des devoirs ordinaires pour me permettre de poursuivre des projets indépendants, seul ou en compagnie d’autres élèves doués: des recherches sur la géographie, l’histoire, l’astronomie ou la physique nucléaire dans les encyclopédies, la compilation de listes, de diagrammes et de tableaux, des expériences, des exposés scientifiques.

En dehors de l’école je dévorais les livres — les ouvrages scientifiques ou historiques et la bande dessinée Pogo étaient mes lectures favorites — et j’apprenais quelques nouveaux jeux: le tennis, le billard, les échecs et surtout le bridge, qui me fascinait. Je lis d’ailleurs toujours avec plaisir des livres sur la stratégie du bridge, bien que je n’y aie joué que rarement depuis que j’ai quitté la maison. Mais là encore, ce sont les activités que nous avons inventées nous-mêmes, mes amis et moi, qui m’ont laissé les plus doux souvenirs. Nous avons créé ainsi un îlot imaginaire habité par des familles de personnages découpés dans du caoutchouc mousse, pour lesquels nous avons imaginé des généalogies et des histoires détaillées. Nous avons également mis au point un jeu inspiré par les voyages des grandes découvertes qui nous passionnaient. Les obsédés du “politiquement correct” trouveront là une belle occasion de montrer les dents. Mon ami représentait l’Angleterre du XVIe siècle, moi la France, et nous concourrions pour l’exploration et la colonisation du reste du monde. Tour à tour, les yeux fermés, nous mettions le doigt sur un globe tournant, puis nous jetions trois pièces: la combinaison des piles et des faces déterminait la distance que nous pouvions parcourir à partir de cet endroit — cette distance variant selon que l’on se déplace par voie marine, fluviale ou terrestre — et combien de territoires nous pouvions revendiquer. Je crois que d’autres règles régissaient les fortifications et les batailles dans les territoires contestés. Tout était marqué en couleurs différentes sur une carte du monde vierge. Pendant les week-ends nous passions souvent la nuit ensemble, jouant jusqu’à ce que nos parents nous envoient nous coucher et une bonne partie du lendemain, jusqu’à la fin du jeu par épuisement ou parce que toute la carte était finalement partagée entre nous.

Je passais aussi de bons moments avec les éclaireurs, acquérant de plus quelques compétences utiles: le sauvetage, le secourisme, des tours de main divers, des connaissances en histoire naturelle, le camping. Et le canoë, combinaison sublime de quiétude et de glissement silencieux sur un cours d’eau sinueux au pied des vieilles falaises érodées par des intempéries millénaires, en observant les poissons ainsi que le grouillement des écrevisses au fond de la rivière... Malgré ses aspects patriotiques et quasi-militaristes contestables, le scoutisme mettait un accent salutaire sur les principes écologiques et professait pour l’Indien d’Amérique un respect inhabituel pour l’époque. Mon initiation à “l’Ordre de la flèche” comprit une journée entière dans un silence total au milieu des bois; inspirée des rites indiens, elle n’était pas très différente de mes expériences zen ultérieures.

Avec le recul, je mesure ma chance d’avoir vécu toutes ces expériences. Grâce à des parents aimants et aux encouragements de mes instituteurs, je pouvais explorer les choses par moi-même et éprouver les joies de l’activité autonome. Je plains les gosses d’aujourd’hui qui passent tout leur temps devant la télévision et les jeux vidéo sans prendre conscience qu’il est bien plus amusant de lire ou de créer ses propres projets. Pour ma part j’ai aimé quelques-unes des premières émissions de télévision, mais nous avons acheté notre premier poste assez tardivement, et j’avais déjà eu l’occasion de découvrir que les livres étaient la porte ouverte sur des mondes bien plus riches et bien plus intéressants.

 

Comment je suis devenu athée

Parmi mes souvenirs d’enfance, les seuls qui soient désagréables concernent la religion. Comme la plupart des habitants de Plainstown, mes parents m’avaient donné une éducation protestante assez conservatrice. Lorsque j’étais enfant j’acceptais aisément la version du christianisme présentée à l’école du dimanche; mais en grandissant, je commençais à comprendre ce que la Bible voulait dire réellement et la menace de l’enfer commença à me hanter. Même si je pensais pouvoir y échapper, j’étais horrifié à l’idée que qui que ce soit puisse être livré à la torture pour l’éternité, serait-ce le pire des pécheurs. Je ne parvenais pas à admettre qu’un soi-disant “Dieu d’amour” se révèle infiniment plus cruel que le plus sadique de dictateurs. Mais j’avais du mal à remettre en question le dogme biblique alors que tous ceux que je connaissais semblaient l’accepter, y compris des adultes apparemment intelligents. Et à l’exception de quelques vagues références aux “communistes athées” vivant à l’autre bout du monde, je n’avais jamais entendu dire qu’on puisse professer une autre croyance.

Mais un jour, à 13 ans, en feuilletant l’anthologie The World of Mathematics de James Newman, j’ai lu un article autobiographique de Bertrand Russell. Après quelques pages je suis tombé sur un passage où il racontait comment il était devenu agnostique dans sa jeunesse en se rendant compte du caractère fallacieux d’un des arguments classiques avancé pour preuve de l’existence de Dieu. J’étais abasourdi. Russell ne le mentionnait qu’en passant, mais la découverte qu’une personne intelligente puisse rejeter la religion suffit à me faire réfléchir. Le lendemain, à l’heure de me coucher, j’étais sur le point de faire ma prière habituelle quand je me suis dit: “Mais enfin, qu’est-ce que c’est que tu fous? Tu ne crois plus à tout ça!”

Je n’osais en souffler mot à personne pendant plus d’une année. En apparence je restais un garçon poli, conventionnel et dévot, faisant ce qu’il fallait pour progresser dans les rangs scouts, jusqu’à obtenir le grade suprême d’ “Aigle”, et feignant de penser comme tout le monde. Mais en même temps je réexaminais secrètement tout ce que j’avais accepté auparavant.

L’année suivante, quand j’ai commencé à aller au lycée, j’ai rencontré quelques élèves plus âgés qui mettaient ouvertement la religion en question, ce qui suffit pour me décider à faire de même. Il en résulta un petit scandale. Le fait que le garçon vanté pendant des années par les instituteurs comme le gosse le plus intelligent de la ville ait subitement déclaré son athéisme choqua tout le monde. Des élèves me montraient du doigt en chuchotant que j’étais voué à l’enfer, les professeurs ne savaient guère s’y prendre avec mes remarques impertinentes, et mes pauvres parents, qui ne savaient absolument pas comment une telle chose avait pu arriver, m’ont envoyé chez un psychologue.

Une fois que j’ai compris l’absurdité du christianisme, j’ai commencé à douter d’autres idées reçues. Il m’est apparu évident, par exemple, que “l’américanisme capitaliste” était aussi criblé d’extravagances. Mais je n’avais aucun intérêt pour la politique parce que selon la philosophie hédoniste et amoraliste que j’avais adoptée, je ne devais tenir aucun compte du bien public à moins qu’il ne rencontrât mes propres intérêts. J’étais par principe contre toute morale, bien qu’en pratique je ne fisse rien de plus immoral que d’être insupportablement sarcastique. Je n’hésitais plus à exprimer mon mépris pour tous les aspects de la vie conventionnelle, que ce soit la culture dominante, les moeurs sociales ou le contenu de mes études.

Depuis quelque temps déjà, ma véritable éducation se faisait plutôt à partir de mes lectures personnelles et de discussions avec quelques amis qui s’intéressaient à peu près aux mêmes livres. J’aimais toujours les sciences et l’histoire, mais je m’intéressais de plus en plus à la littérature, et en deux ou trois ans j’ai lu un bon nombre d’ouvrages classiques — Homère, la mythologie grecque, L’Âne d’or, Les Mille et Une Nuits, Omar Kháyyám, Le Décaméron, Chaucer, Rabelais, Don Quichotte, Tom Jones, Tristram Shandy, Poe, Melville, Dostoïevski, Tolstoï, Bernard Shaw, Aldous Huxley, Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, pour mentionner quelques-uns de mes favoris. Comme je n’avais que très peu d’expérience de la vie, il y a bien des nuances de ces ouvrages que je n’ai pas saisies; mais au moins m’ont-ils donné quelques notions de la diversité des façons de vivre et de penser dans le vaste monde. Bien sûr je me sentais attiré surtout par les écrivains les plus anticonformistes. Nietzsche était un de mes favoris — je me délectais à scandaliser les professeurs et les élèves en lisant des passages de ses critiques cinglantes du christianisme. Mais mon idole était James Joyce. Je ne m’intéressais pas à lui depuis longtemps, mais quand je l’ai découvert j’ai été véritablement impressionné par ses innovations stylistiques et ses références multiculturelles, et j’ai dévoré tous ses livres, même Finnegans Wake, ainsi que plusieurs ouvrages qui lui étaient consacrés. J’étais aussi un peu francophile: je trouvais Stendhal et Flaubert plus intéressants que les romanciers victoriens, et j’étais déjà fasciné par Baudelaire et Rimbaud alors que j’avais encore une piètre connaissance de la poésie anglaise ou américaine.

J’ai découvert les rebelles de la littérature contemporaine par l’entremise de J.R. Wunderle, un copain qui a grandi à Saint Louis et qui avait donc un peu plus d’expérience cosmopolite que mes autres amis. J’avais déjà entendu de vagues rumeurs sur les beats, mais c’est J.R. qui m’a fait connaître les écrits de Ginsberg et de Kerouac. En plus, il affectait lui-même un certain style bohème, dans la faible mesure du possible pour un lycéen habitant une ville provinciale très conservatrice. Un peu plus tard il est allé à Venice West (près de Los Angeles) et a vécu quelque temps en plein coeur du milieu beat.

De mon côté, je n’y étais pas prêt. À part quelques vacances en famille, je n’étais jamais sorti des Ozarks, et je n’avais jamais travaillé, si ce n’est à tondre le gazon dans le voisinage. Mais je voulais absolument m’échapper de Plainstown. La perspective d’y vivre encore deux ans de plus me déprimait profondément, d’autant que je voyais plusieurs de mes amis plus âgés partir pour l’université.

Une issue heureuse est survenue. Un conseiller de mon lycée, à qui je serai toujours reconnaissant, est tombé sur un catalogue de Shimer College, petite école d’enseignement supérieur qui acceptait des élèves exceptionnels sans attendre qu’ils aient le baccalauréat, et il a pensé immédiatement à moi. Cela semblait idéal pour tout le monde. C’était l’occasion de quitter Plainstown et d’entrer dans un milieu intellectuellement intéressant sans avoir d’emblée à me débrouiller tout seul. Mes professeurs furent sans doute soulagés d’apprendre que je ne serais plus là pour leur taper sur les nerfs; et pour mes parents c’était la solution d’un problème sur lequel ils n’avaient aucune prise.

 

Shimer College et mes premières aventures indépendantes

Je m’inscrivis à Shimer en automne 1961, et j’ai tout de suite aimé cet établissement. Situé dans une petite ville du nord-ouest de l’Illinois, Shimer s’inspirait du programme de discussion des grandes oeuvres universelles qui avait été développé à l’Université de Chicago dans les années 30 par Robert Hutchins et Mortimer Adler. Il comptait trois cents étudiants environ dont une dizaine pour le cours moyen. Il n’y avait pas de manuels scolaires, et presque pas de conférences. Les connaissances factuelles n’étaient pas négligées, mais l’accent était mis davantage sur l’apprentissage à la réflexion, à l’interrogation, à la mise à l’épreuve et à l’articulation des idées, en participant à des tables rondes sur les Classiques fondamentaux. Le rôle du professeur n’était que de faciliter la discussion en posant, de temps en temps, une question pertinente. Nous étions encouragés à exprimer n’importe quel point de vue, même le moins orthodoxe, mais il nous fallait le défendre avec compétence; une simple opinion infondée ne suffisait pas.

Shimer n’était ni socialement radical, ni libertaire, comme l’ont été certaines autres écoles expérimentales auparavant et depuis lors. L’administration était assez conventionnelle et les règlements assez conservateurs. Le programme d’études était eurocentriste et accordait peut-être une trop grande importance aux discours philosophiques systématiques tels que ceux d’Aristote et de Thomas d’Aquin, favoris d’Adler et de Hutchins. Un quolibet disait que l’Université de Chicago sous Hutchins était “une université protestante où des professeurs juifs enseignent la philosophie catholique à des étudiants athées”.

Mais quels que soient les défauts du système de Shimer, c’était au moins un système, et un système assez cohérent. Trois années sur quatre étaient consacrées à un tronc commun obligatoire, comprenant les lettres, les sciences humaines, les sciences naturelles, l’histoire et la philosophie, ce qui ne laissait que peu de place pour des enseignements facultatifs. Mais avec ces connaissances de fond les étudiants n’avaient généralement aucun mal à se mettre à niveau dans leurs spécialisations ultérieures. D’ailleurs, contrairement aux partisans conservateurs de l’enseignement classique, Adler et Hutchins ne destinaient pas seulement leur programme à une élite minoritaire. Ils pensaient que tout le monde pourrait et devrait se colleter avec les questions fondamentales traitées dans les grandes oeuvres, comme base d’une éducation qui doit continuer pendant toute la vie. S’ils avaient la naïveté d’accepter sans esprit critique la “société démocratique” occidentale, ils ont au moins sommé cette société de vivre en accord avec ses propres principes, en montrant que son bon fonctionnement exige la participation de citoyens informés et critiques, et en relevant que ce qui de nos jours fait figure d’éducation est très loin de permettre la réalisation de cette ambition.

Bien que ces études fussent assez intéressantes, j’apprenais en fait bien plus auprès des autres étudiants. Mon camarade de chambre, Michael Beardsley, sortait d’un milieu semblable au mien: il venait d’une petite ville du Texas et il avait sauté comme moi les deux dernières années du lycée. Mais la plupart de mes nouveaux amis étaient des juifs de Chicago incarnant une culture radicale, sceptique, humaniste et cosmopolite qui était pour moi d’une rafraîchissante nouveauté. Il y avait aussi quelques personnages plus apolitiques, dont un des plus mémorables était un prodige aux échecs, grand connaisseur de musique classique, rondelet à barbiche qui se comportait comme un potentat oriental et qui s’est porté une fois candidat au gouvernement estudiantin avec la seule promesse électorale que son élection serait agréable à son moi! Il a été élu, bien sûr. Il y avait aussi quelques types plus conventionnels, mais ils étaient nettement minoritaires, et même ceux-là s’amusaient comme nous de ce que Shimer détenait le record national du plus grand nombre de défaites consécutives dans le seul sport où nous concourrions avec d’autres universités, le basket.

À Shimer, et pendant les vacances à Chicago, mes nouveaux amis m’ont fait connaître l’alcool, le jazz, la musique populaire et la musique classique, le cinéma étranger, les cuisines de tous les pays, la politique gauchiste et un milieu multiracial plein d’entrain. Bien que Plainstown ne fût pas franchement raciste comme les états du Sud profond, il y avait une ségrégation de fait entre les différents quartiers, de sorte que je n’y avais guère rencontré de noir. Il n’y en avait que quelques-uns à Shimer, mais j’en ai rencontré beaucoup aux fêtes de mes amis à Chicago. C’était l’âge d’or du premier mouvement pour les droits civiques et il régnait une camaraderie chaleureuse, franche et enthousiaste, bien différente du rapport interracial troublé et méfiant qui s’est développé quelques années plus tard dans les milieux radicaux. Bien que restant par principe apolitique, je commençais à abandonner mon amoralisme guindé. Mes nouveaux amis et le nouvel environnement dans lequel je me trouvais m’aidaient à me dégeler, à devenir plus humain et plus humaniste.

Une autre influence importante qui allait dans le même sens était la renaissance de la musique populaire traditionnelle. Sa simplicité et sa pureté présentaient un contraste rafraîchissant avec la musique insipide en vogue à l’époque. Le premier album de Joan Baez était le plus populaire sur le campus, mais quelques-uns de mes amis avaient été élevés par leurs parents progressistes au régime Woody Guthrie et Pete Seeger, et avaient déjà développé des goûts de puristes. Ils m’ont fait connaître des artistes plus anciens, plus authentiques et plus passionnants — surtout le grand Leadbelly. Je fus aussi inspiré par le premier chanteur de ce genre que j’ai vu en personne, Jack Elliott, interprète dans la tradition de Guthrie qui voyageait dans tout le pays au volant d’une vieille camionnette. Je n’aspirais à rien d’autre qu’à jouer de la guitare comme lui. D’ailleurs, une telle aspiration n’était pas complètement irréaliste. La musique populaire se prêtait à la participation: n’importe qui peut chanter avec les autres, et ce n’est pas très difficile de jouer d’un instrument, au moins à un niveau modeste. Plusieurs de mes amis le faisaient déjà. Je commençais à apprendre la guitare et plus tard j’ai appris à jouer quelques airs simples au violon.

Cet hiver-là, après quelques relations amoureuses qui n’avaient pas dépassé le pelotage poussé, j’ai trouvé enfin une fille plus obligeante. L’événement bienheureux se produisit dans le bureau du Club folklorique, qui avait par hasard un sofa convenable. Trouver un endroit pour faire l’amour était un problème récurrent à Shimer, avant que les règlements des dortoirs ne fussent libéralisés quelques années plus tard. Au printemps et en automne nous recourions au terrain de golf, qui n’a jamais eu aucun autre usage, ou au cimetière à côté; mais en hiver il faisait trop froid, et nous avons essayé toutes sortes d’autres lieux tous aussi précaires les uns que les autres.

Quelques semaines plus tard j’ai perdu également ce que l’on pourrait appeler ma virginité spirituelle. Il faut rappeler qu’en 1962 les drogues étaient pratiquement inconnues sauf dans quelques milieux urbains marginaux. Rares étaient les étudiants qui avaient essayé ne serait-ce que la marijuana. Quant aux psychédéliques, presque personne n’en avait entendu parler et ils n’étaient même pas encore illégaux. Avec Mike Beardsley nous avons commandé un grand carton de boutons de peyotl à un ranch du Texas, qui furent dûment livrés sans que les services postaux ni les autorités de l’école n’y prêtassent la moindre attention. Quelques jours plus tard, sans savoir très bien ce qui nous attendait, nous en avons ingéré quelques-uns.

Après la nausée qui accompagne inévitablement la prise du peyotl, nous commençâmes à sentir monter en nous quelque chose d’étrange et d’extrêmement inquiétant. Je crus d’abord que j’étais en train de devenir fou. Puis je réussis à me détendre et à vivre cette nouvelle expérience. Nous avons passé presque toute la journée allongés dans notre chambre, les yeux fermés, en regardant les motifs changeants évoqués par divers morceaux de musique, dont les plus inoubliables étaient les trois premiers concertos pour piano de Prokofiev que nous savourions pour leur combinaison unique de lucidité classique, d’extravagance romantique et d’élan folâtre. Tout était frais, comme si nous étions revenus en enfance ou si nous nous étions réveillés au jardin d’Éden; ou bien, comme si les choses que nous n’avions vues jusque là qu’en noir et blanc et à plat étaient apparues subitement en couleurs et en relief. Mais ce ne sont pas seulement les effets sensoriels qui ont rendu l’expérience si bouleversante, c’est aussi que le sens même du “soi” était ébranlé. Nous ne regardions pas tout cela de l’extérieur; nous-mêmes faisions partie de ce monde vibrant et pulsatoire.

La tête pleine des visions de Rimbaud et de Kerouac, nous négligions nos classes et commencions à rêver de quitter l’école pour explorer le monde. Au printemps nous l’avons fait. Mike et sa copine Nancy sont allés à Berkeley, où elle avait des amis. Pour ma part, je me suis décidé à aller à Venice West, où j’avais quelques contacts grâce à J.R.

Venice était bourré de poètes beat, de peintres tachistes, de musiciens de jazz, de non-conformistes sexuels, de toxicos, de clochards, de prostitués, d’escrocs — et de nombreux flics de la police des moeurs. C’était tout à fait passionnant, mais aussi très paranoïaque; bien différent de l’esprit ouvert, détendu et joyeux du milieu hippie que j’allais connaître ultérieurement. Et sans le matelas économique qu’avaient les hippies (qui au besoin pouvaient se débrouiller facilement en mendiant), c’était bien plus indigent. Ne sachant jamais d’où viendrait mon prochain repas, ni où je finirais par passer la nuit, je vivotais de mille manières...

À la fin je me suis fait pincer pour un larcin. Comme j’étais encore mineur et que j’avais un casier judiciaire vierge, je ne suis resté que trois jours en prison avant d’être expédié à Plainstown et remis sous la garde de mes parents.

Ce fut heureusement ma seule expérience de la prison. Le fait d’être enfermé est déjà bien pénible, mais ce qui m’a vraiment écoeuré, c’est l’ambiance méchante, malsaine, inhumaine qui régnait dans ces lieux-là. Comme un garçon blanc de la classe moyenne, je ne faisais évidemment que déconner un peu et je restais toujours libre de revenir à une vie plus aisée; mais je n’oublierai jamais ceux qui n’ont pas été aussi favorisés par le destin. Penser que des gens sont enfermés pendant des années me met plus en colère que presque n’importe quoi d’autre.

Pendant quelques mois je vécus chez mes parents, travaillant dans une librairie et lisant beaucoup — Blake, Thoreau, Lautréamont, Breton, Céline, Hesse, D.T. Suzuki, Alan Watts, et surtout celui qui était devenu mon auteur favori, Henry Miller. Après des décennies d’interdiction ses deux “Tropiques” venaient d’être édités en Amérique, et ils m’ont ébloui. Voilà enfin, pensais-je, une personne vraie parlant de la vie réelle, au-delà de tous les artifices de la littérature. Aujourd’hui je ne le prends plus au sérieux en tant que penseur, mais j’apprécie toujours l’humour et l’entrain de ses romans autobiographiques.

Une autre influence salutaire et plus durable fut celle de Gary Snyder. Je le connaissais déjà comme “Japhy Ryder”, héros des Clochards célestes de Kerouac. C’est un beau livre, mais certains aspects de Snyder dépassaient largement l’entendement de Kerouac. Ses écrits étaient plus lucides, et sa vie était plus exemplaire. Ce que j’avais lu sur le bouddhisme zen m’avait intrigué, mais voilà une personne qui avait réellement étudié les langues orientales et qui était même allé au Japon pour des années d’initiation rigoureuse au zen. J’étais très éloigné de ce genre de discipline personnelle, mais je commençais à lire de plus en plus de livres sur le sujet avec l’idée que je pourrais explorer cette voie en pratique à l’occasion.

En plus de la poésie de Snyder, je fus frappé par son essai “Un anarchisme bouddhiste” (reproduit sous le titre “Le bouddhisme et la révolution à venir” dans Le Retour des tribus, Éditions Bourgois, 1972). Malgré ma sympathie pour les droits civiques et d’autres causes dissidentes épousées par quelques-uns de mes amis de Shimer, j’étais resté jusque là apolitique par principe, estimant, tout comme Henry Miller, que la politique n’était que de la foutaise superficielle et qu’un changement fondamental exigerait quelque sorte de “révolution du coeur”. Détestant instinctivement ce que Rexroth appelle le Mensonge Social, l’objectif de permettre aux gens de mener une “vie normale” ne me semblait pas digne d’intérêt, étant donné que la vie normale actuelle était précisément ce que j’avais méprisé depuis l’âge de treize ans. L’essai de Snyder ne m’a pas fait abandonner ce point de vue, mais il m’a montré comment une perspective radicale pouvait se rattacher à une quête spirituelle. Je ne prêtais toujours guère attention aux questions politiques, mais la voie était ouverte pour un engagement social ultérieur.

En janvier 1963 j’avais gagné assez d’argent par mon travail à la librairie et en jouant au poker dans un cercle local pour pouvoir quitter mon boulot et reprendre la route. D’abord, j’ai fait du stop jusqu’à Saint Louis où j’ai retrouvé J.R. Wunderle qui fréquentait un milieu de motards et travaillait dans un hôpital psychiatrique, ce qui était le plus inattendu qu’on puisse imaginer. J.R. lui-même, s’il n’était pas exactement dément, était depuis toujours un personnage assez excentrique. Par la suite il adopta successivement tant de rôles intentionnellement extravagants, depuis celui d’un charlatan à la W.C. Fields jusqu’à celui de réactionnaire acariâtre, en passant par pionnier du Far West, que je ne suis pas sûr que lui-même ait toujours distingué l’ironie de la réalité. Il y a quelques années il est mort d’une cirrhose du foie, à l’âge de 46 ans.

Puis j’ai fait un deuxième voyage en Californie, cette fois avec Sam Thomas. Je ne l’avais pas vu souvent depuis l’enfance — nous étions allés à des écoles différentes, et il était resté un garçon assez conventionnel et grégaire à l’époque où j’étais déjà en fervente révolte intellectuelle. Mais une fois à l’université il est vite devenu branché, et quand je l’ai revu il avait découvert le jazz, laissé pousser sa barbe et commençait à écrire de la poésie libre. Pendant ses congés scolaires nous avons pris la voiture d’un négociant du Missouri, nous l’avons conduite à Berkeley, puis nous l’avons livrée à Los Angeles où nous avons vu mes copains de Venice West, pour revenir enfin dans le Missouri en autocar, tout cela en l’espace de dix jours.

Ensuite je me suis rendu au Texas, où Mike et Nancy Beardsley étaient revenus depuis qu’ils avaient eu leur enfant. Cette époque me semble toujours magique, bien que je n’ai pas gardé le souvenir précis de toutes nos équipées — sauter sur un train de marchandises en marche simplement pour l’expérience; essayer la belladone, drogue toxique des sorciers, et se retrouver dans un monde psychotique et cauchemardesque... Même si nos équipées étaient parfois assez insensées, nous explorions les choses par nous-mêmes, et les médias ne propageaient pas encore des rôles de “révoltés” à imiter. Isolés au coeur de l’Amérique, rencontrant de temps en temps quelques âmes soeurs avec lesquelles nous partagions passionnément telle découverte, telle aspiration ou telle prémonition, cherchant à tâtons le genre de perspective qui prendrait forme quelques années plus tard dans la contre-culture hippie, nous pressentions qu’il se tramait quelque chose de nouveau. Mais la seule chose dont nous étions sûrs, c’était que le monde où nous nous trouvions était fondamentalement absurde. Et ce monde lui-même était encore complètement inconscient de ce qui se préparait. Il faut rappeler que la plupart des choses pour lesquelles les années 60 sont devenues célèbres n’ont réellement démarré (ou au moins n’ont été portées à la connaissance du public) qu’en 1965 ou 1966.

Au printemps nous avons déménagé à Chicago et nous nous sommes installés ensemble dans un appartement de Hyde Park, le quartier universitaire. Je travaillais occasionnellement, d’abord dans un entrepôt, puis, ce qui était plus agréable, dans un magasin qui vendait des instruments et des disques de musique populaire traditionnelle; ou bien je gardais le bébé pendant que Mike et Nancy travaillaient. Je fréquentais aussi quelques autres amis que j’avais connus à Shimer. Et j’ai découvert un petit centre zen qui m’a donné un aperçu de la méditation traditionnelle.

Suite à cette expérience, et comme je commençais à me lasser des inconvénients de la pauvreté, je me suis résolu à organiser ma vie et à passer à autre chose. J’ai donc décidé de retourner à Shimer pour obtenir mon diplôme, dans l’idée, comme Snyder, de poursuivre des études orientalistes de troisième cycle, et ensuite peut-être d’aller au Japon pour m’initier au zen dans un monastère.

De retour à Shimer, j’avais deux activités principales en dehors de mes heures de cours. La première était de faire l’amour avec ma belle copine, Aili. La deuxième était la musique populaire. Avec plusieurs amis, nous jouions à toute occasion, modelant notre style sur les enregistrements les plus anciens et les plus authentiques — ballades et airs de violon des Appalaches, groupes à cordes (Charlie Poole, Gid Tanner, Clarence Ashley, les Carolina Tar Heels), field hollers [braillements des champs], jug bands, blues primitifs (Blind Lemon Jefferson, Sleepy John Estes, Charley Patton, Son House, Robert Johnson).

L’âge d’or était celui des années 20, quand les musiciens populaires de toutes les régions du pays étaient enregistrés presque au hasard par des compagnies à la recherche de tubes éventuels. Il y avait une grande variété de styles, et ceux d’une région étaient souvent bien différents de ceux de l’état ou même du comté voisins. La crise des années 30 a anéanti le marché local et les disques et la radio favorisant une homogénéisation croissante, les musiciens locaux étaient de plus en plus influencés par les vedettes nationales, comme Jimmie Rodgers, la famille Carter et les premiers groupes bluegrass et country (ou d’une manière analogue dans la musique noire, par le blues et le jazz plus urbanisés).

J’aimais quelques-unes des chansons de Rodgers et des Carter, mais c’était la limite la plus moderne de mes goûts. La musique bluegrass me semblait trop clinquante, et elle n’avait pas pour moi le caractère fascinant des vieilles ballades et des vieux airs des montagnes (je ne parle même pas de la sensiblerie de la musique country). Pour trouver de la véritable musique d’époque, nous recourions aux enregistrements commerciaux des années 20, à ceux réalisés localement dans les années 30 pour la bibliothèque nationale, et aux concerts des quelques grands artistes traditionnels survivants qui ont été redécouverts et amenés à jouer devant des auditeurs urbains ravis. Pour les puristes comme nous, le festival folklorique annuel de l’Université de Chicago était le meilleur du pays. Je me rappelle encore les fêtes d’après concerts dans les appartements de mes amis — des centaines de gens dans toutes les pièces et même dans les escaliers, jouant de minuit jusqu’à l’aube, puis, après quelques heures de sommeil, se précipitant vers le campus pour les concerts et les séminaires de la journée suivante. Compte tenu de la taille plus modeste de Shimer, nous n’avons pas mal fait non plus. Pendant les deux années où j’étais président du Club de musique folk, j’ai réussi à y organiser des concerts de Dock Boggs, Son House, Sleepy John Estes et Big Joe Williams, en plus des New Lost City Ramblers, premier des groupes modernes à reprendre la vieille musique traditionnelle et dont les concerts annuels à Shimer étaient devenus une institution. Avec J.R., nous avons fait une expédition sur place, nous déplaçant en stop de St. Louis à Memphis pour enregistrer Gus Cannon et Will Shade, les deux derniers membres des grands jug bands des années 20.

Je crois que la véritable éducation est généralement l’auto-éducation, l’éducation de soi-même par soi-même, et j’ai une piètre opinion de la plupart des institutions d’enseignement. Mais je voudrais dire que loin d’entraver la mienne comme l’auraient fait la plupart des écoles, Shimer l’a favorisée à bien des égards. Ainsi, un de mes derniers cours m’a fait connaître deux des écrivains qui m’ont le plus influencé. Nous examinions différentes philosophies (Kierkegaard, Buber, Camus, etc.). Pour moi, Je et Tu de Buber surpassait tous les autres livres. Martin Buber était un sage véritable, un des rares penseurs religieux occidentaux que je puis supporter sans nausée. Pendant une de nos discussions, un camarade d’étude a sorti Bird in the Bush de Kenneth Rexroth pour lire quelques passages de son essai sur Buber. Je l’ai emprunté immédiatement, je l’ai dévoré, et je n’ai plus jamais été le même à partir de ce moment-là.

En 1965, quand j’ai obtenu mon diplôme de Shimer, il n’y avait aucune incertitude sur ma prochaine destination. Tout ce que j’avais entendu sur la Bay Area [la région de la Baie de San Francisco] me semblait formidable, depuis la renaissance de la poésie des années 50 jusqu’au Free Speech Movement qui venait de se déclarer à l’Université de Californie à Berkeley. Pour ajouter à cet attrait, mon ami Sam, qui vivait maintenant avec sa femme et son bébé, s’y était déjà installé pour faire des études de troisième cycle en poésie. Un de ses professeurs n’était autre que Gary Snyder, revenu récemment en Amérique après plusieurs années d’initiation zen au Japon. Et en automne, Sam comptait suivre un cours de Kenneth Rexroth! Après avoir travaillé l’été dans une aciérie à East Chicago, je me suis installé à Berkeley. J’y suis resté depuis lors.

 

Le Berkeley des années 60

C’était le moment le plus merveilleux pour arriver là. On sentait encore les répercussions vivifiantes du Free Speech Movement. Il y avait des discussions animées sur le campus, dans la rue, dans les cafés, partout — et pas seulement parmi les hippies et les radicaux. Les libéraux et même des jeunes conservateurs, conscients que tout était mis en question, se laissaient entraîner dans des débats sur tous les aspects de la vie.

Pendant la première année j’ai fait des études orientalistes de troisième cycle à l’American Academy of Asian Studies, une petite école qui n’existe plus aujourd’hui. Mais le plus souvent je me donnais du bon temps avec Sam. Par son entremise je me suis mêlé au milieu très vivant de la poésie de la Bay Area, rencontrant beaucoup de jeunes poètes et j’ai assisté à de nombreuses lectures publiques par quelques-uns des personnages les plus marquants de la génération précédente — Rexroth, Snyder, William Everson, Robert Duncan, Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg, Philip Whalen, Lew Welch. Bien que je n’aie pas beaucoup écrit moi-même, je me plongeais dans la poésie. Avec Sam, nous lisions à haute voix Whitman, Kenneth Patchen ou William Carlos Williams, parfois sur une musique de jazz, ou bien nous improvisions des poèmes chain (où plusieurs personnes écrivent en alternance) pendant que nous traversions en voiture le pont à San Francisco, lorsque je l’accompagnais au cours du soir de Lew Welch et au “cours” de discussions libres animé par Rexroth au San Francisco State College.

J’aimais beaucoup Rexroth, mais je me suis passionné dans un premier temps pour Welch. Il était plus jeune et d’une certaine manière nous ressemblait, partageant notre sens de l’humour loufoque et nos enthousiasmes juvéniles pour les psychédéliques et la nouvelle musique rock. Je me souviens surtout de son insistance sur le mot juste. Croyant que les poètes ont une vocation chamanique d’exprimer les réalités essentielles de la manière la plus tranchante, il dénonçait sans cesse toute “tricherie” dans un poème, toute expression négligée, sentimentaliste ou “inexacte”.

Rexroth, bien que lui aussi vît nos enthousiasmes d’un assez bon oeil, était plus détaché et plus ironique. Il raillait les psychédéliques, par exemple. Je pensais d’abord que c’était parce qu’il ne savait pas de quoi il parlait; mais à la lecture de quelques-uns de ses poèmes mystiques, je me suis rendu compte qu’il connaissait à fond ces expériences, qu’il eût ou non employé des moyens chimiques pour en arriver là. Peu à peu j’en vins à apprécier sa sagesse et sa magnanimité subtiles et discrètes.

Pendant mes deux premières années à Berkeley j’ai fait une douzaine de trips psychédéliques avec Sam et d’autres amis. Nous étions généralement trois ou quatre, réunis dans quelque endroit tranquille à l’abri des irruptions extérieures, accompagnés de préférence d’un non-participant expérimenté qui pourrait s’occuper de toute commission nécessaire. Le plus souvent nous écoutions simplement de la musique, laissant l’ouverture d’un raga indien nous ramener au début éternel de l’univers, ou les notes d’une pièce pour clavecin de Bach nous traverser comme une averse de bijoux. Parfois nous entrions dans une zone d’humour où le sens de la sainteté universelle était inséparable du sens de la drôlerie fondamentale de tout; et le lendemain nous aurions encore les joues douloureuses à cause des multiples orgasmes de rires. Quelquefois nous allions dans les bois: je me rappelle deux trips à la psilocybine spécialement charmants, dans une petite hutte d’un cañon avoisinant — dans la réaction euphorique j’avais presque envie de fonder un culte pour l’adoration de la nature. Les psychédéliques étaient déjà suffisamment bouleversants pour moi sans ajouter le bruit et la confusion des grandes foules, mais j’ai fait une exception pour un des rares concerts de Bob Dylan à Berkeley. Une autre fois avec Sam nous avons pris du LSD avant d’aller à une des premières manifestations contre la guerre du Vietnam, en octobre 1965. Nous savions bien sûr que cela ne serait pas idéal pour un trip tranquille, mais nous pensions qu’il pourrait être intéressant de voir comment les deux domaines se conjugueraient. Pas trop mal, en fait. Les péroraisons de quelques-uns des politicards straight me semblaient assez agaçantes, mais j’aimais la sensation d’être partie prenante d’une communauté engagée.

En automne 1966 j’ai quitté l’école. Il y avait tant d’autres choses plus passionnantes! La contre-culture hippie qui avait fait surface l’année précédente se répandait comme une traînée de poudre. Le quartier de Haight-Ashbury débordait dans la rue en fête quasi-permanente. Des milliers et des milliers de jeunes venaient ici pour voir ce qui se passait, y compris des dizaines de mes amis de Shimer, de Chicago et du Missouri.

Ma petite maison (deux pièces de 3 mètres sur 3, une cuisine et une salle de bains, contre 150 francs par mois) servait d’étape, logeant parfois jusqu’à sept ou huit personnes à la fois. Maintenant que je suis habitué à une vie solitaire et plus tranquille, j’ai du mal à imaginer comment je pouvais supporter ça. Mais à l’époque nous étions tous jeunes, nous partagions les mêmes enthousiasmes, et quand nous n’allions pas aux concerts, quand nous ne batifolions pas à Telegraph Avenue, au Haight-Ashbury, à Chinatown ou au Golden Gate Park, quand nous n’allions pas à la campagne pour faire du camping, nous étions contents de rester chez moi en lisant, en bavardant, en faisant des boeufs, en écoutant des disques et en dévorant le pain délicieux que nous faisions tous les jours, sans nous préoccuper qu’il n’y ait guère de place pour mettre nos sacs de couchage. Bien sûr le fait que nous planions à l’herbe presque en permanence favorisait l’harmonie générale.

Mes parents ont subvenu à mes besoins quand j’étais à l’école, mais j’ai dû me débrouiller seul dès que je l’ai abandonnée. Comme tant d’autres dans les années 60, j’ai survécu avec presque rien, touchant des bons de nourriture pour les pauvres, partageant un loyer bon marché avec plusieurs personnes, colportant des journaux underground, effectuant des petits travaux de temps en temps. En quelques minutes je pouvais me rendre en stop n’importe où à Berkeley ou dans la région de San Francisco, et j’étais souvent branché par le conducteur qui m’offrait de l’herbe. Au besoin je pouvais facilement mendier le prix d’un repas ou d’un concert.

Après une année de ce mode de vie agréable mais précaire, j’ai travaillé comme facteur pendant six mois; puis j’ai quitté ce travail et j’ai vécu de mes économies pendant les deux années suivantes. Quand cet argent a commencé à s’épuiser j’ai découvert un cercle de poker. Et la centaine de dollars que j’y gagnais tous les mois, augmentée des gains d’un boulot d’un jour par semaine comme chauffeur de taxi pour une compagnie coopérative hippie, m’ont permis de me débrouiller pendant quelques années de plus.

Si les psychédéliques étaient le coeur de la contre-culture, son expression la plus visible, ou plutôt la plus audible, était évidemment la nouvelle musique rock. Quand la musique de plus en plus subtile des Beatles et d’autres groupes a rencontré les paroles de plus en plus sophistiquées de Bob Dylan, qui portait la musique populaire bien au-delà des chansons de protestation éculées et de la fixation rigide aux formes traditionnelles, nous avons eu enfin notre propre musique populaire. Pendant que Dylan, les Beatles et les Rolling Stones devenaient plus franchement psychédéliques, les premiers groupes totalement psychédéliques se développaient dans la Bay Area. Bien avant qu’ils n’eussent enregistré des disques, nous pouvions écouter les Grateful Dead, Country Joe and the Fish, Big Brother and the Holding Company et des dizaines d’autres groupes passionnants à presque n’importe quel moment, au Fillmore, à l’Avalon ou gratuitement dans les parcs.

Quand ils sont parvenus finalement à se faire enregistrer, leurs disques étaient loin de restituer l’expérience de ces concerts en public, partie intégrale d’une contre-culture qui battait son plein. Ces premiers concerts, Trips Festivals, Acid Tests et Be-in comprenaient beaucoup d’improvisation et d’interaction, et pas seulement sur la scène. La musique et les light shows étaient manifestement subordonnés aux trips de “l’assistance”, et plutôt que de spectacles, il s’agissait de l’accompagnement d’une fête extatique. S’il y avait quelques personnes célèbres sur l’estrade (Leary, Ginsberg, Kesey), ils n’étaient pas des vedettes inaccessibles; nous savions qu’ils étaient aussi bouleversés que nous, compagnons d’un voyage dont personne ne pouvait prédire la destination, mais qui était déjà fantastique en lui-même.

Et ces grands rassemblements publics n’étaient que la partie émergée de l’iceberg. Les expériences les plus significatives étaient plutôt personnelles et interpersonnelles. La contre-culture avait bien plus de substance intellectuelle que ne le pensaient les observateurs superficiels. Certes il y avait bien des flower children (hippies stéréotypés) naïfs et passifs, surtout parmi la deuxième vague des adolescents, qui adoptaient les ornements extérieurs d’un style de vie hippie déjà existant sans avoir eu à faire aucune expérience indépendante; mais nombre de “hips” avaient plus de sens critique, vivaient des expériences plus profondes et diverses qu’on le croit communément, et ils se consacraient à une grande variété de projets créatifs et radicaux.

D’aucuns seront peut-être surpris du contraste entre la critique caustique de la contre-culture à laquelle je me suis livré dans quelques-uns de mes anciens écrits et l’image plus favorable que j’en présente ici. C’est qu’au début des années 70, quand tout le monde était encore bien conscient des aspects radicaux de la contre-culture, je pensais qu’il fallait défier sa suffisance, signaler ses limites et ses illusions. Maintenant que les aspects radicaux ont été pratiquement oubliés, il me semble tout aussi important de rappeler son côté fantastique et libérateur. À côté de toute la publicité spectaculaire, des millions de gens procédaient à des changements radicaux dans leur vie, se livrant à des expérimentations audacieuses et scandaleuses qu’ils n’auraient guère songé à faire quelques années auparavant.

Je ne nie pas que la contre-culture comprenait beaucoup de passivité et de sottise. Je veux seulement souligner que nous visions — et dans une certaine mesure vivions déjà — une transformation fondamentale de tous les aspects de la vie. Nous savions à quel point les psychédéliques avaient changé profondément notre propre état d’esprit. Au début des années 60 il n’y avait que quelques milliers de gens qui en avait fait l’expérience; cinq ans plus tard le chiffre avait dépassé un million. Qui aurait pu affirmer avec certitude que cette tendance ne continuerait pas, pour saper finalement le système entier?

Tant qu’elle a duré, la contre-culture était remarquablement bienveillante. Je trouvais tout naturel de faire du stop avec n’importe qui, d’offrir un joint à des inconnus, ou de les inviter à coucher chez moi s’ils venaient d’arriver en ville. À l’époque cette confiance n’était presque jamais abusée. Il est vrai que l’âge d’or de Haight-Ashbury n’a pas duré longtemps. Les choses ont commencé à empirer vers 1967, quand la publicité faite à “l’été d’amour” attira un énorme afflux de jeunes moins expérimentés et plus vulnérables, disposés à se faire exploiter par le flot d’arnaqueurs et de dealers qui débarquaient. Mais ailleurs la contre-culture allait continuer son plein essor pendant plusieurs années encore.

Pour ma part, je m’intéressais à des expériences qui “élargissent l’esprit” et les frissons d’évasion qui l’engourdissent seulement ne me séduisaient en rien. La plupart des gens que je fréquentais pensaient de même. À part une bière de temps en temps nous ne buvions guère d’alcool, et il nous était difficile d’imaginer que l’on puisse préférer les effets grossiers et souvent insupportables de l’alcool aux effets esthétiques et bénins de l’herbe, à moins qu’on ne soit extrêmement refoulé. Quant aux drogues dures, nous n’en avions presque jamais entendu parler, à l’exception notable du speed (les amphétamines). À dose modérée l’effet du speed n’est pas très différent de celui du café à haute dose, et la plupart d’entre nous en avaient pris de temps à autre pour veiller la nuit dans le but de rendre un devoir pour l’école, ou pour traverser le pays en voiture sans s’arrêter. Mais il n’en faut pas beaucoup pour qu’il devienne dangereux. Il a fini par tuer Sam.

Sam avait commencé à prendre beaucoup de speed en 1966, et il devenait de plus en plus maniaque et paranoïde. Cette paranoïa s’exprimait par sa profession du culte de la terre creuse, selon lequel l’intérieur de la terre était habité par quelque sorte d’êtres mystérieux — information occultée au grand public par les autorités constituées (comme dans le culte assez semblable des soucoupes volantes). À n’importe quelle mention du mot “underground”, par exemple, Sam faisait une inclination espiègle et entendue de la tête. En fait, presque n’importe quoi, un vers ou un refrain publicitaire, pouvait, par des jeux de mots, être interprété par lui comme un signe que l’auteur était initié à l’existence de la terre creuse.

Une des expériences les plus pénibles de ma vie fut de voir mon meilleur ami sombrer petit à petit dans la démence sans que mes efforts pour le ramener à la raison aient le moindre effet. Une nuit, il s’est esquivé nu de la maison, et nous avons parcouru avec sa femme tous les environs pendant des heures avant de le retrouver. Une autre fois il a été ramassé faisant du stop sur l’autoroute dans un état si délirant qu’un gendarme l’a conduit à l’hôpital psychiatrique à Napa. Sa femme l’a finalement ramené dans le Missouri.

Pendant les deux années suivantes son état a été très inégal. Parfois son exubérance et sa bonne humeur donnaient à penser que ses divagations verbales n’étaient que d’espiègles improvisations poétiques qu’il ne prenait pas lui-même au sérieux. D’autres fois il sombrait dans des dépressions graves et était hospitalisé. La dernière fois que je l’ai vu, il avait l’air calme mais diminué. On l’avait probablement mis sous tranquillisants, et il ne ressemblait plus à la personne que j’avais connue depuis toujours. Quinze jours plus tard on m’a téléphoné pour me dire qu’il s’était pendu. Il venait d’avoir 27 ans.

Rexroth a souvent remarqué qu’un très grand nombre de poètes américains du XXe siècle se sont suicidés. Il est à présumer que leurs efforts créatifs les avaient sensibilisés à l’extrème à la laideur de la société, en sus de les exposer à des frustrations et à de graves désillusions dans leur vie personnelle. Il reste que l’idée rimbaldienne de rechercher des visions par un “dérèglement raisonné de tous les sens” a souvent inspiré des comportements simplement idiots et autodestructeurs. Quels que soient les facteurs sociaux ou personnels qui ont pu y contribuer, la cause immédiate de la folie de Sam était sûrement sa grande consommation de speed.

Il se peut que les drogues psychédéliques aient joué également un rôle, mais j’en doute. Quelque soient les histoires de gens perdant la raison pendant des trips, auxquelles on a fait une publicité exagérée, des millions de personnes en ont pris pendant les années 60 sans subir le moindre dommage. Pour ne pas perdre le sens des proportions, il convient de rappeler que le nombre de morts qu’on peut attribuer aux psychédéliques pendant toute la décennie était bien moindre que celui des morts dues à l’alcool ou au tabac pendant n’importe quelle journée. Dans certains cas les psychédéliques ont sans doute amené à la surface des problèmes mentaux latents, mais probablement pour le meilleur plus souvent que pour le pire. Et j’ai le sentiment qu’ils ont sauvés de la folie nombre de gens en élargissant leurs perspectives et en les rendant conscients qu’il existe d’autres possibilités que celle de l’acceptation aveugle des valeurs insensées du monde conventionnel.

En tout cas, je suis persuadé que les psychédéliques me furent salutaires. À part un seul trip vraiment infernal (sous DMT), ils furent presque tous merveilleux et je les compte parmi les expériences les plus chères de ma vie. Si j’ai cessé d’en prendre en 1967, c’est parce que j’en suis venu à me rendre compte que leurs effets salutaires sont irréguliers et ne durent pas. Ils ne vous donnent qu’une vision momentanée, une suggestion de ce qui est là. Voilà pourquoi nous sommes un certain nombre à avoir fini par aborder des pratiques de méditation orientales, pour explorer de telles voies plus systématiquement et pour essayer de les intégrer plus durablement dans notre vie quotidienne.

Le bouddhisme zen continuait à m’attirer. J’avais déjà découvert le Centre Zen de San Francisco, où j’allais de temps en temps pour faire de la méditation ou entendre des discours de Shunryu Suzuki, maître de zen petit et affable. Quand une succursale de cette école s’est ouverte à Berkeley en 1967, j’ai commencé à y aller un peu plus régulièrement. Mais je n’ai pas continué longtemps, en partie parce que j’avais quelques doutes sur les formes religieuses traditionnelles, mais surtout parce que la pratique exigeait qu’on se lève à quatre heures au matin, ce qui était difficile à concilier avec mon style de vie de l’époque. Je donnais à fond et simultanément dans tant d’enthousiasmes différents qu’il m’est difficile de les raconter chronologiquement.

Une de mes passions était le cinéma. Au début de 1968, je fus subitement frappé d’émerveillement par ce genre artistique, et pendant deux ans j’en restais entiché. J’ai vu près de mille films, à savoir presque tous ceux qui sont sortis dans la Bay Area et qui avaient quelque intérêt, y compris huit ou dix par semaine au Telegraph Repertory Cinema que j’avais convaincu de m’accorder l’entrée libre permanente contre la distribution de leurs calendriers publicitaires, et j’y retournais souvent pour revoir une deuxième ou troisième fois les films que j’aimais le plus. Les films expérimentaux de Stan Brakhage m’ont donné l’idée de faire moi-même quelques petites expériences avec une caméra 8mm, mais pour l’essentiel je n’étais qu’un spectateur extasié. Mes favoris étaient les premiers classiques européens — Carl Dreyer, les films muets allemands et russes, les films français des années 30 (Pagnol, Vigo, Renoir, Carné) — ainsi que quelques films japonais de l’après-guerre. En dehors des anciens comiques (Chaplin, Keaton, Fields, les Marx Brothers, Laurel et Hardy), qui compensaient largement leur côté galvaudé par les moments sublimes d’hilarité poétique qu’ils atteignaient parfois, la plupart des films américains ne me plaisaient guère. Hollywood a toujours rendu vulgaire tout ce qu’il touche, quelle que soit la qualité des acteurs, des auteurs ou des oeuvres littéraires dont ses films sont censés être tirés. Mais avant que son influence en soit venue à dominer toute la planète, quelques-unes des industries cinématographiques étrangères toléraient encore quelques efforts créatifs.

Après avoir vu la plupart des classiques, en plus d’un assez grand échantillonnage des styles modernes, j’ai fini par me lasser. J’ai vu très peu de films d’aprés 1970, et ils m’ont presque toujours déçu. Dans leur majorité, y compris les soi-disant chefs-d’oeuvre sophistiqués, ils ne sont à l’évidence conçus que pour des illettrés présentant des troubles émotionnels. Pratiquement le seul cinéma récent auquel j’ai trouvé un peu d’intérêt est celui d’Alain Tanner. Il existe sans doute quelques autres oeuvres d’un certain mérite, mais il faut ingurgiter trop de rebuts pour les trouver. Je préfère presque toujours lire un bon livre.

 

Kenneth Rexroth

Parmi mes lectures de cette époque se détachent Rexroth et d’autres auteurs qu’il m’a fait connaître. J’ai aimé Rexroth dès que j’ai commencé à le lire et je l’ai aimé d’autant plus lorsque je l’ai rencontré. Mais ce n’est qu’avec le temps que je l’ai vraiment apprécié à sa juste valeur et qu’il devint mon auteur préféré et mon mentor, éclipsant mes héros antérieurs, comme Henry Miller, Alan Watts, Allen Ginsberg, Lew Welch, et finalement même Martin Buber et Gary Snyder.

À la fois mystique et radical, terre-à-terre et urbain, Rexroth possédait une largeur de vue que je n’ai connue chez nul autre avant ou après lui. La philosophie orientale, les chants des Indiens d’Amérique, l’opéra chinois, la théologie médiévale, l’art d’avant-garde, les langues classiques, l’argot de la bohème, le yoga tantrique, les communautés utopiques, l’histoire naturelle, le jazz, la science, l’architecture, l’alpinisme — il semblait savoir un tas de choses passionnantes dans presque tous les domaines et comment elles se reliaient les unes aux autres. Lire simplement selon ses suggestions de lectures (surtout d’après les essais si étonnamment vigoureux des Classiques revisités) constituait déjà une véritable formation culturelle dans le sens le plus large. Outre l’éclairage nouveau qu’il m’a apporté sur Homère, Lao Tseu, Blake, Baudelaire, D.H. Lawrence et Henry Miller, Rexroth m’a révélé nombre d’autres chefs-d’oeuvre qui me seraient peut-être resté sans lui toujours inconnus: le journal modeste et méditatif du quaker anti-esclavagiste John Woolman; l’autobiographie immodeste mais captivante de Restif de la Bretonne (sorte d’Henry Miller ultrasentimental français du XVIIIe siècle); la magnanimité subtile de Parade’s End de Ford Madox Ford; la narration prolétarienne du Vaisseau des morts de B. Traven; le Kalevala, charmante épopée populaire finnoise; “Mister Dooley” de Finley Peter Dunne, barman irlandais de Chicago au tournant du siècle dont les monologues reflètent une expérience du monde aussi riche que celle de Twain, et que je trouve même plus drôle...

Il est deux essais de Rexroth que j’ai relus tant de fois que j’en suis presque venu à les connaître par coeur. Le premier, “Le hassidisme de Martin Buber”, en présentant un mysticisme dont l’expression ultime se trouve dans le dialogue et la communion, remettait en question les tendances contre-culturelles qui concevaient le mysticisme principalement sur le plan de l’expérience individuelle tout en minimisant les aspects sociaux et éthiques de la vie.

Le deuxième, “Le roman chinois classique”, m’a initié à la notion de magnanimité de Rexroth, que je tiens pour le thème central de son oeuvre. Cette notion remonte à l’idéal aristotélicien de l’homme “à grande âme” (ce qui est en effet le sens littéral de magnanimité), mais Rexroth l’enrichit en la reliant à l’idéal chinois traditionnel du sage “à coeur humain”. L’opposition établie par Rexroth entre la magnanimité et les formes diverses de “complaisance envers soi-même” fut pour moi une révélation. Elle dégonflait la “profondeur” et la “sensibilité” affichées par toute une gamme d’écrivains qui étaient à la mode à l’époque — Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Proust, Joyce, Pound, les surréalistes, les existentialistes, les beats... La liste pourrait s’en allonger presque indéfiniment: une fois que vous comprenez la perspective de Rexroth, il est difficile de trouver aucun écrivain moderne dont la complaisance envers lui-même ne saute aux yeux.

Comme toujours chez Rexroth, ce qui semble relever du seul débat esthétique est en réalité une réflexion de fond sur les diverses manières d’aborder la vie. Cette opposition entre la magnanimité et la complaisance envers soi-même devint désormais une de mes pierres de touche. Un autobiographe peut difficilement prétendre être indemne de toute complaisance envers lui-même; mais si vous pensez que j’aie une telle complaisance aujourd’hui, imaginez ce qu’il en aurait été sans l’influence modératrice de Rexroth!

 

Comment je me suis fait réformer

Après avoir abandonné mes études, ce qui m’a fait perdre mon sursis d’incorporation, j’ai évité la conscription pendant deux ans grâce à la lettre d’un psychanalyste chez lequel mes parents m’avaient envoyé, spécifiant que je n’avais pas l’étoffe d’un bon soldat à cause de mon “ressentiment extrême par rapport à l’autorité”. Cependant, à la fin des années 60 l’armée avait un besoin de plus en plus pressant de troupes pour mener la guerre au Vietnam, et ce genre d’excuse ne suffisait plus. Quand je me suis présenté au conseil de révision à Oakland, le psychologue de service n’a jeté qu’un coup d’oeil sur la lettre, et, à ma grande horreur, m’a pointé comme apte au service.

Je n’avais aucune intention d’aller à l’armée, mais je n’avais pas très envie non plus de me retrouver en prison ou de subir tous les tracas de l’objection de conscience. Au besoin je serais allé probablement au Canada, mais ça m’embêtait d’avoir à tout abandonner et à quitter la Bay Area. Je me suis donc juré de ne pas sortir du bâtiment avant d’avoir réglé la question une fois pour toutes.

Je pensai bien à lancer une chaise à travers la fenêtre, mais je ne voulais pas me retrouver avec la camisole de force. Je me suis décidé à me concentrer plutôt sur le psychologue qui m’avait déclaré apte. Me préparant pour le rôle dramatique le plus crucial de ma vie, j’ai fait irruption dans la pièce où il examinait quelqu’un d’autre, en hurlant: “Connard, espèce de crétin, tu penses que tu me comprends, écoute, quand je serai dans l’armée, attends que j’aie un fusil dans les mains, tu penses que j’abattrai pas le premier foutu officier qui me donne un ordre, hi hi, et quand j’aurai fait ça, je voudrais voir ta gueule quand tes chefs te demanderont comment tu as pu me déclarer apte, hi hi...” (tout cela ponctué de grimaces, de tics et de cris perçants infantiles, de sorte que j’avais l’air d’une gosse piquant une crise de rage). Puis j’ai claqué la porte et me suis assis sur le seuil.

Quand il est sorti, je l’ai suivi en silence, déterminé de ne le quitter en aucun cas. Il va dans un autre bureau et ressort bientôt avec un officier, qui s’approche et dit: “Où est-ce que vous voulez en venir en menaçant le docteur Un tel?” Je me lance dans une autre diatribe. L’officier me dit d’entrer dans son bureau. Après quelques minutes de plus de ma rodomontade, il me dit qu’il me renverra de l’armée. Mais il ne pouvait en rester là, il voulait sauver la face: “Or, c’est probablement exactement ce que vous voulez entendre. Mais je veux vous dire quelque chose encore. J’ai vu bien des gens dans ce travail. Certains étaient des objecteurs de conscience. Je n’étais pas d’accord avec eux, mais je pouvais les respecter. Mais vous! À en juger d’après votre comportement violent et révoltant, l’humanité n’a fait aucun progrès depuis les hommes des cavernes! Vous ne méritez pas d’intégrer l’armée!”

Me retenant de sourire, je suis resté silencieux pendant qu’il remplissait le formulaire, en lui lançant des regards mauvais et en serrant le bord du bureau comme si je risquais à tout moment d’être pris d’un spasme. Puis je le pris sans un mot, sortis d’un pas lourd et bruyant, remis le papier au bureau approprié, sortis du bâtiment, tournai au coin de la rue ... et continuai mon chemin en sautillant!

 

Comment je suis devenu anarchiste

Bien que j’aie participé à quelques manifestations pour les droits civiques ou contre la guerre du Vietnam, ce n’est qu’à la fin de l’année 1967 que son intensification m’a amené à m’engager sérieusement dans la politique de la Nouvelle Gauche. Mon premier geste fut d’adhérer au Peace and Freedom Party, qui se proposait de soutenir la candidature de Martin Luther King et de Benjamin Spock aux élections présidentielles de 1968. La plupart des 100 000 membres californiens du PFP n’avaient probablement pas plus d’expérience politique que moi, mais ils s’y sont inscrits simplement pour s’assurer qu’il y aurait un candidat antiguerre aux élections. Bien que le PFP fût principalement un parti électoral, il faisait un effort pour encourager une participation qui allait au-delà du seul fait de voter. Je suis allé à plusieurs réunions de quartier du PFP et j’ai assisté aux trois jours de sa convention en mars 1968.

Il y avait beaucoup de bonne volonté et d’enthousiasme parmi les délégués, mais c’est là que je fus témoin pour la première fois de manoeuvres politiques. Totalement ouvert et éclectique, le PFP attirait naturellement la plupart des organisations gauchistes, chacune intriguant pour promouvoir sa propre ligne ou ses candidats. Quelques-uns de ces politicards me semblaient assez agaçants, mais en général j’admirais ceux qui avaient participé aux luttes pour les droits civiques ou au FSM, et j’étais bien content de m’en remettre à leurs avis plus expérimentés et vraisemblablement mieux informés. Bien que je puisse prétendre avoir participé dès le début à la contre-culture, et d’une façon relativement indépendante, dans le mouvement politique je n’étais guère qu’un suiviste ordinaire et tardif.

Comme je devenais plus “actif” dans le PFP (mais jamais au-delà des rôles subalternes, assister aux manifs, remplir les enveloppes, distribuer les tracts), je fus graduellement “radicalisé” par l’influence des politicards les plus expérimentés, surtout par les Panthères Noires. Rétrospectivement, je suis gêné de reconnaître avec quelle facilité je suis tombé dans la grossière manipulation par laquelle une poignée d’individus a pu s’autoproclamer seul porte-parole authentique de “la communauté noire”, tout en revendiquant le droit de veto, et en pratique la domination effective sur le PFP et sur n’importe quel autre groupe avec lequel ils condescendaient à former des “coalitions”. Mais ils étaient de toute évidence des gens courageux, et à la différence des tendances séparatistes, ils étaient au moins disposés à collaborer avec les blancs. La plupart d’entre nous avons donc naïvement gobé la vieille escroquerie: “Ils sont noirs, emprisonnés, battus, tués; comme nous ne sommes rien de tout ça, nous n’avons aucun droit de les critiquer.” Presque personne, pas même les groupes dits antiautoritaires comme les Diggers, les Motherfuckers ou les Yippees, ne soulevait aucune objection sérieuse à cette “double mesure” raciste, qui revenait à contraindre tous les autres Noirs à la seule alternative de soutenir leurs soi-disant “serviteurs suprêmes” ou de fermer leur gueule.

Pendant ce temps les tendances “démocratiques-participatives” salutaires de la première Nouvelle Gauche étaient étouffées par l’intimidation, la mise en scène spectaculaire et le délire idéologique. Des appels en faveur du terrorisme ou de la “lutte armée” étaient répercutés dans nombre de journaux underground. Les activistes qui jugeaient que toute question théorique n’était que du bla bla furent pris au dépourvu quand le SDS a été pris en main par des sectes imbéciles débattant entre elles sur la question de savoir quelle combinaison de régimes staliniens elles devaient soutenir (la Chine, Cuba, le Vietnam, l’Albanie, la Corée du Nord). La grande majorité d’entre nous n’avait aucune sympathie pour le stalinisme. Pour ma part, rien qu’en lisant, enfant, des articles sur l’écrasement de la révolution hongroise de 1956, j’ai compris que le stalinisme était purement de la merde. Mais dans notre ignorance de l’histoire politique, il nous était facile de nous identifier avec des héros martyrisés tels que Che Guevara ou le Vietcong, d’autant plus qu’ils étaient exotiques. Fixés d’une façon obsédante et quasi exclusive sur le spectacle des luttes tiers-mondistes, nous n’avions pas conscience des véritables enjeux de la société moderne. Certes, un des affrontements les plus durs à Berkeley a commencé par une “manifestation de solidarité” avec la révolte de Mai 1968 en France, mais nous n’avions aucune connaissance de ce qui s’y passait vraiment — nous avions l’impression confuse qu’il s’agissait d’une sorte de “protestation contre de Gaulle” plus ou moins dans le style que nous connaissions aux USA.

De nos jours l’écroulement du mouvement est souvent attribué à l’opération COINTELPRO du FBI, qui utilisa la provocation, la désinformation et diverses machinations pour discréditer les groupes radicaux et semer la zizanie entre eux. Il n’en est pas moins vrai que la structure autoritaire des Panthères et des autres groupes hiérarchiques se prêtait à ce genre d’opération. Les provocateurs n’avaient qu’à encourager des tendances idéologiques déjà délirantes, ou à attiser des rivalités déjà existantes.

Pour moi la goutte d’eau qui fit déborder le vase a été le congrès des Panthères pour un “front uni contre le fascisme” en juillet 1969. J’ai assisté consciencieusement aux trois jours. Mais son orchestration militaire, l’adulation frénétique des héros martyrisés, les chants scandés, les slogans pavloviens, les mots d’ordre mesquins, les rodomontades sur la “ligne correcte” et la “direction correcte”, les mensonges et les manoeuvres cyniques des groupes bureaucratiques provisoirement alliés, les menaces violentes contre les groupes rivaux qui n’avaient pas accepté la ligne actuelle des Panthères, le télégramme “fraternel” du Politburo nord-coréen, le portrait encadré de Staline sur le mur du bureau des Panthères — tout cela finit par m’écoeurer, et m’a amené à chercher une perspective qui s’accorderait mieux avec mes sentiments.

Je croyais savoir où la trouver. Parmi mes amis de Shimer qui avaient emménagé dans le coin, il y avait un anarchiste, et ses commentaires désabusés sur les tendances bureaucratiques du mouvement m’ont empêché de m’emballer trop vite. Je suis allé chez lui emprunter un plein sac de textes anarchistes — écrits classiques de Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Emma Goldman, Alexandre Berkman, brochures sur Cronstadt, la révolution espagnole, la Hongrie de 1956, la France de 1968, et des revues plus récentes comme Solidarity et Anarchy (Londres), Anarchos (New York), Black and Red (Michigan)...

Ce fut une révélation. J’avais intuitivement une certaine sympathie pour l’anarchisme, mais comme la plupart des gens je supposais qu’il n’était pas vraiment praticable, et que sans gouvernement tout s’écroulerait dans le chaos. Les textes anarchistes ont mis cette erreur à bas, en me révélant les possibilités créatrices de l’auto-organisation populaire et en montrant comment les sociétés pourraient très bien fonctionner — et dans certaines situations ou à certains égards, ont très bien fonctionné — sans les structures autoritaires. Dans cette perspective il devenait facile de voir que les formes d’opposition hiérarchiques tendent à reproduire la hiérarchie dominante (l’évolution rapide du Parti bolchevique vers le stalinisme en était l’exemple le plus évident) et que la dépendance par rapport à n’importe quel chef, même le plus radical, tend à renforcer la passivité des gens au lieu d’encourager leur créativité et leur autonomie.

J’ai découvert que “l’anarchisme” comprenait une grande variété de tendances — individualistes, syndicalistes, collectivistes, pacifistes, terroristes, réformistes, révolutionnaires. Pratiquement la seule idée sur laquelle la plupart des anarchistes se retrouvaient était celle qu’il fallait s’opposer à l’État et encourager l’initiative et la gestion populaires. Mais c’était là au moins un bon début. Voilà une perspective que je pouvais embrasser de tout coeur, qui expliquait les défauts actuels du mouvement et donnait une indication générale sur le chemin qu’il fallait suivre. Pour moi, l’anarchisme concordait parfaitement avec les idées de Buber et de Rexroth sur une communauté interpersonnelle authentique, par opposition aux collectivités impersonnelles. Certains des articles récents de Rexroth avaient signalé le lien entre Kropotkine et l’écologie. Rexroth et Snyder avaient fait allusion à une “grande culture souterraine” comprenant divers courants non-autoritaires à travers l’histoire, et ils avaient exprimé l’espoir qu’avec la contre-culture actuelle ces tendances pourraient enfin prendre corps dans une communauté mondiale libérée. L’anarchisme semblait être l’élément politique d’un tel mouvement.

Ron Rothbart (un copain de Shimer qui s’était installé récemment à Berkeley) est vite devenu un converti tout aussi enthousiaste que moi. Nous commencions à regarder le mouvement d’une façon plus critique et à prendre nous-mêmes quelques modestes initiatives, vantant l’anarchisme auprès de nos amis, commandant des publications pour la diffusion locale, brandissant des drapeaux noirs dans les manifestations. Après avoir découvert quelques autres anarchistes locaux avec qui nous avons formé un groupe de discussion, nous avons projeté la réimpression de certains textes anarchistes, et envisagé l’ouverture d’une librairie à Berkeley. Mon tout premier écrit “public” fut un tract ronéoté diffusé à quelques dizaines d’amis et de connaissances où j’essayais de faire connaître les aspects anarchistes de Rexroth et Snyder.

 


Première partie de la version francaise de Confessions of a Mild-Mannered Enemy of the State, texte de Ken Knabb paru en 1997. Traduit de l’américain par Ken Knabb et François Lonchampt. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).


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