Confessions dun ennemi
débonnaire de lÉtat
Partie 2
Comment je suis devenu situationniste
Le groupe 1044
Le groupe Contradiction
Un nouveau commencement
Le groupe Notice”
La dissolution dune communauté
Comment je suis devenu situationniste
En lisant des textes anarchistes récents, Ron et moi, nous avons trouvé mentionnée à plusieurs reprises lInternationale Situationniste (lI.S.), petit groupe dune certaine notoriété qui avait joué un rôle clé dans le déclanchement de la révolte de Mai 1968. Je me souvenais vaguement avoir vu quelques textes situationnistes lannée davant, mais à cette époque-là je les avais remis en rayon. Un bref coup doeil mavait donné limpression quil sagissait dune variante de plus des systèmes idéologiques européens (marxisme, surréalisme, existentialisme, etc.), lesquels semblaient vieux-jeu après les psychédéliques. En décembre 1969 nous sommes tombés encore une fois sur quelques brochures situationnistes dans une libraire locale, et cette fois, naturellement, nous les avons lues.
Nous fûmes immédiatement frappés de la grande différence par rapport au style simpliste et propagandiste de la plupart des écrits anarchistes. Le style situationniste semblait assez étrange et tortueux, mais il était très provocant, conçu à lévidence plus pour saper les habitudes et les illusions des gens que pour les convertir à quelque perspective libertaire vague et passive. Dabord nous restâmes perplexes, mais en relisant et en discutant ces textes, nous commençâmes peu à peu à voir comment tout ça s’enchaînait. Les situationnistes semblaient être le chaînon manquant entre les différents aspects de la révolte. Visant une révolution sociale dune radicalité que la plupart des gauchistes nont même pas imaginée, reprenant le flambeau là où les dadaïstes et les surréalistes l’avaient laissé, ils sattaquaient en même temps aux absurdités de la culture moderne et à lennui de la vie quotidienne. Totalement iconoclastes, ils rejetaient toute idéologie y compris le marxisme, lanarchisme et même le situationnisme et adoptaient ou adaptaient toute idée quils trouvaient pertinente, quelle que soit sa provenance. Conformément à la tradition anarchiste, ils sopposaient à l’État, mais ils avaient développé une analyse plus globale de la société moderne et une pratique de l’organisation plus rigoureusement antihiérarchique, et ils menaient une attaque plus cohérente contre les moyens que le système sétait donnés pour transformer les gens en suivistes et en spectateurs passifs. Leur nom venait de leur objectif premier, celui de créer des situations ouvertes et participatives, par opposition aux oeuvres dart figées. Enfin, et ce nest pas le moins important, ils rejetaient énergiquement la politique de culpabilité, qui prétend baser la révolution sur le sacrifice, lauto-flagellation ou le culte des martyrs.
Deux mois plus tard, nous avons découvert quelques tracts de style situationniste écrits par un groupe local au nom fascinant, Conseil pour léruption du merveilleux (CEM). Nous leur avons écrit pour leur proposer un rendez-vous. Ils ont accepté, et le lendemain nous avons rencontré deux dentre eux. Ils répondirent brièvement mais clairement à nos questions, se livrant à la critique acérée de la plupart de nos projets fumeux, dédaignant notre anarchisme comme une idéologie de plus qui nous empêchait de faire quoi que ce soit dimportant. Prompts à exprimer leur mépris envers pratiquement tout ce qui passait pour radical, ils savaient de quoi ils parlaient, pensaient ce quils disaient, et navaient pas lair de plaisanter. Cependant il était évident que malgré leur sérieux, ils samusaient bien. Leur pratique subversive, qui consistait principalement en interventions critiques dans des situations diverses, semblait joindre le calcul soigneux à une exquise espièglerie. Nous ayant bien fait comprendre quils navaient aucune intention de gaspiller leur temps en efforts supplémentaires pour nous convaincre, ils sen sont allés.
Nous étions abasourdis, mais aussi stimulés. Même si nous nétions pas sûrs dêtre daccord avec eux en tous points, leur autonomie était déjà un défi pratique. Sils pouvaient distribuer des tracts exprimant leurs propres vues, pourquoi ne pourrions-nous pas faire de même?
Nous sommes revenus chez Ron, nous avons fumé un joint, puis nous avons écrit chacun un tract. Le mien était un collage de slogans anarchistes et situationnistes suivis dune liste de livres recommandés; le sien était une satire contre la façon dont la révolution était transformée en banal spectacle. Nous en avons ronéoté 1500 exemplaires de chaque et les avons distribués dans Telegraph Avenue près de lUniversité. Même si cette action était assez abstraite, le seul fait de créer quelque chose et de le publier représentait pour nous une avancée passionnante.
Au cours des deux mois suivants nous avons réalisé plusieurs autres tracts expérimentaux. Jen ai écrit un sur le thème que les gens ne doivent jamais abandonner leur pouvoir à des chefs, que jai distribué à loccasion de la projection du film Viva Zapata, et jai composé un comic sur la nature irréfléchie et ritualiste des combats de rue à Berkeley. Ron a écrit un compte-rendu dUtopie et socialisme de Buber, ainsi que la critique dune intervention inepte effectuée par quelques-unes de nos connaissances anarchistes dans un cours à luniversité. Toutes ces actions étaient assez rudimentaires, mais à travers les réactions diverses quelles provoquaient, nous apprenions peu à peu à intervenir publiquement. Il y avait une progression vers toujours plus de tranchant.
Ce faisant, nous essayions de trouver un compromis viable entre notre milieu contre-culturel très relax et lextrémisme rigoureux des situationnistes (au moins tel que nous le comprenions assez confusément). Nous avions des discussions avec plusieurs de nos amis dans le but de les inciter à quelque expérimentation radicale, mais bien que certains fussent vaguement intrigués par notre nouveau trip, pratiquement aucun dentre eux na réagi par une quelconque initiative. Même si elles n’ont probablement rien apporté de plus, ces confrontations nous ont au moins permis de nous éclaircir les idées. Nous nous étions engagés si loin dans nos nouvelles aventures quil ne nous intéressait guère de continuer les mêmes relations dans les anciennes conditions.
Quant aux anarchistes que nous fréquentions, de même quils navaient envers nous aucune exigence, ils nentendaient en accepter aucune de notre part. Quand nous leur avons fait quelques critiques modérées (bien plus modérées que celles que le CEM nous avait faites) ils ont réagi par la défensive. Et nous commencions à nous rendre compte que malgré quelques aspects pertinents, lanarchisme fonctionnait à la manière dune idéologie comme toutes les autres, avec sa propre galerie de héros et didées fétichisées. Après plusieurs mois de discussions individuelles et collectives, le groupe sest montré incapable de mener à bien un seul des projets de réimpression, encore moins celui douvrir une librairie. Nous avons conclu que si nous voulions faire quelque chose, il fallait que nous agissions nous-mêmes; et que les interventions autonomes avaient plus de chances de toucher la corde sensible des gens que la diffusion de quelques exemplaires supplémentaires des classiques anarchistes.
Nous ne voyions que rarement le CEM, mais nous étions parfois informé de certaines de leurs interventions plaisamment scandaleuses. Ils ont théorisé leur emploi de la tactique situationniste du détournement, pimenté dune pointe dinfluence surréaliste et d’un zeste de William Burroughs, dans la brochure Sur le maniement du scalpel subversif. Entre autres choses ils ont caricaturé le rôle spectaculaire des militants sacrificiels avec un tract montrant la crucifixion des Chicago Eight. Ils sont allés de porte en porte dans une banlieue aseptisée, habillés en complet, pour distribuer un tract exhortant les habitants à tout lâcher pour chercher la vraie vie. Ils ont interrompu une apparition locale de Godard avec des tomates pourries et des tracts bilingues. Ils ont distribué des paquets de trading cards représentant des personnages stéréotypés (ménagère, mendiant, marchand “hip”, etc.) et des grands moments dans le vide (coincés dans un embouteillage, faisant les courses au supermarché, regardant la télé).
Nous avons rencontré aussi deux émissaires dun groupe du Massachusetts également influencé par les situationnistes, le Conseil pour lexistence consciente (CCE). Le CCE était moins amusant et moins surréaliste que le CEM, mais tout aussi intense, intransigeant et iconoclaste. Leur exemple redoublait le défi que nous avait lancé le CEM de mettre en question tout notre passé, et de renverser toutes nos idoles.
Un des rares héros qui me restait était Gary Snyder. Je voulais bien admettre que la plupart des leaders du mouvement et de la contre-culture étaient des manipulateurs hiérarchiques ou des confusionnistes spectaculaires, mais Snyder me semblait encore presque entièrement admirable. Et de toute façon, je partageais lidée répandue, mais fallacieuse, selon laquelle, pour avoir le droit de critiquer quelquun, je devrais être meilleur que lui; et je nimaginais guère que je pourrais me comparer à Snyder.
Un beau jour, jai appris quil allait venir à Berkeley pour lire sa poésie. Auparavant, çaurait été un grand moment pour moi. Mais maintenant jétais partagé. Est-ce que je pensais toujours quun tel événement était une bonne chose? Ou était-il spectaculaire, contribuait-il à entretenir la passivité des gens, leur suffisance, leur culte des vedettes? Après quelques réflexions, jai décidé que la façon la plus convenable de régler cette question serait de rédiger un tract à distribuer lors de lévénement ce qui provoquerait en même temps les autres personnes concernées. Le délai était également un bon défi: la lecture aurait lieu dans trois jours.
Au départ, jai commencé par des critiques assez modérées. Mais plus je considérais la situation, plus je la mettais radicalement en question. Jusque là, javais accepté Snyder comme un tout, comme une sorte de marché-global spectaculaire: sa vie et ses écrits minspiraient, mais seulement dune manière vague et générale. Maintenant, je me rendais compte que sil disait quelque chose que je pensais utile, il fallait le mettre en pratique. Et que sil disait quelque chose que je pensais erronée, il fallait le montrer. Il sagissait de retourner quelques-unes de ses remarques les plus valables contre dautres aspects de sa pratique qui étaient insuffisants.
Chaque petit pas ouvrait la voie pour les suivants. Jai eu du mal à ruiner ma précieuse photo de Snyder et de ses amis en la découpant et la collant sur le tract, mais une fois que je leus détournée en y ajoutant des bulles, mon fétichisme a disparu. Maintenant elle nétait quune image qui ne mintéressait que parce que je pourrais lutiliser à saper le fétichisme dautrui. Je riais de moi en mapercevant de mes propres résistances psychologiques, tout comme je riais en imaginant la perplexité dans laquelle tel ou tel aspect du tract allait plonger ses lecteurs. Peu importait que jaboutisse à quelque chose qui semblait bizarre ou maladroit. Je créais mon propre genre, et la seule règle était daller jusqu’au bout de la situation et de lexposer de la manière la plus provocatrice qui soit.
Jai achevé le tract juste avant la lecture publique, et jen ai fait imprimer une centaine dexemplaires. En approchant de la salle, les serrant nerveusement dans mes bras, jhésitais. Ce projet nétait-il pas trop extrême? Comment osais-je attaquer Snyder de cette façon? Lui-même était plus ou moins anarchiste; il nessayait pas de recruter qui que ce soit; il ne demandait même pas dargent. Est-ce que je nen faisais pas trop? Jai décidé de masseoir un moment dans lassistance pour me rendre compte de lambiance.
Il y avait plusieurs centaines de personnes. Snyder a commencé par dire quavant de passer à la poésie, il voulait prononcer quelques mots sur la révolution. Il a fait quelques remarques un peu vagues, mais pas mauvaises. Quand il a fini, les spectateurs ont applaudi.
Cétait assez pour me décider. Rien naurait pu rendre plus évidente la nature fondamentalement spectaculaire de lévénement. Les applaudissements étaient la preuve éclatante que les propos de Snyder nétaient pas faits pour être mis en pratique, mais serviraient seulement de détails croustillants pour une excitation passive (j’imaginais les spectateurs rentrant après la lecture pour dire à leurs amis: Il na pas seulement lu beaucoup de beaux poèmes, il a même dit des choses formidables sur la révolution!). Jétais outré par la situation. Les aspects les plus insultants de mon tract nétaient que trop justes. Je les ai sortis, les ai jetés dans la foule et me suis enfui. Je navais plus aucun intérêt pour ce que Snyder pouvait encore dire, et je ne voulais pas que le tranchant de mon acte soit dilué par un débat avec les spectateurs au sujet de lalternative que jaurais éventuellement à leur proposer. Cétait leur problème.
On demande parfois si les situationnistes “font” effectivement quelque chose ou bien s’ils ne font “seulement qu’écrire”. Jusque là, javais estimé que je ne savais que faire, mais quen attendant il pourrait être utile décrire le tract pour clarifier les choses. Ce nest que par la suite que je me suis rendu compte que javais bien fait quelque chose. Si une critique réussit à inciter ne serait-ce que quelques personnes à bien réfléchir, à dissiper un certain nombre dillusions, à reconsidérer certaines de leurs pratiques, ou, mieux encore, à entreprendre eux-mêmes des nouvelles expériences, c’est déjà tout à fait valable et très concret. Combien d’ “actions” obtiennent seulement le même résultat? J’ai compris enfin que l’insistance sur le fait que l’on doit être “constructif” n’était qu’une mystification qui interdisait aux gens de faire face aux conditions de leur propre vie; et qu’une critique (contrairement à une condamnation morale pharisienne) n’implique pas forcément le sentiment de sa propre supériorité. S’il nous fallait être meilleurs que les autres avant de les critiquer, les “meilleurs” n’auraient jamais été critiqués (et les hiérarques tendent à poser les problèmes d’une manière qui renforce leur position dominante). Peu importait le talent de Snyder, sa sagesse ou ses bonnes intentions. Si le but de la poésie est de “changer la vie”, il y avait plus de poésie dans mon acte que dans n’importe quel poème qu’il aurait pu lire ce soir-là.
Je reconnais volontiers quen loccurrence cette intervention était vaine et neut probablement aucun effet notable sur personne, si ce nest sur moi-même. Bien que le tract fût assez clair en attaquant la consommation passive de la culture, la perspective sociale sur laquelle cette attaque était basée nétait que vaguement esquissée (l Ode sur labsence de la véritable poésie que jai publiée quelques mois plus tard était plus explicite à cet égard, mais elle était aussi plus pédante).
Mon action était également un fiasco en tant qu’intervention. J’avais cherché en vain un endroit comme un balcon d’où je pourrais lancer les tracts sur l’auditoire, pour créer une situation de “masse critique” où tout le monde serait suffisamment intrigué pour quils se mettent tous à lire en même temps. Jaurais pu obtenir le même résultat de manière un peu moins dramatique en allant sans façons partout dans lassistance. Aujourdhui je trouverais tout naturel de faire cela, mais à lépoque jétais novice à ce jeu et je neus pas le courage de le faire. Du fait de ma distribution plus timide, une fraction seulement de lassistance eut le tract entre les mains, et comme jen fus informé plus tard par des amis qui étaient présents ce soir-là, la lecture a continué après une pause de quelques secondes, le reste des spectateurs présumant probablement quil ne sagissait que dun tract ordinaire sur le Pouvoir Noir ou la guerre du Vietnam.
Mais quel que soit leffet de mon action sur lassistance, elle fut très éclairante pour moi. En menfuyant de la salle je me sentais redevenu enfant, aussi ému quun écolier en train de jouer un tour. Ma véritable compréhension de la perspective situationniste date de ce moment-là. Javais déjà appris beaucoup de choses à la lecture des textes situationnistes, de lexemple du CEM (qui après avoir critiqué vivement mes précédentes confusions, a eu la sagesse de me laisser tout seul pour mon prochain pas en avant), et de mes propres expérimentations pendant les mois précédents. Mais davoir sapé ma propre passivité et mon culte de la vedette eut leffet le plus libérateur qui soit. Davoir choisi la cible qui était pour moi la plus difficile a fait de cette expérience le tournant le plus important de ma vie.
Les membres du CEM avaient bien conscience de mon admiration pour Snyder. Quand je leur ai montré le tract un peu plus tard, lun dentre eux a dit: Ah! Je vois que tu tes subverti toi-même, autant que les autres! Nous avons tous souri.
Le groupe “1044”
Le CEM sest dissout en juin 1970. Le groupe était traversé de plusieurs tendances, certains de ses membres nétaient pas aussi autonomes ou engagés que les autres, et de toute façon, leurs contradictions idéologiques lauraient très certainement fait exploser un jour ou lautre. Après la dissolution, deux des anciens membres, Isaac Cronin et Dan Hammer, sont allés à Paris et à New York pour y rencontrer des membres de lI.S.
En attendant, avec Ron, nous avons fondé notre propre groupe, dénommé rétrospectivement “1044”, du numéro de notre boîte postale. Ron a emménagé chez moi en juillet, et pendant quelques mois nous avons vécu collectivement, suivant l’idée erronée que nous nous étions faite à partir de l’exemple du CEM et du CCE, que c’était de rigueur dans toute organisation situationniste. En fait, bien que l’I.S. fût très rigoureuse en ce qui concernait la démocratie interne du groupe et qu’elle prît grand soin d’éviter toute hiérarchie, l’adhésion n’impliquait ni le collectivisme économique, ni le sacrifice de sa vie privée, ni celui de son indépendance personnelle. Nous nous sommes vite rendu compte que notre méprise puriste n’était pas très viable, même si l’expérience de vivre et de travailler ensemble plus étroitement que d’habitude avait été intéressante à certains égards.
Notre mystification sur lorganisation cohérente était liée à une conception assez apocalyptique de la pratique cohérente. Notre petit texte Dans ce théâtre..., avec son évocation de la triade unitaire, participation, communication et réalisation (voir le chapitre 23 du Traité de savoir-vivre de Vaneigem) reflète assez bien notre état desprit de lépoque. Nous savions que les séparations dans notre vie ne pourraient être surmontées définitivement que par une révolution, mais nous croyions possible de faire une avancée importante en attaquant ces séparations dune manière unifiée. Mon interruption de la conférence de Snyder avait été une telle révélation que javais tendance, plus que Ron, à donner trop dimportance à de telles expériences, les considérant comme indispensables. Jimaginais que si seulement dautres gens pouvaient faire un saut qualitatif semblable, ils découvriraient eux aussi ce nouveau monde de possibilités du renversement de perspective. Dans mon empressement à les y inciter, je me montrai souvent trop pédagogique, une mauvaise habitude qui subsiste encore aujourdhui. Je crois toujours que les gens doivent prendre des initiatives autonomes sils veulent échapper à leur conditionnement, mais il ne sert pratiquement jamais à rien de prêcher et de les presser. Comme je lai dit ci-dessus, un des mérites du CEM fut que ses membres ne nous ont pas guidés en prodiguant des conseils détaillés, mais quils nous ont fait simplement quelques critiques incisives et nous ont ensuite laissés nous débrouiller. Après plusieurs vains efforts pour réveiller nos amis, nous avons appris à faire de même.
À notre première rencontre avec les délégués du CEM, ils avaient apporté un magnétophone pour enregistrer notre conversation. Cétait, dune part, pour que les autres membres de leur groupe puissent lécouter plus tard, mais aussi parce quils trouvaient utile de passer constamment en revue leur propre pratique. Ron et moi nous fîmes la même chose lors de certaines de nos discussions avec des amis, relevant, en les écoutant par la suite, les moments où nous avions trop parlé, où nous étions devenus pédants, où nous avions insuffisamment répondu, etc. Lidée générale était de devenir plus conscients de tout ce que nous faisions, de prendre conscience des habitudes indésirables et de rompre avec celles-ci en modifiant les formes de comportement dictées par l’habitude. Parmi dautres méthodes que nous avons employées dans ce but, il y avait la conversation en cercle — au moins trois personnes s’assoient dans un cercle et chaque personne parle à son tour seulement —, la discussion de questions par écrit — pour nous forcer à mieux organiser nos idées —, et le détournement des bandes dessinées — en ajoutant de nouvelles bulles pour composer une nouvelle histoire sur un thème donné ou en y copiant des passages choisis au hasard de textes situationnistes ou dautres écrits. Lors de notre principale expérience de ce genre, nous avons réservé toute une journée pour un programme arbitraire mais détaillé dactivités diverses: de brèves périodes successives de lecture, de correspondance, de brainstorming, de dessin, de cuisine, de repas, décriture automatique, de danse, de ménage, de traduction, de comédie, de composition de tracts, de détournement de bandes dessinées, de jardinage, de méditation, dexercice physique, de repos, de discussion, dimprovisation; puis nous avons occupé la semaine suivante en écrivant un compte-rendu de dix pages sur cette expérience, que nous avons fait imprimer à une douzaine dexemplaires pour quelques amis.
De peur que cela najoute aux malentendus déjà nombreux sur ce que font les situationnistes, il convient de souligner que cet épisode est resté unique, et que les autres activités qui sont mentionnées ici nétaient pas forcément typiques du milieu situ(1) en général. Bien que les groupes influencés par lI.S. eussent tendance à expérimenter, dans la vie quotidienne comme dans lagitation politique, les types dexpérimentation ont varié considérablement. Certains de nos projets reflétaient notre formation dans le milieu de la contre-culture, qui nous distinguait de nos homologues européens. Naturellement nous nous rendions bien compte des limites de telles expériences. Mais la libération, ne serait-ce que dun petit espace pendant un court laps de temps, incite à en désirer plus. On apprend à jouer avec des différents possibles au lieu de toujours présumer que le statu quo est inévitable, et on développe un sens plus concret des obstacles sociaux et psychologiques qui les entravent. Lavantage de ces expérimentations, cest que dans ce cadre limité on peut essayer nimporte quoi sans aucun risque, sauf le risque salutaire de se déconcerter soi-même. Les mêmes principes sont applicables dans lactivité publique, bien que cela exige évidemment davantage de prudence.
Nos aventures publiques ont comporté plusieurs tentatives de détournement, tactique situationniste qui consiste à utiliser des fragments culturels pour de nouveaux emplois subversifs. Une de mes créations était une bulle de bande dessinée imprimée sur du papier autocollant, conçue pour être collée sur des affiches publicitaires de façon à ce que le modèle féminin d’une beauté stéréotypée fasse une critique de la fonction manipulatrice de son image: “Bonjour, les hommes! Je suis l’image d’une femme qui n’existe pas. Mais mon corps correspond à un stéréotype que vous avez été conditionnés à désirer. Comme il est peu probable que votre femme ou votre petite amie me ressemble, vous êtes naturellement frustrés. Les gens qui m’ont mis là vous tiennent précisément par où ils veulent vous tenir: par les couilles. Quand votre virilité est mise en question, vous êtes une pâte molle entre leurs mains...” Si je puis me permettre de le dire moi-même, je pense que cette façon de retourner la manipulation spectaculaire contre elle-même est plus éclairante que les habituelles plaintes réactionnelles telles que “cette pub exploite les femmes” — comme si de telles pubs ne manipulaient ni n’exploitaient pas également les hommes. J’ai profité aussi de la participation libre à une lecture de poèmes ouverte à tous pour y lire une longue critique des limites de la poésie purement littéraire, Ode sur labsence de la véritable poésie ici cet après-midi, à la grande perplexité et au grand mécontentement des autres poètes présents, à qui la règle du jeu imposait découter mon “poème” poliment et sans minterrompre.
À la même époque, Ron avait écrit une brochure analysant une émeute récente des Chicanos de Los Angeles, et en guise de plaisanterie, lavait signée Herbert Marcuse. Le procédé a attiré de nombreux lecteurs, dabord parce que les gens ont supposé que Marcuse en était vraiment lauteur, puis, quand Marcuse sest senti obligé de la désavouer publiquement, parce que des gens encore plus nombreux se sont perdus en conjectures sur le véritable auteur dun canular si étrange. Pour ajouter à la plaisanterie, nous avons écrit une série de lettres pseudonymes à des journaux locaux qui donnèrent encore plus de publicité à la brochure en la dénonçant. Cette tactique de publier des textes faussement attribués, que nous avions nommée plus tard le contrefaçonisme, fut employée sans précaution par la suite par dautres groupes, produisant généralement plus de confusion que de clarté. Nous lavons bientôt abandonnée, et à lautomne de cette année, je me suis livré, avec Isaac, à une critique de certains aspects de la brochure Sur le maniement du scalpel subversif qui donnait limpression erronée que le détournement signifiait semer au hasard la confusion dans le spectacle.
Emboîtant le pas des situationnistes, nous avons aussi commencé à combler nos grandes lacunes en ce qui concerne la connaissance des tentatives radicales du passé, en explorant lhistoire des anciennes révoltes et en étudiant des personnages importants comme Hegel (difficile, mais même un minimum de familiarisation avec celui-ci nous permettait de développer une meilleure compréhension des processus dialectiques), Charles Fourier, dont lutopie charmante mais quelque peu extravagante est basée sur lencouragement de l’interaction de la variété des passions humaines, Wilhelm Reich (ses premières analyses socio-psychologiques, non pas ses théories orgoniques ultérieures); et certains des penseurs marxistes les plus radicaux, Rosa Luxembourg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, le premier Lukács.
Et Marx lui-même. Comme la plupart des anarchistes, nous ne savions pratiquement rien de lui à lexception de quelques platitudes sur son autoritarisme supposé. Quand nous avons découvert que bien des idées les plus pertinentes des situationnistes dérivaient de Marx, nous avons commencé à le relire plus attentivement. Nous nous sommes vite rendu compte que mettre Marx dans le même sac que le bolchevisme, ou pire encore que le stalinisme, trahissait une grande ignorance. Et que, bien quil y eut sans aucun doute des défauts importants dans sa perspective, ses analyses étaient si pénétrants qu’il était aussi ridicule d’essayer de développer une analyse sociale cohérente sans en tenir compte que d’essayer de développer une théorie biologique cohérente en ne tenant aucun compte de Darwin.(2)
Bien sûr, nous lisions tout ce que nous pouvions trouver de lI.S. Malheureusement, la plupart des textes situationnistes nétaient disponibles quen français. À part cinq ou six brochures et quelques tracts, il nexistait en anglais que quelques traductions approximatives et manuscrites faites par des gens qui, bien souvent, ne savaient guère plus de français que nous. Je me rappelle encore lexaltation, mais aussi la frustration, que nous avons éprouvées, en tombant pour la première fois sur une copie du Traité de savoir-vivre de Vaneigem, que nous nous sommes efforcés de lire dans une pâle photocopie dune photocopie dune photocopie dune mauvaise traduction. Quand je me suis rendu compte du nombre de textes qui me restaient inaccessibles, jai commencé à me remettre au français, dont je navais jamais eu quune connaissance scolaire et que javais oublié depuis longtemps. Javais toujours imaginé quil serait formidable de devenir assez savant pour lire mes écrivains favoris en français dans le texte, mais ce but était trop vague pour me faire entamer les études nécessaires. Les situationnistes mont donné la motivation pour le faire. Dailleurs presque tous les gens que je connaissais qui leur portaient un véritable intérêt ont appris tôt ou tard le minimum de français nécessaire pour comprendre, ne fût-ce que péniblement, lessentiel des textes les plus importants. Dans nos rencontres postérieures avec des camarades dautres pays, le français était notre lingua franca autant que langlais.
Le groupe Contradiction
Pendant lété 1970, Ron et moi avons rencontré Michael Lucas, qui sétait installé dans la Bay Area, mécontent du groupe Anarchos de Murray Bookchin de New York auquel il avait participé pendant quelque temps. En octobre, Sydney Lewis, un des émissaires du CCE que nous avions rencontré au printemps, est arrivé en ville, ayant quitté le groupe à cause de ses désillusions quant à certaines des plus extravagantes de leurs rigidités idéologiques. Un peu plus tard Dan et Isaac sont revenus de Paris et de New York. En échangeant des conclusions sur nos expériences respectives, nous avons constaté une importante convergence de vues.
Nous avons développé deux projets collectifs: un groupe consacré à létude de La Société du Spectacle de Guy Debord (lautre principal livre situationniste), qui venait dêtre traduit par Black and Red, et une critique de la contre-culture et du mouvement radical américains. Le groupe détude na pas duré longtemps nous avons vite découvert que, pour comprendre les thèses de Debord, il valait mieux les mettre en pratique (dans les graffitis, dans les tracts et dans les prémisses de notre critique du mouvement) que de les discuter seulement dans labstrait. Les premiers stades de la critique du mouvement confirmèrent un accord toujours plus étroit entre nous six, tout en permettant d’éliminer trois ou quatre autres personnes qui avaient participé au groupe détude, mais sans jamais prendre la moindre initiative. En décembre Dan, Isaac, Michael, Ron et moi, avons fondé le groupe Contradiction. En plus de notre critique du mouvement, nous prévoyions lédition dune revue dans le genre de lI.S. ainsi que diverses autres activités critiques.
Sydney aurait certainement été le sixième membre du nouveau groupe sil nétait retourné dans lEst juste avant sa formation. Mais une fois quil a quitté la ville il a évolué vers des perspectives assez différentes, et nous avons fini par rompre avec lui. Au même moment, nous avions découvert un nouveau camarade à Berkeley. En flânant un jour sur le campus, jai entendu par hasard une conversation entre deux personnes, dont une faisait une critique intelligente du gauchisme bureaucratique. Après les avoir écoutées pendant un moment, je suis intervenu pour dire à ce dernier quil avait absolument raison, mais quil perdait son temps parce que son interlocuteur était évidemment incapable de comprendre ses arguments. Il ma regardé dun air étonné. En réfléchissant un moment, il sest rendu compte que javais raison. Il a pris congé de lautre, et nous nous sommes éloignés pour parler. Dabord je lai laissé faire la plupart des frais de la conversation, me bornant à faire des signes de tête affirmatifs et à lui poser quelques questions. Bien quil nait jamais lu une ligne des situationnistes, il était parvenu par lui-même à presque toutes leurs positions. Puis, jai sorti des brochures de mon sac et lui ai lu quelques passages où se trouvaient précisément les idées qu’il avait voulu exprimer. Il en est resté baba! Il commença à collaborer avec nous sur la critique du mouvement et finit par devenir le sixième membre de Contradiction. Cette rencontre avec John Adams ma toujours semblé une confirmation frappante de la prétention des situationnistes à exprimer simplement les réalités qui étaient déjà là, plutôt quà propager une idéologie.
La première publication de Contradiction fut mon affiche Comics bureaucratiques, qui était inspirée par la révolte récente en Pologne. Maintenant que l’écroulement du stalinisme a été admis par tout le monde, il faut rappeler que les gens considéraient autrefois sa permanence comme allant de soi, et que la Nouvelle Gauche ignorait presque totalement les questions soulevées par une telle révolte. Alors que quelques groupes gauchistes ont essayé de faire une distinction entre régimes révisionnistes de lEurope de lEst et révolutionnaires du Tiers-Monde, la plupart des journaux alternatifs nont pas même mentionné le soulèvement, ne sachant pas comment faire coller un tel événement avec leur fantaisies guevaristes. Et le détournement des divers héros du mouvement dans laffiche, qui peut paraître anodin aux lecteurs daujourdhui, fut véritablement traumatisant à lépoque pour leurs admirateurs, comme certains dentre eux me lont avoué plus tard.
Pendant que nous expérimentions des méthodes inspirées par lI.S., lI.S. elle-même traversait des crises qui aboutiraient finalement à sa dissolution.
En mars 1971 je suis allé à New York pour rencontrer Jon Horelick et Tony Verlaan, les derniers membres de la section américaine de lI.S., et jai appris quils sétaient séparés récemment des Européens. Ils mont donné un gros tas de correspondances et de documents internes, la plupart en français, que je mefforçai de lire en essayant de comprendre de quoi il sagissait, généralement en vain. Puis jai pris lavion pour Paris.
Les premières personnes que je suis allé voir furent Roger Grégoire et Linda Lanphear, anciens membres de Black and Red. Nous avions lu avec intérêt les publications de ce groupe (surtout lexcellent bouquin de Grégoire et Perlman sur leurs activités en Mai 1968), qui alliaient quelques traits situationnistes à une orientation anarcho-marxiste plus traditionnelle. Mais notre intérêt avait diminué quand le groupe a commencé à sinstaller dans léclectisme ultra-gauchiste. Une lettre ouverte récente par laquelle Roger et Linda lavaient critiqué (Aux lecteurs de Black and Red) montrait que, tout comme nous, ils évoluaient vers une pratique plus rigoureuse, à la manière des situationnistes. Nous nous entendions bien, et jai finalement logé chez eux pendant presque tout mon séjour.
Je nai pas réussi à voir les derniers membres de lI.S., mais jai rencontré plusieurs autres situationnistes parisiens, dont Vaneigem et deux autres ex-membres de lI.S. Dans nos discussions se mêlaient des échanges de renseignements et didées vraiment intéressantes, aux espoirs et aux illusions exagérées qui surgissaient dans livresse de laprès Mai 68.
Le seul fait dêtre à Paris était quelque chose de passionnant. Jabsorbais les sons, les visions et les odeurs, errant pendant des heures à travers le labyrinthe des ruelles aux pavés ronds, parmi des petites boutiques obscures et des bâtiments vieux de plusieurs siècles; prenant un verre à la terrasse des cafés, regardant tous les passants, saisissant au passage des bribes de la langue étrange que je commençais à peine à comprendre; faisant les courses dans les petits marchés quon trouvait à lépoque dans presque tous les coins. Et je passais des heures en conversations animées en savourant les délicieux repas français composés de plusieurs plats, accompagnés de liqueurs et de vins excellents.
Après six semaines à Paris (et de brefs voyages à Londres et à Amsterdam), je suis retourné à New York, où je suis demeuré pendant quinze jours chez Tony Verlaan. Jon Horelick et lui venaient de rompre, et Jon a effectivement disparu pendant deux ans, jusquà ce quil sorte sa revue Diversion. En attendant, Tony et Arnaud Chastel avaient formé le groupe Create Situations, et ils étaient en train de traduire quelques anciens articles de lI.S. Je les aidai un peu dans ce travail, puis je revins à Berkeley.
Pendant les mois suivants, nous avons eu beaucoup de visites: Tony et Arnaud (après quinze jours dinteraction tumultueuse, nous avons rompu avec eux); Point-Blank, un groupe de jeunes de Santa Cruz, petite ville universitaire au sud de San Francisco, avec lequel nous avons également rompu après avoir collaboré pendant quelque temps; Roger et Linda; un ou deux camarades anglais; et un jeune couple espagnol, Javier et Tita. Tita et moi nous nous sommes très bien entendus dès notre première rencontre, bien que notre communication verbale se soit dabord bornée au sabir français. Quand Javier est retourné en Europe quelques semaines plus tard, elle est restée avec moi.
En même temps, nous continuions à travailler à la critique du mouvement et à dautres articles pour notre revue. Malheureusement, aucun de ces travaux ne devait aboutir, à part quelques tracts dintérêt secondaire. Il y avait beaucoup de bonnes idées dans nos brouillons, mais bien des insuffisances aussi, et nous nous sommes montrés incapables dachever nos projets. La raison était dune part que nous voulions trop en faire, et dautre part que nous avions mal organisé le travail. Il y avait beaucoup defforts redondants. Une personne pourrait consacrer beaucoup de travail sur un sujet pour apprendre ensuite que son brouillon devrait être réorganisé radicalement en fonction de changements introduits dans dautres articles; mais à la prochaine réunion elle trouverait peut-être que des modifications supplémentaires apportées à ces autres articles exigeaient dautres changements... Les réunions devenaient de plus en plus ennuyeuses.
Rétrospectivement, je pense que nous aurions sans doute mieux fait de déléguer une ou deux personnes pour rédiger le texte final sur le mouvement, qui auraient pu exploiter les contributions individuelles sans sobliger à respecter les textes originaux dans le moindre détail. Il aurait été aussi intéressant de publier de brèves versions préliminaires de certains des chapitres, produites et signées par les différents auteurs de ces textes, à la fois pour affiner nos thèses en prenant en compte les réactions et les critiques, et pour développer plus dautonomie individuelle.
En attendant, les diverses fractions du mouvement sautodétruisaient, à cause des contradictions que nous avions analysées, et il y avait de moins en moins à attaquer, qui ne soit déjà discrédité. Au début de 1972, pratiquement la seule chose qui nous restait à faire était une autopsie plus lucide. Cela aurait quand même valu la peine, mais à ce moment-là nous en avions tellement marre du projet que nous neûmes pas lenthousiasme nécessaire pour aller plus loin. Et nous avions déjà commencé à évoluer vers dautres activités. Michael et moi nous donnions à fond dans la musique classique, et passions une grande partie de notre temps à écouter des disques ou à assister à des concerts. Dan et Isaac passaient beaucoup de temps à San Jose, une ville au sud de San Francisco, à travailler avec Jimmy Carr (ancien Panthère Noire et beau-frère de Dan) sur ses mémoires de prison.(3) Notre abandon de la critique du mouvement en avril 1972 a signé la fin effective de notre groupe, bien que nous ne leussions dissout explicitement quen septembre.
Un exode sensuivit. John et Michael ont quitté la région. Dan, Isaac et sa copine Jeanne sont partis en Europe, où Tita était retournée un peu auparavant. Je voyais Ron de temps en temps, mais presque personne dautre. Mes relations avec plusieurs de mes anciens amis sétaient refroidies depuis nos affrontements de 1970, et quelques-uns de ceux avec qui je gardais encore des relations intimes étaient retournés dans le Midwest, puisque la contre-culture tirait à sa fin. Les seuls jours heureux de toute cette année-là furent mes retrouvailles avec une ancienne copine venue de la Nouvelle-Angleterre pour une brève visite. Malheureusement il y avait trop dobstacles pour que cette relation puisse durer. Isolé, déprimé et frustré par le coitus interruptus de Contradiction, je navais lesprit pour rien dautre que pour la lecture, la musique classique, et pour le poker, par lequel je tentais dassurer ma survie.
Le cercle privé où javais lhabitude de jouer sétait dispersé, et javais porté mon dévolu sur les casinos dEmeryville, petite ville avoisinante. Cétait une affaire plus difficile: la concurrence était plus serrée, et il fallait en outre payer un loyer horaire à létablissement. Jy bossai presque à plein-temps pendant plusieurs mois, et très vite, je ne pus plus me passer du jeu. Groupés autour dune table de feutre vert, isolés du monde extérieur, les joueurs deviennent blasé. La perspective de retourner à un quelconque boulot monotone devient vite insupportable quand on se rappelle la nuit où on sen est sorti avec des gains de plusieurs centaines de dollars après seulement quelques heures de jeu; et on a tendance à oublier ses pertes ou à les attribuer à une malchance passagère. Javais espéré quavec lexpérience je deviendrai progressivement plus habile et gagnerai assez pour passer à des enjeux plus gros. Mais mes comptes montraient que mes gains nets se stabilisaient autour de 75 cents de lheure. Finalement, en novembre jai renoncé.
Un nouveau commencement
Cétait un pas dans la bonne voie, mais je ne savais pas très bien quoi faire par la suite. Inspiré par la lecture de Montaigne, jai essayé décrire des essais auto-exploratoires. Cela naurait peut-être pas été une mauvaise idée dans dautres circonstances (cette autobiographie a comporté beaucoup dauto-exploration de ce genre), mais à lépoque il nen est rien résulté parce que pratiquement nimporte quel sujet sur lequel je commençais à écrire mamenait tôt ou tard à faire des rapprochements avec lexpérience de Contradiction, et cela me déprimait tellement que le courage me manquait pour y faire face. Mais la conscience déluder la question me mettait également mal à laise.
Dan, Isaac, Jeanne et Tita sont revenus d’Europe en décembre. Comme je l’ai raconté dans mon Étude de cas, leur retour a contribué à me ranimer. Jai recommencé à expérimenter, jai réexaminé lensemble de mes relations, ce qui a conduit à un certain nombre de ruptures douloureuses, et après avoir refoulé toute lexpérience de Contradiction pendant plusieurs mois, je me suis finalement décidé à lexposer dans une brochure. Comme avec mon tract sur Snyder, cétait le moyen de faire dune pierre deux coups: je voulais arriver à comprendre pour moi-même ce qui sétait mal passé, et en même temps obliger dautres gens à affronter ces questions, ceux qui étaient directement concernés aussi bien que ceux qui pourraient se trouver impliqués dans des expériences semblables à lavenir.
Je ferai plus tard quelques remarques sur la pratique situationniste de la rupture. Pour linstant je me bornerai à mentionner que je regrette la première lettre citée dans lÉtude de cas, qui était écrite à C, la copine de Ron. Les défauts pour lesquels je lai critiquée nétaient en fait pas plus graves que le genre de menus mensonges ou de légères hypocrisies dont presque tout le monde se rend coupable. Il aurait probablement suffi de prendre poliment mes distances avec elle, comme on le fait généralement dans de tels cas, et comme je le ferais sûrement aujourdhui. Et cela aurait été bien moins dur pour toutes les personnes concernées. Mais à ce moment-là, jai cru quil fallait recourir à des mesures énergiques pour sortir de lornière dans laquelle jétais tombé.
Ce fut bien le résultat de cette lettre, pour le meilleur et pour le pire. Dune part, elle ma ouvert la voie pour un renouvellement personnel que jai décrit dans lÉtude de cas; dautre part, elle na pas seulement mis fin à ma relation avec C, mais également avec Ron, et finalement avec John et Michael. Cela ma profondément attristé, mais jen avais pris le risque sciemment. Ironie du sort, jai rencontré C par hasard quelques années plus tard et nous avons renoué, à un niveau superficiel mais amical; tandis que léloignement davec Ron a duré vingt ans, et na pris fin que récemment quand, après avoir reconsidéré lincident en écrivant cette autobiographie, il mest enfin venu à lesprit de lui écrire une lettre dexcuses.
(Nous avons perdu contact avec Michael Lucas qui aux dernières nouvelles vivait en Allemagne et avec John Adams. Est-ce que quelquun sait où ils se trouvent?)
La deuxième lettre critique citée dans lÉtude de cas (qui me semble plus justifiée dans la mesure où il ne sagissait pas dune lettre de rupture, mais seulement dun défi solennel) était adressée à un ami de Dan, Isaac et Jeanne, mettant ainsi en péril quelques-unes de mes autres relations proches. Mais après quelques hésitations, ils se sont vite rangés de mon côté. La parution des Remarques sur le groupe Contradiction, ajoutée aux changements surprenants que je réalisais dans ma vie, commençait à leur inspirer des aventures semblables, ce qui nous rendait plus intimes que jamais.
Pendant les deux ou trois mois suivants il y eut chez nous une flambée dauto-analyses, dexercices néo-reichiens, de retranscriptions de rêves, de remises en cause de notre passé, et dautres tentatives de remises en cause des caractères enracinés et des relations pétrifiées. Tout cela fut sans doute salutaire. Mais je finis par penser au bout de quelque temps que la manière dont nous nous étions plongés dans lintrospection et dans la psychanalyse était excessive. Je leur ai donc écrit une lettre qui soulignait le contexte social de nos expériences et la nécessité de dépasser continuellement notre situation si lon ne voulait pas tomber dans une nouvelle ornière.
À ma plus grande joie, ils ont répondu à mon défi en faisant passer le dialogue à un autre niveau. Trois jours plus tard ils sont arrivés chez moi avec le brouillon dune grande affiche:
NOUS EN AVONS ASSEZ DE JOUIR SEULS
Esprits vraiment voluptueux,
(...) Nous sommes trois personnes qui vous ressemblent à bien des égards. (...) Nous avions des perspectives communes à propos de la vie quotidienne, concernant ce que nous voulions ou ne voulions pas de la société comme elle est organisée actuellement. Nous travaillions aussi peu que possible, (...) lisions tous les meilleurs livres (Le Capital, Le Faucon maltais, etc.), écoutions la meilleure musique, mangions dans les meilleurs restaurants bon marché; nous nous enivrions, nous faisions des excursions à pied, allions à la plage ou à Paris. (...)
Nous étions des antispectateurs du spectacle de décomposition. Nous lisions les journaux tout comme vous, cest-à-dire dune façon critique, ce qui revient à dire que le cynisme chic qui nous semblait ajouter du piquant à notre vie contribuait en fait à nous vider lesprit. Nous faisions bien des remarques astucieuses sur les manques et les excès du monde bourgeois, mais malgré le fait quon nous reprochait dêtre trop audacieux, nous étions en fait trop timides. (...)
Nous avons reçu des salutaires coups de pied au derrière par Reich, mode demploi de Jean-Pierre Voyer et par lemploi que notre ami Ken Knabb a fait de Voyer dans ses Remarques sur le groupe Contradiction et son échec. Loeuvre de Voyer était la première qui depuis Debord mettait concrètement en lumière notre aliénation. Nous nous sommes rendu compte que nous étions dans une grande mesure complices du spectacle régnant, et que le caractère est la forme de cette complicité. Nous avons commencé à mettre en oeuvre le projet stratégiquement crucial de la dissolution du caractère après des tentatives qui psychologisaient trop lattaque contre le caractère (Isaac et Jeanne), ou qui se défendaient contre cette attaque en critiquant la psychologie (Dan) comprenant dans cette attaque les traits de nous-mêmes que nous avions jusque là acceptés comme faisant parties intégrantes, inévitables et permanentes de nos personnalités, traits que nous, dans notre timidité, avions crus trop personnels pour les soumettre à la critique sauf quand ils devenaient trop évidemment excessifs. Une fois entamé ce projet négatif, la positivité était libérée des chaînes de la répression. (...)
Notre attaque contre cette pourriture a rendu les contraintes extérieures surtout notre incapacité de vous rencontrer dautant plus insupportables. Lenrichissement des relations entre nous a mis en évidence la pauvreté de nos relations avec le reste de la ville. (...)
Nous escomptons que cette adresse nous aidera à casser quelques-uns des obstacles qui nous empêchent de vous rencontrer. (...) Mais que vous vous en rendiez compte ou non, nous allons vers vous.
Pour les jours sans entraves et les nuits sans cuirasse,
Dan Hammer, Jeanne Smith, Isaac Cronin.
Comme laffiche en bandes dessinées annonçant ma traduction du
texte de Voyer allait être imprimée en même temps que la leur, nous nous sommes
décidés à diffuser ensemble les deux affiches. Pendant les jours suivants nous en avons
placardé plusieurs centaines partout dans la Bay Area.
Quelque fraîche et audacieuse que fût leur affiche, les réactions ont révélé quelle manquait de clarté. Les dizaines de lettres quils ont reçues montraient bien quelle avait touché une corde sensible, mais la plupart de leurs auteurs avaient limpression quil ne sagissait que de surmonter lisolement individuel en rencontrant plus de gens, et navaient guère saisi le rapport sous-entendu avec la critique sociale.
Toutefois l’épisode nous a amenés à rencontrer bien plus de gens que d’habitude — non seulement ceux qui nous ont écrit, mais beaucoup d’autres dans la rue ou dans les cafés qui étaient intrigués par notre comportement espiègle et plein d’entrain et parce qu’à l’évidence nous nous amusions beaucoup. Ma nouvelle carte de visite, qui me présentait comme “investigateur spécial” du “Bureau des secrets publics”,(4) contribuait à ce mélange d’amusement et de mystère, surtout quand les gens en arrivaient à la question inévitable: “De quoi vous occupez-vous au juste?”
En automne 1973, nous sommes tous allés en Europe, mais pas tous aux mêmes endroits en même temps. Jai séjourné à Paris pendant trois mois, vivant encore chez Roger et Linda et passant la plupart de mon temps dans leur cercle damis, qui comprenait alors Jean-Pierre Voyer. Javais été inspiré par le style audacieux et drôle du Voyer de la première époque (lintitulé Bureau of Public Secrets était suggéré en partie par sa notion de publicité). Je trouvais quil avait beaucoup didées stimulantes, mais quil avait aussi tendance à semballer pour ses découvertes théoriques, les rabâchant au point quelles devenaient idéologiques. Je fus également déçu dapprendre quil ne développait aucune des idées embryonnaires qui mavaient le plus intéressé dans son texte sur Reich. Et je me suis rendu compte que si je voulais voir développer ces idées, je devrais le faire moi-même (ce que jai fait plus tard dans une certaine mesure dans Double-Réflexion et dans lÉtude de cas).
Pendant mes premières semaines à Paris bien des discussions animées tournèrent autour des idées de Voyer et de nos dernières aventures en Californie. Jen vins à penser que ce bavardage ne menait à rien et quil restait beaucoup de rigidités et de refoulements dans nos rapports, et jai écrit une lettre à Voyer et aux autres qui critiquait notre milieu en général ainsi que chacun des individus concernés. Cela a suscité une flambée de remises en question personnelles pendant quelques jours, mais na finalement rien changé. Dès lors nos relations se sont refroidies.
Mon impatience était due en partie à ma rencontre avec Daniel Denevert. Daniel avait découvert un exemplaire de Remarks on Contradiction dans une librairie à Paris et avait décidé de le traduire. Puis, il avait appris par hasard que jétais à Paris, et il mavait cherché. Il se trouvait quil était lui-même lauteur dune brochure que javais trouvée excellente (Pour lintelligence de quelques aspects du moment). Il sen est suivi une rencontre passionnante, et jai passé presque tout le reste de mon séjour avec lui et avec les autres membres du groupe quil venait de former avec sa femme Françoise Denevert (pseudonyme Jeanne Charles), Nadine Bloch et Joël Cornuault: le Centre de recherche sur la question sociale (CRQS).
Le groupe Notice
Quand je suis revenu à Berkeley en décembre, je travaillais déjà sur Double-Réflexion. Dan et Isaac préparaient chacun des petits bulletins. Tita venait déditer une version espagnole de larticle de Voyer sur Reich et commençait à traduire les Banalités de base de Vaneigem. Robert Cooperstein (un ami que nous avions rencontré lannée précédente) travaillait à une brochure sur les enfants, illustrée de bandes dessinées. En mars 1974 nous avons reçu une justification inattendue de nos perspectives quand Chris Shutes et Gina Rosenberg ont publié Disinterest Compounded Daily, une critique détaillée de Point-Blank de lintérieur (Chris en était un ex-membre et Gina y a collaboré pendant quelque temps) qui était inspirée en partie par nos publications récentes.
Pendant les mois suivants il y eut bien des collaborations entre nous et le CRQS. Une fois que jeus achevé Double-Réflexion (que Joël a commencé immédiatement à traduire en français) je me suis associé avec Dan et Robert pour traduire la récente brochure de Daniel, Théorie de la misère, misère de la théorie, ainsi que deux autres textes du CRQS; Chris sest inspiré du chapitre sur le derrièrisme dans Double-Réflexion pour écrire une brochure sur le sujet; Chris et Isaac ont écrit une critique de la revue de Jon Horelick, Diversion, puis ils ont commencé à écrire leur propre revue, Implications; Isaac et Gina ont traduit larticle de Debord sur la dérive; Isaac et Dan ont composé un tract sur une émeute de baseballers à Cleveland, quils ont distribué pendant une partie de base-ball à Oakland...
Comme on pouvait s’y attendre, nous commencions à être considérés comme une organisation de facto. Les gens nous écrivaient en bloc, ou présumaient qu’une lettre de l’un d’entre nous représentait également l’opinion des autres. Nous avons pensé qu’il pourrait être intéressant d’essayer de mettre au point une déclaration collective pour voir justement jusqu’à quel point nous étions vraiment d’accord. Nous avons finalement sorti un texte à la manière de la Déclaration du CRQS, mais qui précisait que bien que nous partagions certaines perspectives, chacun de nous agissait en son propre nom. Ce Notice (Avis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent) fut publié en novembre 1974 avec une deuxième affiche qui présentait nos publications.
Même si nous affirmions le contraire dans le Notice, la publication des deux affiches a contribué paradoxalement à renforcer lidée (chez nous aussi bien que chez les autres) que nous constituions une tendance unifiée, dont lactivité se traduisait par un ensemble de textes approuvés par tous. Nous avions bien un accord très large, mais ce fut probablement une erreur de souligner cet accord et de négliger la diversité de nos vues et de nos goûts. Nous étions plus soucieux de préserver la responsabilité individuelle que ne létait Contradiction, mais Contradiction avait eu un projet commun dune importance qui justifiait beaucoup plus la création dune organisation formelle. Le fait de formuler une déclaration collective peut être un bon moyen pour mettre au point ses positions, mais il présente aussi des risques. Parler au nom dune collectivité expose à être emporté par une rhétorique extravagante, beaucoup plus que si vous parlez seulement en votre propre nom. La prétendue arrogance du Notice nétait en fait quun effort délibéré pour défier autrui, et bien loin dêtre élitiste, elle sapait évidemment toute tendance à nous accommoder de suivistes passifs. Il est vrai, néanmoins, que ce genre de style tend à devenir une habitude, et à favoriser une attitude pompeuse. Nous aurions probablement mieux fait dêtre moins rigides, plus autonomes et plus modestes.
De toute façon, pendant les trois années suivantes nous sommes restés assez proches, autant socialement que politiquement. Nous travaillions même ensemble Jeanne, Dan et moi à la revue Rolling Stone à San Francisco, la plupart des autres comme peintres en bâtiments.
Quand je travaillais à Rolling Stone (comme correcteur et compositeur) jai examiné la possibilité de réaliser quelques détournements, tel que la substitution dune des pages par un texte qui aurait critiqué la revue et ses lecteurs, mais cela ne sest pas avéré faisable sur le plan technique. De manière plus inoffensive, simplement pour amuser mes camarades de travail, une nuit pendant que jattendais des textes à taper jai composé un pastiche de la table de matières de la revue, modelé sur les merveilleuses trading cards grands moments dans le vide de Dan...
[Nous navons pas reproduit ce pastiche, car il contient plusieurs blagues et jeux de mots qui sont difficiles à traduire et plusieurs références américaines qui seraient incompréhensibles au lecteur francophone. Le texte original se trouve ici.]
J’ai quitté ma place à Rolling Stones pendant l’été 1965, pour recommencer à travailler sur des notes que javais mises en attente lannée davant. Le premier numéro (et le seul) de ma revue Bureau of Public Secrets a été achevé en janvier 1976. Dès quil a été imprimé et posté, je suis allé à Paris.
À part deux brefs voyages à Londres et à Bordeaux, j’ai vécu chez les Denevert pendant trois mois. Dans lensemble nous faisions bon ménage. (Ici comme ailleurs dans ce texte, j’omets bien des rencontres, des collaborations et des bons moments, pour mieux me concentrer sur quelques tournants essentiels.) Mais malgré notre accord sur bien des points, une divergence est apparue de plus en plus clairement sur la question des ruptures. Pendant mon séjour ils ont rompu avec plusieurs personnes pour des raisons qui mont semblé assez abstruses. Cette divergence entraînait dautant plus de difficultés quand de telles ruptures concernaient des gens avec qui javais des relations étroites. Joël Cornuault avait été exclu du CRQS quelques mois avant, et Nadine Bloch se trouvait dans une position assez inconfortable, entre lui et les Denevert. Le fait que je voyais fréquemment Nadine, alors que les Denevert ne la voyaient presque plus, a créé parfois des situations gênantes et délicates. À certains moments il pouvait sembler quun rapprochement était en cours; puis, une nouvelle rupture intervenait à cause de quelque chose dinsignifiant en apparence. Bien que jeusse progressé au point de comprendre assez bien le français, certaines des nuances me dépassaient encore. Alors, par exemple, quune des parties mexpliquait que telle phrase dans une lettre de lautre était sarcastique et ironique, lautre le niait formellement...
La dissolution dune communauté
Peu après mon retour à Berkeley, jai reçu une lettre de Daniel qui annonçait une rupture en chaîne avec Nadine; cest-à-dire quil ne rompait pas seulement avec Nadine, mais également avec quiconque garderait la moindre relation avec elle. Je nétais pas plus éclairé sur laffaire (il a justifié cet ultimatum par le seul ton dune de ses lettres récentes), mais après mêtre tourmenté un certain temps en retournant la question dans tous les sens, jai fini par me fier au sentiment de respect que javais pour le discernement de Daniel. Une telle confiance aurait pu être justifiée sil sétait agi dune inconnue, mais en loccurrence jaurais dû rejeter cette exigence. Même si cela avait mis fin à ma relation avec Daniel, cela aurait pu poser pour nous tous la question des ruptures plus tôt, et dune manière plus nette quelle ne la été par la suite. Après avoir capitulé de cette façon, il me devenait dautant plus difficile de prendre une position claire sur les questions du même genre qui allaient se poser quelques mois plus tard.
Malgré le caractère affligeant de cette affaire, son impact sur moi a été réduit par le fait que, pour l’instant, il ne concernait que mes relations en France. À Berkeley, tout semblait aller assez bien. Javais commencé à prendre des notes pour La réalisation et la suppression de la religion à Paris, et je me suis lancé dans ce projet à plein-temps dès mon retour. Jai commencé aussi à apprendre lespagnol et le japonais en cours du soir. Un correspondant en Espagne préparait une petite anthologie des textes du BPS et du CRQS et je voulais comprendre assez bien lespagnol pour pouvoir contrôler ses traductions (il a finalement abandonné son projet). Je correspondais également avec Tommy Haruki, anarchiste japonais qui manifestait un vif intérêt pour les situationnistes, et jenvisageais daller au Japon. Outre le mobile politique, je mintéressais toujours au zen et à la culture japonaise. Je faisais un peu de zazen chaque matin, et Robert, Tita et moi nous nous amusions beaucoup à un cours de karaté. Mes rapports avec eux et avec les autres amis qui avaient signé le Notice semblaient toujours assez bons.
Mais cela na pas duré longtemps. Quelques mois plus tard, une grave rupture allait intervenir entre nous. Ironiquement elle se produisit juste au moment où jachevais la brochure sur la religion, qui était conçue en partie pour mettre en question les aspects du milieu situ qui engendraient ce délire.
En janvier 1977, Chris a écrit une lettre aux Denevert qui mettait en question les modalités de leurs ruptures avec Joël et Nadine. Ils ont répondu avec une lettre cinglante adressée en bloc à tous les signataires du Notice. Dans cette réponse, les Denevert ne critiquaient pas seulement plusieurs des affirmations de Chris, ils considéraient aussi que sa lettre était une manifestation flagrante des diverses incohérences dont nous avions tous fait preuve, ou que nous avions au moins tolérées depuis longtemps. Après plusieurs discussions sur ces questions, nous avons décidé de rompre avec Chris pas tant à cause des propos désapprouvés par les Denevert (sur certains de ces propos nous étions au moins partiellement daccord avec Chris) quà cause de lexamen auquel nous nous étions livrés à ce moment-là de quelques tendances rémanentes dans son activité pendant les dernières années.
Les Denevert ont conclu que nous lutilisions comme bouc émissaire, et ils ont rompu avec nous en avril. Quelques semaines plus tard Gina a fini par se ranger à la même position, et elle a exigé que chacun de nous (1) fasse une dénonciation totale et publique de la rupture avec Chris et de la lettre qui formalisait cette rupture; (2) (...) annonce son intention de faire un compte-rendu public en tant que moment de son retour à la pratique révolutionnaire, (...) une formalisation par écrit de la vérité pratique quil aura saisi dans sa lutte pour mettre au point sa propre perspective depuis la fin de lépoque du Notice; (3) cesse toute relation avec tout signataire du Notice qui naurait pas trouvé bon de satisfaire à ces deux exigences. Au cours du mois suivant Chris, Isaac, Robert et Tita ont accepté ces trois exigences. Dan et moi nous les avons refusées.
Je crois maintenant que la rupture avec Chris était injustifiée, surtout compte tenu des circonstances dans lesquelles elle sétait produite. Les Denevert nous avaient mis au défi de clarifier notre activité individuelle et collective. Nous aurions dû dabord faire face à ces questions jusquà ce que chacun de nous sache où il en était, au lieu de nous emballer en exagérant limportance des défauts de Chris, qui rétrospectivement ne me semblent pas avoir été si graves. Mais à lépoque je ne croyais pas que la rupture était si injustifiée quelle exige une dénonciation totale; et de toute façon je navais aucune intention d annoncer un compte-rendu public de laffaire avant davoir quelque chose de précis à en dire.
Il sest avéré quaucun de ceux qui se sont ralliés à la position de Gina nont jamais rempli sa deuxième exigence, à lexception dIsaac. Et son texte maussade (The American Situationists: 1972-77) comprenait tant de distorsions et de contradictions qu’il a fini par déplaire à Isaac lui-même et quil en a cessé la diffusion, bien qu’il ne se soit jamais donné la peine de le renier publiquement.
Jai commencé une critique du texte dIsaac, qui, entre autres choses, projetait sur moi des prétentions et des illusions auxquelles je métais en fait opposé avec véhémence chaque fois quelles sétaient manifestées (le plus souvent chez Isaac ou Chris); mais jai conclu finalement que cétait une distorsion si grossière de la réalité quil faudrait un texte tout aussi long pour que la question soit suffisamment traitée. Je ne voyais aucun intérêt à me laisser entraîner dans un si lugubre projet, sachant que je naurais rien pu faire dautre que de réfuter ses déformations ou de réitérer des propos que javais déjà tenus par ailleurs.
Daniel a diffusé une analyse plus sérieuse et plus cohérente de sa position sur laffaire (Sur les fondements dun divorce). Il y avait quelques aspects de son compte-rendu que jaurais pu contester, mais son propos principal était simplement que Françoise et lui avaient une position plus rigoureuse que nous sur les relations et les ruptures, ce qui était tout à fait vrai. Sans vouloir minimiser limportance de nos autres différends, je crois que certains dentre eux ne reflétaient que notre éloignement géographique. Ainsi mes vaines tentatives pour faire circuler les films de Debord aux États-Unis, où la théorie situationniste était encore presque inconnue et où ils auraient pu avoir un impact salutaire, étaient vues par Daniel comme allant à lencontre de ses propres efforts pour critiquer le développement dune orthodoxie debordiste en France (critique exprimée notamment dans son texte de décembre 1976, Suggestions relatives au légitime éloge de lI.S.). Mais les conditions qui prévalaient en France étaient bien différentes.
Pourquoi nai-je pas réagi à ce gâchis en le livrant à la publicité, comme je lavais fait dans Remarques sur le groupe Contradiction? Ma frustration après lécroulement de Contradiction était due au fait que tant defforts prometteurs navaient jamais eu daboutissement. Mais dans le cas présent nous avions déjà communiqué lessentiel de ce que nous avions à dire dans de nombreuses publications. Et bien que jeusse plusieurs choses à rajouter sur les raisons de léchec de Contradiction, je nétais parvenu à aucune conclusion claire sur les causes de la débâcle du groupe Notice. La seule chose que jai tirée de cette misérable affaire était une détermination personnelle de ne plus jamais céder à la pression en matière de rupture.
Jaurais probablement mieux fait de publier quand même au moins une déclaration publique, au lieu de laisser laffaire se prolonger par la circulation de rumeurs non réfutées. Mais avec le recul, toutes les personnes concernées ayant depuis longtemps abandonné leurs anciennes positions, je pense quil y aurait peu d’intérêt à revenir sur les détails de cette affaire.
Mais il y a sûrement là une bonne occasion pour faire quelques remarques sur la question controversée des ruptures du type situationniste.
Dabord, pour situer les choses dans leur contexte et les ramener à leurs justes proportions, il convient de rappeler que par la rupture, les situationnistes ne faisaient rien de plus que de choisir leurs propres fréquentations, en précisant, si nécessaire, les personnes auxquelles ils ne voulaient pas être associés. Une telle pratique na rien délitiste. Ceux qui veulent vraiment recruter des partisans dévoués font preuve de tact, et nusent pas dinsultes. Les situationnistes se sont efforcés de provoquer les autres à agir de manière autonome. Si les victimes de leurs ruptures se sont montrées incapables de le faire, cela na fait que confirmer la justesse de la rupture.
Des projets de natures différentes requièrent des critères différents. Commençant par la critique du milieu culturel davant-garde dans lequel ils se trouvaient dans les années 50, puis évoluant vers une critique plus générale du système mondial, le projet des situationnistes était à la fois extrêmement ambitieux et étroitement lié à leur situation particulière. Il aurait été absurde pour eux daccepter de collaborer avec ceux qui ne comprenaient pas la nature de ce projet, ou qui se raccrochaient à des pratiques qui étaient en contradiction avec celui-ci. Le boycott par l’I.S. de telle ou telle institution culturelle, par exemple, aurait évidemment perdu toute sa force si lun quelconque des membres de l’I.S. avait continué à maintenir des relations avec cette institution. Un de leurs premiers articles a souligné le risque de perdre sa cohérence radicale dans lambiguïté du milieu culturel:
Pris dans ce cadre, les gens nont ni le besoin ni la possibilité objective daucune sorte de sanction. Ils se retrouvent toujours, au même point, poliment. (...) Le “terrorisme” de lexclusion dans lI.S. ne peut en rien se comparer aux mêmes pratiques dans des mouvements politiques, par des bureaucraties tenant un pouvoir. Cest au contraire lextrême ambiguïté de la condition des artistes, à tout moment sollicités de sintégrer dans la petite sphère du pouvoir social à eux réservée, qui impose une discipline. Cette discipline définit nettement une plate-forme incorruptible, dont labandon ne se rattrapera pas. Autrement, il y aurait rapidement osmose entre cette plate-forme et le milieu culturel dominant, par la multiplicité des sorties et des rentrées. [Internationale Situationniste nº 5, p. 3. Pour dautres articles relatifs à des ruptures, voir I.S. nº 1, pp. 25-26; nº 10, pp. 68-70; nº 11, pp. 37-39.]
Il suffit de rappeler combien de mouvements politiques ou culturels radicaux ont perdu leur audace, et finalement même leur identité, en shabituant à des petites compromissions, en saménageant des niches confortables dans le monde universitaire, en frayant avec les riches et les gens célèbres, en devenant dépendants des subventions gouvernementales ou de fondations, en se pliant aux goûts des spectateurs, en ménageant critiques et interviewers, et en saccommodant du statu quo de bien dautres manières. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que si lI.S. navait pas eu une politique rigoureuse de ruptures et dexclusions, elle aurait fini par se transformer en un groupe davant-garde amorphe et inoffensif, comme tous ceux qui apparaissent et disparaissent chaque année, et qui ne sont mentionnés que dans les notes en bas de page des études dhistoire culturelle.
Cest une question pratique, pas éthique. Ce nest pas seulement que la publication de la brochure De la misère en milieu étudiant aurait semblé hypocrite si les situationnistes avaient été des universitaires. Sils avaient été des universitaires, ils nauraient pas été capables de lécrire. La lucidité des textes de lI.S. était liée directement à lintransigeance de leurs auteurs. On ne parvient pas à la véritable avant-garde sans avoir rompu ses liens avec les routines et les compromissions ambiantes.
Mais ce qui était opportun pour lI.S. ne lest pas forcément pour dautres gens dans dautres circonstances. Quand les situationnistes étaient isolés et presque inconnus, ils ont bien fait de veiller à ce que leur perspective unique ne soit pas compromise. Maintenant que cette perspective est partagée par des milliers de gens partout dans le monde et ne pourrait absolument pas être réprimée (bien quelle puisse toujours, bien sûr, être récupérée de diverses façons), il me semble que la vieille morgue trouve moins de justification. Un groupe radical pourrait bien décider de se séparer de certains individus ou de certaines institutions, mais il a moins de raison dagir comme si tout dépendait de sa propre intransigeance, et encore moins de laisser entendre que ses niveaux dexigences propres devraient être adoptés par tout le monde.
La pratique de la critique publique menée par les situationnistes, qui oblige les gens à prendre des positions nettes et qui tend ainsi à produire des polarisations radicales, a eu le mérite de favoriser lautonomie. Mais, en partie, je crois, à cause de certains des facteurs que jai examinés dans ma brochure sur la religion, cette pratique a fini par développer sa propre dynamique autonome et irrationnelle. Des antagonismes personnels de plus en plus insignifiants en sont venus à être traités comme de graves différends politiques. Malgré le caractère justifié de certaines des ruptures, l’ensemble du milieu situ a fini par paraître assez ridicule à partir du moment où presque tout le monde s’était séparé de pratiquement tous les autres. Et bien des participants ont été tellement traumatisés quils ont fini par refouler lexpérience dans son ensemble.
Je ne suis jamais allé jusque là. Je nai jamais renoncé à ma perspective radicale et, à quelques nuances près, fondamentalement situationniste; et je n’ai aucune intention de le faire. Mais jai été découragé par notre rupture de 1977. Pendant des années je la ruminais, essayant de comprendre ce qui était arrivé. Tant quelle pesait sur moi, il métait difficile dêtre aussi audacieux que je lavais été auparavant à certains moments. Je continuais à prendre des notes sur des sujets divers, mais à lexception de deux ou trois projets relativement circonscrits, je nétais pas capable dachever quoi que ce soit. En plus des difficultés objectives attenantes aux sujets eux-mêmes (le reflux accéléré de lactivité radicale vers la fin des années 70, notamment) il y avait inévitablement des ramifications qui ramenaient au vieux trauma.
Quand, suite à la rupture, je me suis trouvé tout d’un coup éloigné de plusieurs de mes meilleurs amis, et dans lincertitude quant à ce que j’allais faire par la suite, j’ai pensé que c’était le bon moment pour aller au Japon. Pendant les trois mois d’été j’ai suivi un cours intensif de japonais à l’Université, et en septembre j’ai pris l’avion pour Tokyo.
NOTES
1. Bien que le terme situationniste se soit appliqué dabord aux seuls membres de lI.S., il a été employé par la suite dans un sens plus large, pour désigner dautres individus qui poursuivaient des activités plus ou moins similaires. Ici comme dans mes autres écrits, le contexte doit généralement faire comprendre dans quel sens jemploie le terme. Le passé ne sapplique ordinairement quà lI.S; le présent comme dans une grande partie de La société du situationnisme et de La réalisation et la suppression de la religion indique généralement le sens élargi.
2. Il convient de mentionner un autre penseur que nous avons découvert indépendamment de l’I.S., et qui nous a beaucoup influencés: Josef Weber. Il était le principal animateur de Contemporary Issues, revue radicale peu connue mais dune qualité remarquable qui fut publiée à Londres entre 1948 et 1970. Nous avons beaucoup appris sur lhistoire récente en lisant les articles très sensés et bien documentés des anciens numéros de CI, et nous avons trouvé bien des idées stimulantes dans les écrits pénétrants, quoique parfois assez excentriques, de Weber. [Cf. larticle sur Weber et CI dans Notes et comptes-rendus.]
3. Après lassassinat de Jimmy en 1972 (qui fut peut-être le produit dune machination COINTELPRO), ils les ont achevées et fait publier sous le titre Bad. [Traduction française: Crève, Stock, 1978; réédité récemment par Ivréa.]
4. Le texte de cette carte de visite: “Démantèlement des spectacles. Mise en déroute des bureaucrates. Crime (du) capital [jeux de mots]. Bureau des Secrets Publics. Faire danser les conditions pétrifiées en leur chantant leur propre mélodie. Ken Knabb, Investigateur spécial. P.O. Box 1044, Berkeley. (Ne nous appelez pas, faites-le vous-même.)” [Note des traducteurs]
Deuxième partie de la version
française de
Confessions of a Mild-Mannered
Enemy of the State, texte de Ken Knabb paru en 1997.
Traduit de l’américain par Ken Knabb et
François Lonchampt. Reproduit dans
Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken
Knabb (Éditions
Sulliver).