Poèmes de Kenneth Rexroth
(Années 1930)
Requiem pour les morts
dEspagne
Exercice très matinal
Autre exercice matinal
Lautomne en Californie
Le 22 août 1939
GIC-HAR
Sur quelle planète
REQUIEM POUR LES MORTS DESPAGNE
Les vastes constellations géométriques dhiver
Se lèvent au-dessus de la Sierra Nevada,
Je marche sous les étoiles, les pieds sur la courbure connue de la terre.
Je suis des yeux les clignotants dun avion,
Rouges et verts, qui senfonce grondant vers les Hyades.
La note des moteurs monte, aiguë, faible,
Inaudible enfin, puis les lumières se perdent
Dans la brume au sud-est, aux pieds dOrion.
Comme le bruit séloigne, le froid me saisit et la pensée
Qui sempare de moi me soulève le coeur. Je vois lEspagne
Sous le ciel noir battu de vent, la neige qui tournoie légèrement,
Scintille et se déplace au-dessus des terres blafardes,
Et des hommes qui attendent, transis, blottis les uns contre les autres,
Un avion inconnu passant au-dessus de leurs têtes. Lappareil
Dans la brume survole les lignes ennemies vers le sud-est,
Des étincelles sous sa carlingue près de lhorizon.
Quand elles seffacent la terre frissonne
Et le ronronnement faiblit. Les hommes se détendent un instant
Et redeviennent nerveux dès quils se reprennent à penser.
Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les tableaux arrêtés, les vies interrompues,
Que lon descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que lon descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Tout à coup menvahit et des cadavres
Surgis de lautre côté du monde se pressent contre moi.
Alors, doux au début, riche et puissant ensuite,
Jentends le chant dune jeune femme.
Les émigrants du coin de la rue veillent
Le corps de leur fils aîné, renversé par un camion sans chauffeur
Qui a dévalé la côte et la tué sur le coup.
Les voix lune après lautre se joignent au chant.
Orion traverse le méridien vers louest,
Rigel, Bellatrix, Bételgeuse, défilent en ordre,
La grande nébuleuse miroite dans ses reins.
[1937]
EXERCICE TRÈS MATINAL
Chang Yuen est au seuil dune brillante carrière.
Fonctionnaire subalterne à Nankin,
Il fréquente néanmoins les milieux dirigeants de la capitale.
On lui prédit un grand avenir;
Mais il se pique de littérature.
Il travaille sans énergie et vit la nuit;
Il regrette ces temps troublés;
Il aimerait se retirer du monde;
Il recherche ce quil nomme la cohésion sociale;
Il aspire à vivre dans une culture plus positive.
Il a publié anonymement une étude savante
Sur la précision du Shinto en tant que déterminant culturel agnostique.
Par moment, il croit que la planète est à la veille
Dune Grande Renaissance Spirituelle.
Il cultive un goût pour Rimbaud, Bertrand Russell et Tu Fu.
Son rêve serait de sinstaller à Paris.
Il traverse le pont près des Ateliers textiles de lInspiration divine.
Le bâtiment tremble de tout son long dans le fracas des machines.
Les lumières verdâtres des fenêtres
Clignotent devant les passants.
Des porteurs entrent et sortent sous de vastes porches indistincts.
Contre la barrière, dans un paquet de haillons, des visages brillent.
Chang Yuen sarrête sur le pont récitant à part soi:
Les concubines impériales
Dansent vêtues dun voile transparent
Au pied du pavillon du Phénix Pourpre dans le soir.
Il rêve aux filles quil aurait pu acheter dix dollars
Quand la famine sévissait dans le Shan Tung.
Il reprend doucement à voix haute:
Il faisait chaud, dans la vallée
Bien que le soleil se fût couché depuis longtemps.
Il repense au fils de Won, un ami très important;
Il est âgé de quatorze ans et arpente la nuit de Shanghaï,
Les joues fardées, dans les rues du Quartier International.
Il décide de prendre son opium plus sérieusement.
Des fleurs de poirier tournoient dans le brouillard.
La marée soulève le fleuve.
Le jour pointe au bout des rues.
[1937]
AUTRE EXERCICE MATINAL
Le brouillard du Pacifique circule à trente mètres
Au-dessus des maisons et des collines de San Francisco.
Après les journées lumineuses de mars, les vallées intérieures
Aspirent dénormes masses dair frais venues de locéan.
Au-dessus du brouillard déchiqueté, un nuage haut, transparent, laminé
Se dirige lentement vers le nord, enjambant la moitié inférieure de la demi-lune.
Lastre, venu de Castor et Pollux, décrit sa parabole vers louest.
Je marche dans les rues à trois heures du matin.
Cest le printemps de la dernière année de la jeunesse.
La mer est basse et lair est saturé dodeurs docéan.
Les oiseaux moqueurs qui viennent darriver, réveillés,
Se tiennent dans les cours des maisons.
Je passe devant une vitrine réfrigérée
Où cinq lièvres blancs éviscérés
Pendent à cinq crochets par leurs pattes de derrière velues.
Les étalages éteints des fleuristes sont remplis de fleurs damandier obscures.
Jai passé un moment au Sam Wos à siroter un alcool frais et parfumé.
Qua fait Borodine à Canton en 1927?
La discussion a duré cinq heures.
Mon ami Soo est un sympathisant de lopposition de gauche.
Il ma accusé davoir assassiné quarante mille personnes sur la Colline des
Fleurs Jaunes.
Tu as ces cadavres sur la conscience, disait-il.
Il a commandé des tripes et il pleurait en les mangeant,
Ses baguettes cliquetant comme des castagnettes.
Quoi quil ait fait, Borodine a eu tort, cest probable;
Lhistoire serait tellement plus simple si on pouvait lécrire
Sans jamais avoir à la réaliser.
Les armées du Kuomintang ont envahi la ville natale de Tu Fu.
LArmée rouge sest retirée en bon ordre.
Je me demande si le portrait sur bois érigé par les siens
Se trouve encore sur lautel à Sheng Tu,
Et si lon brûle toujours de lencens
Devant ce visage dune intelligence et dune compassion ardentes.
Il mena une vie dure; il détestait la guerre, le despotisme, la famine.
À la première occasion, il se brouilla avec lempereur.
Lencre fielleuse des journaux sèche dans les kiosques;
Je frissonne et poursuis mon chemin en grelottant;
Je pense à ce monde où tant de vies sont misérables,
À tous les hommes qui furent torturés
Parce quils croyaient possible dêtre heureux.
Des piquets de grève montent la garde sur le pont à lembouchure du Sacramento,
Blottis autour de petits feux,
Parlant peu,
Le fusil à la main.
[1937]
LAUTOMNE EN CALIFORNIE
Lautomne en Californie est une saison
Tempérée et anonyme, aux collines et aux vallées
Incolores. Seuls les eucalyptus dun vert noirâtre,
Les conifêres et les chênes, émergent de la brume;
Les champs sont en labours, nus, vacants;
Le bétail piétine les prés en pente;
Les fleurs sont mortes, les herbages flétris.
Toute la nuit, le long de la côte, sur les crêtes,
Passent des oiseaux, bruissant, haut dans la tiédeur du ciel.
Seuls dans les prés en altitude les trembles
Luisent comme des poissons rouge et or dans leau vive.
Seules dans les villages du désert les feuilles
Des peupliers tournoient dans lair enfumé.
Errant une fois encore dans la douceur du soir,
Je rappelle mon coeur à lordre et mon esprit rouillé
À la passion. Je ne devrais penser quà mes rêves, à lamour, à la mort,
À la beauté qui senfuit avec le temps comme un sang qui sécoule,
À ma solitude dans le monde, au milieu des images
De jolies femmes et sous les constellations.
Mais jentends sonner les horloges de Barcelone à laube
Et résonner les sifflets à Nankin, le midi.
Jentends vrombir et claquer sèchement dans les airs
Les avions de combat, le grondement sourd
Des bombardements, les tirs précipités
Des canons anti-aériens.
À
la première bombe sur Nankin,
Une jeune femme fluette, au visage de lune, sélance dans la rue
Abandonnant bol de riz et enfants en larmes,
Et, toute droite, murmure des insultes en scrutant le ciel.
Linstant daprès, elle explose comme une poche deau
Tandis que, dans un nuage de fumée et de poussière,
Les murs lentement basculent sur elle.
Jentends
les voix,
Jeunes, épuisées et exaltées de deux camarades
Dans une pièce close, à Madrid. Ils ont discuté
La nuit entière. De la pêche à la truite dans les Pyrénées,
De Spinoza, des soirs anciens de fête et de xérès,
Des femmes quils faillirent avoir, ont eues ou presque,
De Picasso, de Velasquez, de la relativité.
Des chandelles rougissent, des lueurs bleues
Filtrent aux fentes des volets, le pilonnage
Reprend: on dirait quil na jamais cessé.
Le vent froid du matin est chargé de poussière,
Leur permission prend fin. Soldats de choc
Ils ne se reverront peut-être jamais. La lumière terne baigne,
Dans une clarté impersonnelle, les uniformes rapiécés,
Lexemplaire corné de lImpérialisme de Lénine,
La cartouchière pleine, létui et la crosse noire dun revolver.
La lune se lève tard sur le mont Diablo,
Énorme, presque pleine, et chaude; le vent séloigne,
Un brouillard brun venu des marais recouvre la baie,
Et, dans les airs, le cri des oiseaux se fait soudain
Puissant, nerveux, effarouché.
[1938]
LE 22 AOÛT 1939
...pour empêcher ta mère de se décourager, je vais te dire comment je my prenais. Emmène-la faire une longue promenade dans la campagne tranquille, cueillir des fleurs sauvages, se reposer à lombre des arbres, entre lharmonie du ruisseau plein de vie et la sérénité de la mère-nature, et je suis sûr que cela fera sa joie, ainsi que la tienne certainement. Mais souviens-toi toujours, Dante, au milieu du bonheur, de ne pas le garder pour toi tout seul, mais de te pencher un peu vers les autres, près de toi et de venir en aide aux faibles qui réclament du secours; aide les persécutés et les victimes; parce quils sont tes amis; ils sont les camarades qui luttent et tombent comme moi et Bartolo, hier, nous luttâmes et tombâmes, dans la conquête de la liberté pour tous et les pauvres travailleurs. Dans ce combat de la vie, tu trouveras davantage damour et tu seras aimé. (Lettre de Nicola Sacco à son fils Dante, 18 août 1927)
Angst und Gestait und Gebet. (Rilke)
À quoi bon, cette poèsie,
Ce paquet daccomplissement
Assemblé au prix de tant de douleur?
Vingt ans dun travail de forçat,
Leçons tirées de Li Po et de Dante,
Des chants indiens et de la psychologie de la forme;
Quels mots peut-il épeler,
Cet alphabet dune sensibilité unique?
Le dessin pur des étoiles dans leur progression ordonnée,
Lair raréfié des sommets de 4000 mètres,
Leurs vues du mont Pisga sur quels secrets de la personnalité,
Le feu des coquelicots sur des champs érodés,
Le sommeil des lynx dans la forêt de midi,
Létrange anastomose des réseaux de la pensée,
La vie qui sécoule, ingouvernable,
Et lespérance profonde de lhumanité.
Cest un art qui na guère changé au cours des siècles,
Ses sujets sont restés les mêmes,
Déshabille-toi, au nom du ciel, et viens au lit,
Nous ne sommes pas éternels.
Les pétales de la rose tombent,
Nous tombons de la vie.
Les valeurs tombent de lhistoire comme des hommes sous les bombes,
Seul un minimum subsiste,
Seul un accomplissement inconnu.
Quelques mots à graver sur une pierre tombale,
Sur les champs de bataille du monde entier,
Pauvre gars, il na jamais su de quoi il retournait.
Dans mille ans, des hommes portant lunettes viendront, munis de pelles
Donner des conférences à luniversité sur Progrès et retards
culturels.
Une pincée dail en plus dans la soupe,
Une demi-heure gagnée au lit le matin,
Certains eurent de la chance et dautres non;
On expose derrière les vitrines de musées obscurs
Les objets quils abandonnèrent dans leur hâte.
Cette année, nous avons fait quatre grandes ascensions,
Campé deux semaines au-dessus de la forêt,
Regardé Mars nager auprès de la Terre,
Regardé laurore noire de la guerre
Se répandre dans le ciel dune civilisation sur le déclin.
Lautorité vit ses dernières et terribles années.
La maladie atteint son point critique,
Dix mille ans de pouvoir,
Deux lois en lutte,
Le règne du fer et du sang versé
Contre la solidarité tenace du cerveau et du sang vifs.
Ils sont piégés, assiégés, des fous meurtriers.
Sils insonorisent leurs cellules,
Ce nest pas afin détouffer les coups de pistolet,
Mais les dernières paroles des condamnés.
La liberté est la mère
Non la fille de lordre.
Du gouvernement des hommes
À ladministration des choses.
De chacun selon ses capacités,
À chacun selon ses besoins.
Nous taillions des marches dans la glace bleue des glaciers suspendus,
Vacillant sur des arêtes éclatées,
Et leurs voix résonnaient encore en nous.
Quelques brins de cordes
Et de malheureux piolets ont suffi
Pour vaincre lapathie froide et cruelle des montagnes,
Rares sont les sommets inviolés.
À mon retour descalade une lettre mattend.
Cest ma première petite amie, rencontrée il y a vingt-cinq ans.
Jai lu ton poème dans le New Republic.
Tu te souviens du magasin de pompes funèbres, au coin?
De la forme quon vit sous un linceul en reluquant par le soupirail
Avant de prendre nos jambes à notre cou en hurlant? Tu te souviens?
Au coin, on a construit une station service,
Et un garage où tu habitais,
Il ne reste plus que deux maisons à part la nôtre.
Nous tenons le coup, au milieu du bruit et du monoxide de carbone.
Mon poème dalors parlait dexil et de mal du pays,
Vingt-cinq ans de vagabondages
Dans un monde bruyant et empoisonné.
Ma petite amie a tenu le coup. Je ne suis jamais revenu.
Mais les explosions et les gaz empoisonnés
Sont aussi bien domestiques quimportés.
Dante connut le mal du pays, les Chinois en firent un art,
Ainsi souffrit Ovide et tant dautres,
Comme Pound et Eliot,
Comme Kropotkine qui creva de faim,
Et Berkman de sa propre main,
Fanny Baron qui mordit ses bourreaux,
Mahkno qui mourut en odeur de calomnie,
Et Trotsky, je suppose, passionnément, à sa manière.
Ten souviens-tu?
À quoi bon cette poèsie,
Ce paquet daccomplissement
Assemblé au prix de tant de douleur?
Tu te souviens du cadavre dans le sous-sol?
Où en sommes-nous, au tournant de notre existence,
Écrivains et lecteurs des hebdomadaires libéraux?
[1939]
GIC-HAR
Il est tard dans la nuit, froide et humide,
Et lair est rempli de fumée de tabac.
Le cerveau soucieux et las,
Je reprends lencyclopédie,
Volume GIC-HAR,
Dont jai dû lire chaque ligne
Durant tant de nuits comme celle-ci.
Assis à moitié endormi je parcours larticle Gros-bec,
Ecoutant ferrailler et marteler longuement au loin
Les wagons de marchandises et les aiguillages.
Soudain, je me revois
Rentrant de ma baignade
À Ten Mile Creek,
Au-dessus de la longue moraine un soir au début de lété,
Les cheveux mouillés, dans lodeur de la vase et des élodées.
Je revois un sycomore devant une ferme en ruine,
Et instantanément, distinctement, mest révélé
Un chant dune joie et dune pureté incroyables,
Mon premier gros-bec à gorge rose,
Tourné vers le soleil couchant, le corps
Saturé de lumière.
Je restai immobile et frissonnant dans la chaleur du soir
Jusquà ce quil senvole, et je vins à comprendre
Dans ma douzième année que lun des grands événements
De ma vie venait de se produire.
Trente usines déversent leurs déchets dans le ruisseau où je nageais.
La ferme a cédé sa place à une banlieue déshéritée
Sur les pelouses calcinées il y a des étourneaux, étrangers et agressifs.
Jhabite de lautre côté du continent
Dix ans dans une cité hostile.
[1939]
SUR QUELLE PLANÈTE
Lair chaud qui recouvre uniformément la campagne,
Sécoule imperceptiblement vers le large;
Les brumes dautomne circulent en épais rubans
Au-dessus de leau pâle;
Il y a des égrettes blanches dans les marais bleus;
Le mont Tamalpais, le Diablo, le Saint-Helena
Flottent dans lair.
Nous gravissons les falaises de Hunters Hill
Qui surplombent sur plus de quatre-vingt kilomètres
Une imbrication sinueuse de montagnes et de mer.
Jescalade une cheminée en torsade,
Et, alors que je lève les yeux vers
Une petite grotte, deux hiboux blancs
Senvolent, silencieusement, près de mon visage.
Ils ondoient, gênés par le soleil,
Avant de disparaître dans les replis de la falaise.
Toute la journée jai observé une nouvelle grimpeuse,
Jeune fille aux cheveux dun blond de cendre,
Au regard doux et confiant.
Elle monte avec lenteur, précision,
Et une grâce sans geste superflu.
Tandis que jenroule les cordes,
Et admire le crépuscule impressionnant,
Elle se tourne vers moi et dit, tranquillement,
Ce doit être une splendeur, le coucher de soleil,
Sur Saturne, avec ses anneaux et toutes ses lunes.
[1940]
Ces traductions sont tirées des livres Lautomne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations dhiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec lautorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.