BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Éloge de Kenneth Rexroth

 

 

Chapitre 3 : Société et révolution


“Il y a quelque chose de dérisoire à parler de révolution (...). Mais tout le reste est bien plus
dérisoire encore, puisqu’il s’agit de l’existant, et des diverses formes de son acceptation.”
(Internationale Situationniste no 6)

 

Rexroth grandit dans les dernières années du vieux mouvement révolutionnaire. La Première Guerre mondiale n’a pas seulement montré la faillite du vieil ordre social, elle a révélé l’aspect superficiel du mouvement qui le combattait; la quasi-totalité des organisations prétendument internationalistes et antibellicistes se sont ralliées à leurs États respectifs. La fin de la guerre amena une vague de soulèvements en Europe, mais ils furent tous rapidement écrasés ou neutralisés. La seule exception apparente, la révolution russe de 1917, se révéla en définitive la défaite la plus lourde de conséquences. Les bolcheviks prirent le pouvoir, réprimèrent les forces libertaires qui avaient fait la révolution, et imposèrent une nouvelle variante de l’ancien système: le capitalisme bureaucratique d’État. La bureaucratie dite communiste devint la nouvelle classe dirigeante; l’État devint l’unique entreprise capitaliste, le propriétaire universel.

Le bolchevisme n’est pas le communisme, ni même le socialisme au sens où on pouvait l’entendre avant 1918. C’est une forme très primitive du capitalisme d’État. C’est une méthode pour forcer un pays arriéré et semi-colonial à traverser la période de l’accumulation du capital, ce qu’avaient fait les grandes nations capitalistes dès le début du XIXe siècle.

La contre-révolution bolchevique ne fut pas un désastre pour la seule Russie; en tant que “modèle”, elle allait empoisonner et finalement détruire tout le mouvement révolutionnaire international pendant des décennies. Le pouvoir des bolcheviks, ainsi que leur prestige comme soi-disant leaders de la seule révolution qui avait “réussi”, leur permettaient de dominer, de manipuler et de saboter les mouvements radicaux partout ailleurs, “jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne qui ne fût pas rattaché au Kremlin, soit comme stupide homme de main stalinien, soit comme antibolchevik psychopathe”. “Des milliers de gens se sont tournés vers la réaction, la religion ou la pure folie, parce qu’ils avaient cru que la révolution socialiste c’était le bolchevisme.”

À cette époque-là en Europe occidentale et en Amérique le système était parvenu à divers compromis avec les syndicats et les partis socialistes réformistes (New Deal, fronts populaires, Welfare State...).

Les mouvements socialistes et syndicalistes à l’Ouest ont effectivement fait fonction non seulement de soupapes de sûreté intégrées, autrement dit de régulateurs qui libèrent juste ce qu’il faut de pression lorsqu’elle se fait trop forte, mais aussi de pièces essentielles au bon fonctionnement du moteur capitaliste, comme des carburateurs qui assurent le bon mélange d’air et de carburant pour chaque nouvelle exigence de la machine.

Dans certains pays où ces méthodes ne fonctionnaient pas trop bien, les crises sociales furent réprimées par l’instauration du fascisme (hybride du capitalisme d’État totalitaire et du capitalisme monopoliste traditionnel). Bloqués entre le bolchevisme, le réformisme et le fascisme, les éléments véritablement radicaux furent isolés, et dans bien des cas tout simplement anéantis. La dernière manifestation, et la plus exemplaire, de l’ancien mouvement — la révolution anarchiste d’Espagne (1936­1937) — fut détruite par les trois conjointement.

C’était la fin de la génération de l’espérance révolutionnaire. La conscience de l’humanité s’était mise à apprendre les méthodes de sa propre compromission. Les procès de Moscou, les exécutions dans la rue par le Kuomintang, la trahison envers l’Espagne, le pacte entre Hitler et Staline, l’extermination de nations entières, Hiroshima, Alger — rien n’a pu empêcher les mâchoires du piège de se refermer. Au fil des années on entend de moins en moins de protestations. Les porte-parole, les intellectuels, tous se sont soumis au chantage, et gardent le silence.

Toute une génération d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels était traumatisée, mutilée mentalement et moralement, et sombrait dans la démoralisation et la compromission.

Combien ont cessé d’écrire à l’âge de trente ans?
Combien se mirent à travailler pour Time?
Combien sont morts de lobotomie
Dans le Parti communiste?
Combien se sont perdus dans des
Maisons de fous provinciales?
Combien, sur le conseil
De leur psychanalyste, ont décidé
Qu’après tout il valait mieux
Faire carrière dans les affaires?
Combien sont des alcooliques désespérés?

Rexroth était l’une des rares exceptions. Dans les années vingt il avait été un membre actif de l’une des organisations les plus exemplaires du vieux mouvement, l’IWW anarcho-syndicaliste (Industrial Workers of the World); dans les années trente il continua seul sur le même chemin. Quand il n’y eut plus de mouvement révolutionnaire important, il se prépara à un long retranchement, en établissant des contacts parmi les gens qui avaient su rester intègres et radicaux, en leur proposant de revoir fondamentalement toutes les anciennes perspectives, et en continuant, là où c’était encore possible, de prendre la parole et d’agir. Il avait vu clairement le jeu des bolcheviks dès 1921, quand Trotsky et Lénine écrasèrent la révolte libertaire du soviet de Cronstadt; mais bien que s’opposant nettement à toutes les formes de “communisme”, il ne se mit pas pour autant à faire l’apologie du capitalisme occidental, contrairement à tant d’autres de sa génération.

Pour ce qui est des horreurs du stalinisme,
J’en suis bien plus conscient que toi,
L’ex-trotskiste maintenant belliciste.
Mais cela ne te mènera à rien
De me conseiller de saluer
La bête qui me dévore, parce qu’un lion
Plus gros mange quelqu’un d’autre
De l’autre côté de l’arène.

À propos des limites de la politique réformiste, Rexroth rapporte qu’en 1927, au cours d’un voyage en auto-stop dans le Montana avec sa femme Andrée, ils furent pris par un homme du monde curieusement cynique à l’égard des politiciens. Rexroth lui demanda s’il ne pouvait tout de même reconnaître un minimum d’honnêteté à quelques-uns, Robert La Follette par exemple, ou Burton Wheeler (sénateurs progressistes du Wisconsin et du Montana). L’homme répondit en évoquant la barrière de protection qui se trouve au fond des terrains de base-ball: “Elle arrête toutes les balles qui échappent au catcher, et celles qui sont mal frappées, pour protéger les spectateurs des premiers rangs. Voilà la fonction de types comme La Follette et Wheeler; et croyez-moi, si vous ne le savez pas, eux, ils le savent.” Le lendemain ils découvrent que leur compagnon de voyage était le sénateur Wheeler.

Les échecs du bolchevisme et du socialisme réformiste, leur incapacité à réaliser un véritable changement radical ont renforcé l’anarchisme de Rexroth. Il lui était plus évident que jamais qu’on ne peut éliminer le capitalisme avec des programmes étatiques, et que toute bureaucratie, si prétendument radicale qu’elle se présente, tend naturellement à perpétuer son propre pouvoir. Le capitalisme et l’État ne sont que deux aspects étroitement liés d’un même système:

Force de travail sur le marché,
Puissance de feu sur le champ de bataille,
C’est tout un; simplement deux
Faces du même monstre.

L’État est fondamentalement un racket. Le fait qu’il assure accessoirement des services sociaux ne fait que camoufler son rôle essentiel de protecteur de l’économie marchande, sans laquelle la plupart des conflits d’intérêts, maintenus artificiellement et qui justifient l’État, perdraient leur raison d’être. “L’État ne vous taxe pas pour vous fournir des services. Il vous taxe pour vous tuer. Les services, c’est ce qu’il a confisqué aux hommes, aux rapports humains naturels, pour légitimer ses pouvoirs policiers et militaires.” Rexroth cite Herbert Read(14) quand il dit que “l’anarchisme peut sembler irréaliste, mais il l’est beaucoup moins que ne pourrait le paraître l’État-nation capitaliste moderne à une personne d’une autre civilisation. Il est évident que rien d’autre que l’anarchisme ne pourra marcher; dorénavant toute forme d’État est condamnée à échouer à coup sûr, et désastreusement.”

Pendant la Seconde Guerre mondiale Rexroth fit son service d’objecteur comme employé dans un pavillon psychiatrique. Il n’était pas un farouche partisan de la non-violence en toute circonstance, mais il s’opposait absolument aux guerres entre les États-nations modernes, les considérant comme pires que n’importe lequel des maux qu’elles prétendent combattre. Pendant la guerre il constitua un groupe pacifiste, le Randolph Bourne Council (à la mémoire d’un écrivain libertaire qui avait écrit sur le thème: “La guerre, c’est la santé de l’État”), et il s’employa à soutenir des Américains d’origine japonaise qui étaient harcelés et enfermés dans des camps de concentration (il mit au point des stratagèmes qui permirent même à certains d’échapper complètement à l’incarcération).

Après la guerre, Rexroth et quelques autres mirent en place le San Francisco Anarchist Circle (rebaptisé plus tard le Libertarian Circle).

Toutes les semaines nous avions une réunion sur un sujet particulier, tel que les collectivités agraires andalouses, les tendances conseillistes dans l’Allemagne révolutionnaire, les groupes communalistes aux États-Unis, la révolte de Cronstadt, le mouvement makhnoviste pendant la guerre civile en Russie, l’IWW, l’anarchisme mutualiste en Amérique; ou bien on parlait de gens comme Babeuf, Bakounine, Kropotkine, Alexandre Berkman, Emma Goldman, Voltairine de Cleyre et le mouvement anarcho-féministe. (...) Il y avait toujours du monde, et quand la soirée avait pour thème “Anarchie et sexualité”, la salle était pleine à craquer. (...) Chaque aspect particulier de l’histoire et de la théorie anarchistes était présenté par une personne compétente, et cela finissait par un débat improvisé. (...) Notre objectif, c’était de refonder le mouvement radical après sa destruction par les bolcheviks, et de repenser tous les principes de base, c’est-à-dire de soumettre à une critique rigoureuse tous les idéologues, de Marx à Malatesta.

La principale influence du Libertarian Circle semble avoir été aussi bien culturelle que politique. Battant son plein de 1946 jusqu’au début des années cinquante, ce fut sans doute le premier foyer important de cette effervescence d’après-guerre, qu’on appellera ensuite la Renaissance de San Francisco. Certains de ses participants fondèrent la station de radio pacifiste KPFA, ainsi que plusieurs groupes de théâtre expérimental et de nombreuses petites revues; d’autres se retrouvèrent plus tard parmi les poètes et les artistes de la Bay Area les plus marquants des années cinquante et soixante.

Rexroth se trouvait au coeur de ce moment. Outre son rôle vital dans le Libertarian Circle, il organisait chez lui des débats, des conférences et des lectures hebdomadaires, et dans de nombreux articles, interviews et émissions de KPFA il fustigeait l’establishment culturel et politique, et proclamait les nouvelles tendances de la dissidence. À une époque où la plupart des commentateurs déclaraient avec suffisance que l’âge de l’expérimentation et de la révolte était révolu, Rexroth pressentait les premiers signes d’un nouvel espoir. Dès 1957, dans son article “Disengagement: The Art of the Beat Generation”, il écrivait: “La jeune génération est dans un état de révolte si absolu que ses aînés ne peuvent même pas s’en rendre compte. (...) Tout comme les rayons X ou la radioactivité, la révolte moderne est invisible. On ne la perçoit qu’à travers ses effets au niveau social le plus matérialiste, où elle s’appelle délinquance.”

Rexroth et les autres poètes de la Renaissance de San Francisco sont souvent assimilés à la “génération beat”, mais comme il le rappela énergiquement dans de nombreux articles, ni lui ni la plupart des autres n’avaient grand-chose à voir avec les stéréotypes du beatnik créés par les médias. Les critiques que portait Rexroth sur la sottise, la sentimentalité et l’égocentrisme complaisant de Jack Kerouac étaient particulièrement caustiques. (En représailles, les nombreux mémoires, biographies et historiques récents sur “l’époque beat” ne mentionnent pratiquement jamais Rexroth, mis à part quelques remarques sarcastiques, ou rumeurs malveillantes; en revanche, quand l’académisme daigne reconnaître son existence, c’est pour l’étiqueter, sur un ton méprisant, comme “parrain des beatniks”.)

L’apparition du mouvement pour les droits civiques des Noirs était plus à son goût. Dans un article de 1960 il loue la spontanéité et l’action personnelle directe des premiers protestataires, tout en les mettant en garde contre les “organisateurs” bureaucratiques qui ne manqueraient pas de chercher à se placer à leur tête et à les institutionnaliser:

On conteste les tendances brutales et réactionnaires de la vie américaine, non pas sur un principe politique — gauche contre droite — mais à cause de leur malhonnêteté et de leur violence morale évidentes. (...) Les programmes politiques sont dépassés. (...) Le pouvoir ou les programmes, ce n’est pas la question; ce qui importe maintenant, c’est la réalisation immédiate de l’humanité, ici et là, partout, dans chaque aspect et dans chaque rapport dans la société. (...) Cela implique une action morale personnelle, et même, si on tient à l’étiquette, une révolution spirituelle. (...) Le boycott des autobus à Montgomery en Alabama (...) a démontré une chose qui est toujours passée pour de la pure sentimentalité. Il est plus courageux, plus agréable et bien plus efficace d’agir avec l’amour qu’avec la haine. Une victoire ainsi remportée ne tournera pas court. (...) En outre, chaque victoire morale convertit ou neutralise une part supplémentaire des forces adverses.

Cette action directe et spontanée était en effet un bon début pour nettoyer l’atmosphère de décennies de compromissions et de confusion. (Le schéma “gauche contre droite”, par exemple, n’est plus, et depuis longtemps, qu’une opposition prétendue presque sans signification entre des impostures pratiquement similaires.) Mais en conclure qu’il faudrait rejeter en bloc tous les “programmes” est évidemment un peu simpliste. Dans la période qui a suivi la destruction de l’ancien mouvement révolutionnaire, une telle attitude était concevable: les gens tenaient à juste titre pour suspect l’asservissement aveugle aux programmes et aux organisations doctrinaires; il fallait réexaminer des perspectives en repartant de rien et rester ouvert à diverses possibilités. À cette époque-là, la stratégie de Rexroth — pour le dialogue et la communauté créative, sans trop s’embarrasser d’une théorie cohérente — se montrait très fructueuse; personne n’a joué un rôle aussi vital pour établir les fondations de ce qui allait devenir la Renaissance de San Francisco des années cinquante, qui allait elle-même devenir une des plaques tournantes de la contestation mondiale des années soixante. Mais cette nouvelle contestation allait poser de nouvelles questions tactiques et théoriques que Rexroth, qui persistait dans son éclectisme empirique, n’abordait pas de façon conséquente.

En 1960 il accepta de tenir une chronique hebdomadaire à l’Examiner de San Francisco (un journal de Hearst). Sa politique consistait, semble-t-il, à accepter pratiquement toute proposition de faire des articles ou des comptes-rendus, pourvu qu’il lui fût accordé une totale indépendance: les éditeurs devaient prendre ses articles exactement comme il les avait écrits, ou pas du tout. Selon lui, les journaux et les magazines populaires lui laissaient plus de liberté que les revues politiques ou universitaires. “Ce qui les intéresse, c’est la matière vivante, attrayante et, si on ne dépasse pas la mesure, ils sont bien contents que les articles provoquent des controverses.” Sur ce point, sans doute avait-il raison. Mais si “on dépasse la mesure”? Car même si on a carte blanche, il reste encore des pressions subtiles qui engendrent l’autocensure, telles que la menace tacite de ne pas voir renouveler son contrat (et c’est ce qui va effectivement arriver à Rexroth en 1967, à cause d’un article trop tranchant sur la police américaine).

Avait-il bien fait d’accepter une fonction aussi équivoque? En tout cas il n’en fit pas un trop mauvais usage. Malgré une légère adaptation de son style à l’intention d’un public plus populaire, son franc-parler demeure et les sujets qu’il aborde ne sont pas moins variés. Dans le compte-rendu d’un livre sur la Baie de San Francisco, il écrit: “Vous pouvez tout savoir sur le véritable sens des romans de Henry James, ou sur l’art de la fugue, mais si vous n’êtes pas comme chez vous dans le monde qui est sous vos pieds et devant vos yeux, vous n’êtes pas vraiment civilisé.” Dans ce sens ses articles ont probablement contribué à “civiliser” des milliers de lecteurs. Ils offrent en tout cas une abondante information sur la vie de la Bay Area à l’époque — y compris sur bien des sujets que Rexroth n’examine pas de manière aussi détaillée dans ses autres écrits —, sur la vie artistique, la politique, l’architecture ou l’urbanisme locaux.

Quel que soit son sujet, il essaye toujours de défendre les mérites d’une communauté vivante et variée. En règle générale il encourage la participation, l’expérimentation et l’autonomie locales; cependant, quand une situation exige un plan cohérent, il recommande la coordination centralisée. À propos d’une représentation libre dans un parc, il dit: “Espérons que ce n’est qu’un début, qu’on verra un jour toutes sortes d’activités musicales et dramatiques dans les parcs. Je vois peu de choses qui pourraient mieux tonifier une communauté ramollie. Tôt ou tard certains spectateurs deviendront des participants.” Avec un esprit d’à-propos parfois amusant, et une certaine finesse, il s’adresse à des gens dans leur propre langage; il met au défi, par exemple, ceux qui se disent chrétiens d’imiter Jésus en allant vers les pauvres, les réprouvés, les désespérés (pour les aider, et non pour les convertir); ou bien il dit aux commerçants de Chinatown qu’ils gagneraient encore plus d’argent si, au lieu de se consacrer exclusivement à la vente d’objets de pacotille à des touristes crédules, ils transformaient Grant Avenue en promenade, rétablissaient l’opéra chinois et vendaient d’authentiques produits asiatiques.

Bien entendu, de telles propositions ne vont pas sans une certaine ironie. Si elles apparaissent parfois plus souhaitables — voire plus “pratiques” dans certains cas — que les politiques actuelles, Rexroth sait bien qu’au bout du compte tout ça ne peut suffire. Certaines de ces propositions rencontraient une trop grande résistance de la part des gens en place; d’autres sont à somme nulle (une amélioration dans un domaine aurait provoqué une aggravation dans un autre). “L’amère vérité, c’est qu’aucun des véritables problèmes, écologique, économique, social, éthique, religieux ou sexuel, ne peut se résoudre dans le contexte de cette société, ni d’aucune autre organisation sociale existante.”

Cependant, la plupart de ses articles ne sont que des réactions personnelles à des événements quotidiens, qui n’impliquent que vaguement une critique sociale plus large. Après s’être fait flanquer à la porte de l’Examiner, Rexroth passa à des chroniques plus explicitement politiques pour le journal “alternatif” Bay Guardian (1967-1972) et pour la revue San Francisco (1967-1975). Dans ces articles de plus en plus pessimistes, il dénonce la corruption et la collusion des politiciens, des gouvernements, des capitalistes et des mass media, et déplore la destruction stupide de tout vestige de communauté humaine et écologique. Ses constats pour la plupart ne sont que trop justes; mais il y manque, pour clarifier des perspectives radicales, une analyse cohérente qui dépasserait les apparences immédiates. Comme on le voit généralement dans les révélations de scandales, tout cela ne fait qu’accabler encore plus les gens, et favorise en définitive le repli sur la vie “personnelle”, considérée comme le seul terrain encore partiellement à l’abri de la folie mondiale.

Rexroth avait discerné les premiers signes d’une nouvelle révolte dans une époque où la plupart des commentateurs n’en avaient pas la moindre idée. Mais dans un certain sens il ne voyait cette révolte qu’en termes culturels ou spirituels. Quand des luttes plus ouvertes et plus violentes surgissaient, il avait tendance à les assimiler à de simples symptômes de l’écroulement de la société, et se raccrochait à sa précédente stratégie d’une subtile subversion morale et artistique. On retrouve cet aspect jusque dans ses brefs commentaires sur la seule lutte ouverte pour laquelle il montra néanmoins un certain enthousiasme, la révolte de Mai 1968 en France:

Le plus significatif dans l’explosion en France, c’est probablement la révélation de la faillite morale des pouvoirs établis. Ni le Général ni les dirigeants du Parti communiste n’avaient la moindre idée de ce qui se passait. De Gaulle n’en avait aucune idée, sinon, ce qui est d’un comique sublime, qu’il l’attribuait aux communistes. Quant à ces derniers, ils avaient compris tout juste assez de choses pour être complètement affolés, et ils ont dénoncé la révolte — celle de l’avant-garde des ouvriers en grève sauvage aussi bien que celle de tous les jeunes —, proférant, sans retenue, des insultes féroces. (...) Quelle que soit la conclusion provisoire en France, ce rejet de l’immense système meurtrier de fausses valeurs, qui a dominé l’âge du commerce et de l’industrie, ne cessera pas.

Jusque-là, c’est assez exact. Le problème, c’est que Rexroth ne dit presque rien de plus sur le sujet. C’est assez fréquent chez lui; il reconnaît bien dans la révolte de Mai le refus d’un système de fausses valeurs, mais c’est tout juste s’il examine dans cette révolte la tentative de dépasser l’organisation sociale en place. Il n’analyse ni ses origines ni ses buts, ni ses tactiques novatrices ni ses tendances contradictoires — ce sont pourtant des questions d’une signification autrement plus importante que la “révélation” d’une faillite morale depuis longtemps évidente.

Rexroth critiquait à juste titre la Nouvelle Gauche pour son manque de stratégie cohérente; mais on se demande si lui-même avait quelque stratégie que ce soit, mis à part celle d’encourager vaguement “l’action morale personnelle”, ou peut-être d’occasionnelles actions collectives en réponse à certaines questions particulières. Après la fin du Libertarian Circle, ni lui ni ses amis de la Renaissance de San Francisco n’ont su développer leur critique sociale, ni même seulement communiquer d’une façon explicite et soutenue ce qui pouvait leur rester de leurs anciennes perspectives libertaires. Dans la mesure où ces gens avaient de l’influence (ce qui était justifié à bien des égards), le fait qu’ils ne s’attaquèrent pas aux nouvelles questions théoriques et stratégiques a contribué à la naïveté politique de la contre-culture des années soixante. Faute d’une perspective libertaire cohérente, les vieilles idéologies allaient naturellement resurgir pour combler le vide. Des fractions militantes de la Nouvelle Gauche dégénérèrent rapidement dans le réchauffé le plus ennuyeux et le plus délirant du vieux gauchisme; la plupart des autres, écoeurées, réagirent en prenant des directions plus réformistes, ou apolitiques.

Avec la débâcle de la politique de la Nouvelle Gauche vers la fin des années soixante, Rexroth va mettre d’autant plus l’accent sur les aspects culturels du mouvement. The Alternative Society (1970) reflète cette inclination. Bien que l’on y trouve des articles sur nombre de sujets sociaux, presque la moitié du livre est consacrée aux développements récents dans la poésie et la chanson; sa “société alternative” se révèle être la contre-culture de la jeunesse, ou plus précisément ses tendances les plus profondes, qui seraient “en état de sécession”. “On a tort de parler de chansons ou de poésie de protestation. La protestation présuppose une possibilité de rectification. Elle se produit de l’intérieur d’une culture. Avec la longue histoire des horreurs de notre époque, la protestation s’est transformée en aliénation, et l’aliénation en sécession totale.” Il ne s’agissait pas tant d’une sécession géographique (bien que le mouvement pût inclure des tentatives de communes ou d’autres formes de communautés alternatives) que d’une réorientation fondamentale des valeurs de la vie; une réorientation qui continue toujours, quoique moins visiblement, tandis que les modes hippies sont passées aussi vite qu’elles étaient venues.

En recherchant une nouvelle communauté, une morale d’honnêteté et des valeurs saines, et en laissant se dissiper ses lubies et ses folies passagères, la jeunesse qui fait sécession d’avec le système fou et meurtrier renoue avec ses prédécesseurs — mennonites, frères moraves, amish, hutterites, quakers — qui se sont retirés de l’horreur et de la folie des guerres de religion et de l’effondrement de la société du Moyen Âge.

Dans Communalism: From Its Origins to the Twentieth Century (1974), Rexroth examine ces mouvements-là et bien d’autres: le christianisme primitif, les sectes hérétiques et les mouvements millénaristes du Moyen Âge, les communautés utopistes des deux derniers siècles.

Jusqu’à ces communautés-là, la plupart de ces mouvements étaient fondamentalement religieux. À cet égard ce livre est un exposé vigoureux de la dialectique sociale des religions qui, bien sûr, ont eu généralement tendance à renforcer l’ordre dominant, mais qui, quand elles ont été poussées jusqu’à leurs implications les plus radicales, ont parfois produit des conséquences subversives. Même une tendance aussi anodine en apparence que le monachisme laïque pouvait constituer une menace: “Le monachisme organisé était une façon de mettre la vie chrétienne en quarantaine. Voilà pourquoi l’Église a toujours imposé le célibat aux moines. (...) Le monachisme laïque, une communauté de familles qui partagent tout et qui mènent une vie à l’exemple de celle des apôtres, devient inévitablement une contre-culture.” Cette menace devient d’autant plus évidente dans les rapports entre les groupes hérétiques tels que les Frères du Libre Esprit et les révoltes millénaristes, et dans l’apparition des groupes anarcho-communistes d’inspiration religieuse tels que les Diggers dans la Révolution anglaise.

Cependant toutes ces communautés, y compris les plus récentes qui étaient non religieuses et sciemment radicales, avaient en définitive une relation ambiguë avec la société dominante. Dans une certaine mesure elles constituaient un refuge contre cette société, et un exemple de valeurs et de possibilités autres. Mais en acceptant de coexister avec elle, elles se sont empêtrées inévitablement dans des compromissions et des confusions, et généralement elles allaient vite se désagréger à cause de leurs propres contradictions. Rexroth présente une histoire très intéressante des réussites, des échecs, des marottes et des folies de ces groupes, mais son analyse reste trop étroitement empirique. En les considérant principalement sur le plan de leurs problèmes internes et de leur survie (il loue la réussite des hutterites, parce qu’ils furent les seuls à avoir su maintenir une vie complètement communaliste pendant plusieurs siècles), il évite de faire face au fait que ces expériences n’ont pas grand-chose à voir avec la contestation moderne. Il avait peut-être raison de constater que des leaders charismatiques, des croyances religieuses qui unissaient les gens et un travail intensif comptaient parmi les facteurs qui favorisaient la survie de petits groupes utopistes subsistant dans un monde de disette et hostile, mais ça n’a rien à voir avec le projet d’une société mondiale qui aurait dépassé la disette.

Que l’avènement d’une telle société soit probable ou non, il reconnaît qu’à l’heure actuelle nous en sommes à un point où ce n’est pas seulement possible, mais nécessaire:

La seule alternative, c’est l’utopie ou la catastrophe. (...) Les symptômes de l’effondrement de la civilisation se rencontrent partout, et ils sont bien plus prononcés qu’ils ne l’étaient dans les dernières années de l’Empire romain. Toutefois, ces symptômes ne sont pas forcément tous pathologiques. Le monde actuel se divise en deux tendances opposées — l’une qui mène tout droit à la mort sociale, l’autre à la naissance d’une société nouvelle.

Mais lorsqu’il tente d’analyser la nature de ce conflit, il verse parfois dans la confusion et arrive à des conclusions sans conséquences:

C’est dans le domaine le plus libre, celui des rapports entre les individus, loin des bureaucraties de l’usine ou du gouvernement, que les signes révolutionnaires sont les plus évidents. Pour mener une attaque effective contre l’État et le système économique, il faut du pouvoir, et jusqu’ici l’État, qui n’est rien d’autre que la force policière du système économique, détient tout le pouvoir effectif. Les manifestations ou les cocktails Molotov sont également impuissants devant la bombe à hydrogène. Voilà pourquoi les changements significatifs se produisent dans ce que la révolte des jeunes appelle le “style de vie”.

La façon dont Rexroth traite ici de la question du “pouvoir” est assez embrouillée. Il est vrai qu’il est généralement futile de combattre l’État sur son propre terrain, mais cela n’implique pas que la seule possibilité soit de se limiter aux changements dans le style de vie ou dans les rapports entre les individus. Où était tout le pouvoir de l’État en France en Mai 68? au Portugal en 1974? en Pologne en 1980 ou en Europe de l’Est en 1989? Et la bombe à hydrogène, quel sens avait-elle dans tout ça? Dans toutes ces situations le système s’est sauvé moins en employant la répression physique qu’en cooptant, en divisant et en récupérant les mouvements d’opposition, en les manipulant et en les poussant à des compromis réformistes.

Partout dans le monde nous assistons à une révolte instinctive contre la déshumanisation. Le marxisme s’est proposé de supprimer l’aliénation de l’homme à son travail, à ses semblables et à lui-même, en transformant le système économique. On a beau transformer le système économique, l’aliénation humaine est toujours plus profonde. Qu’on l’appelle socialisme ou capitalisme, sur le plan des satisfactions humaines et du sens de la vie, c’est la même chose à l’Est et à l’Ouest. La révolte actuelle n’a donc pas tant à s’occuper de transformer dans un premier temps des structures politiques ou économiques, qu’à mener une attaque de front contre l’aliénation humaine en tant que telle.

Le système économique a beau avoir été modifié de mille manières, il n’a jamais été dépassé comme l’avait envisagé Marx. (Rexroth note quelque part que le “marxisme” a aussi peu de rapport avec Marx que le christianisme avec le Christ.) La débâcle du capitalisme d’État “communiste” et l’insuffisance, évidente depuis longtemps, du socialisme réformiste ont bien démontré l’obsolescence du gauchisme étatique, mais non pas celle du projet originel de Marx et des anarchistes, qui visait l’abolition de l’État et du capitalisme. La révolte moderne conteste à juste titre toute forme d’aliénation, au lieu de se limiter aux luttes étroitement politiques et économiques de la vieille gauche; mais elle peut difficilement espérer réussir à attaquer l’aliénation “en tant que telle” sans en éliminer tôt ou tard les bases politiques et économiques.

Rexroth voit sa “société alternative” comme une “nouvelle société à l’intérieur de la coquille de l’ancienne”, mais il n’envisage jamais précisément comment elle pourrait casser la coquille et dépasser effectivement cette ancienne société. Il ne lui reste, semble-t-il, que l’espérance vague qu’un certain nombre de gens, pratiquant discrètement une authentique communauté dans les interstices du système condamné, pourraient peut-être réussir à tenir vivante la flamme. Même si cela présente peu de chances d’éviter une apocalypse thermonucléaire ou écologique, il croit que c’est la voie la plus satisfaisante pour conduire sa vie en attendant.

Si la société alternative devient une société de bodhisattvas écologiques, nous aurons atteint la confrontation finale. Aide mutuelle, respect pour la vie, pleine conscience de sa place dans la communauté des créatures — voilà les bases d’une société nouvelle. (...) Il y a peu de chances qu’ils gagnent; il est trop tard pour cela, mais au moins peuvent-ils édifier un Royaume face à l’Apocalypse, une société de gens moralement responsables, qui feront face à l’extinction, la conscience nette, après avoir vécu aussi heureux que possible.

Rexroth parlait sans détours des menaces que les décennies à venir feraient peser surl’écologie — avant même que la plupart des gens aient seulement entendu prononcer le mot —, et il est chaque jour plus évident qu’il n’avait que trop raison d’insister sur leur gravité. Un équilibre écologique viable est quelque chose de délicat — une fois qu’il est perturbé au-delà d’un certain degré, il peut devenir impossible de renverser la tendance. Nombre d’excès maintenant bien connus, s’ils ne sont pas vite corrigés, risquent de créer bientôt des désastres écologiques qui pourraient atteindre le point de non retour. Certains de ces excès continueront à avoir des effets à retardement pendant des années, même si on y mettait un terme dès aujourd’hui. La plupart naturellement ne sont encore guère maîtrisés, ou pas du tout, et il y a peu de chances qu’ils le soient tant qu’existera un système où des coalitions d’intérêts peuvent en tirer des profits à court terme.

À mon avis la situation est désespérée. Je crois que l’espèce humaine a déjà provoqué une crise écologique irrémédiable, qui va la mener à l’extinction dans moins d’un siècle. Je ne parle même pas de la bombe à hydrogène. (...) Mais en supposant qu’il reste encore une possibilité de changer de cap, d’interrompre le voyage au bout de la nuit, cela ne pourrait se faire que par contagion, par infiltration, par une diffusion imperceptible, partout dans l’organisme social, qui l’“infecterait”, comme par le biais de petites capsules, qui lui inoculerait une maladie appelée “santé”.

Cela nous ramène à la poésie et à la chanson qui, d’après Rexroth, feraient partie des moyens les plus efficaces pour une telle “contagion”.

Il fait remonter la chanson underground au moins jusqu’aux chants goliardiques du MoyenÂge (popularisés par les Carmina Burana de Carl Orff, et enregistrés plus récemment dans leur version d’origine). Il retrace son développement en France depuis le mysticisme érotique des troubadours et le milieu bohème de François Villon, en passant par les poètes maudits et les cafés chantants du XIXe siècle, jusqu’à Georges Brassens et d’autres chanteurs d’après-guerre, qui ont créé “la plus grande renaissance de la chanson dans les temps modernes(15)”, et qui ont “substitué la sensibilité lyrique à l’instinct de possession». “Brassens, écrit-il, parle sciemment pour les irrécupérables inconditionnels. Dès ses débuts, il savait que ni lui ni ses partisans de plus en plus nombreux ne seraient jamais récupérés, et il savait pourquoi; il le disait dans chacune de ses chansons, quel qu’en fût le thème. Avec lui la contre-culture atteint l’âge mûr.”

Rexroth esquisse une évolution parallèle en Amérique, depuis les chansons populaires traditionnelles et les blues jusqu’aux chanteurs contre-culturels des années soixante. Il fait la distinction entre les authentiques chansons populaires — qui sont “l’expression naturelle d’une communauté organique” — et les chansons de protestation dites populaires, qu’il tient pour la plupart pour risiblement éculées, ou, pire encore: pour des expressions du Mensonge Social. Certains de ses propres poèmes comprennent des formulations radicales, mais en même temps il a toujours rejeté la notion selon laquelle les arts devraient se subordonner aux exigences “progressistes”. Il estimait que des chansons qui communiquent des impressions ou des expériences personnelles se révèlent finalement plus subversives que la propagande explicite. “La poésie aide à trouver une réponse à la vie plus profonde, plus large et plus intense. Je ne prétends pas qu’elle nous rend meilleurs — cela nous incombe toujours, en définitive —, mais que par une familiarité profonde avec la poésie, nous serons en mesure de faire face aux problèmes qui se présentent dans la vie, de répondre aux personnes, aux choses, d’une manière beaucoup plus universelle, et que nous pourrons utiliser bien mieux nos capacités.” Rexroth prétend en outre qu’en prenant le contre-pied de l’aliénation et du conditionnement, cette réponse approfondie aura tendance à saper l’ordre établi:

La contre-culture en tant que manière de vivre, c’est quelque chose qui entre dans les veines de la société. On ne peut ni la rattraper ni la coincer. Son action est sans arrêt corrosive. (...) Les chansons de Joni Mitchell16) impliquent et présentent des rapports humains irrécupérables. (...) On y voit un genre d’amour qui ne peut exister dans cette société. Ses chansons fomentent la subversion tout autour d’elles, comme se répand la radioactivité.

Si seulement c’était si simple! Il est difficile de déterminer à l’avance les effets futurs d’une oeuvre artistique, mais je doute fort qu’une chanson, qu’elle soit de Brassens, de Mitchell ou de quelqu’un d’autre, puisse être à ce point irrécupérable. Au mieux, sans doute de telles chansons ont-elles joué un modeste rôle, celui de préserver une étincelle d’esprit humain au milieu des pressions déshumanisantes qui nous entourent. En parlant de la poésie de William Blake, Rexroth signale ce rôle salutaire, tout en révélant ses limites. “C’est l’art de fournir au coeur les images de sa propre aliénation. Si l’individu ou la société peuvent mettre au jour les dilemmes que la raison seule ne peut démêler, on pourra les contrôler, à défaut de les surmonter. Voilà la fonction de Blake. Il voyait l’approche de la civilisation marchande et il a préparé un refuge, une forteresse ou un havre symboliques.”

Par ailleurs, il faut faire la distinction entre la contre-culture “en tant que manière de vivre” et la simple nouveauté artistique. Dans la mesure où la contre-culture des années soixante consistait en expériences audacieuses de conscience et de modes de vie différents, on peut à juste titre la qualifier de très “corrosive”. Mais il est trompeur de présenter ses expressions artistiques comme étant son facteur central. Quelques poèmes ou chansons ont pu avoir une influence significative, mais ce n’étaient en général que de pâles reflets, et bien tardifs, des véritables aventures de cette époque-là.

La thèse de Rexroth s’appliquait bien mieux aux pays dits communistes. Il faisait remarquer, par exemple, comment un simple passage d’Allen Ginsberg à Prague ou de Joan Baez à Berlin-Est pouvait semer la panique chez les bureaucrates. Mais la raison principale en était que n’importe quelle manifestation non conformiste menaçait le monopole idéologique indispensable au pouvoir de la bureaucratie stalinienne. Dans les systèmes occidentaux, plus flexibles, même les oeuvres artistiques les plus extrémistes n’échappent généralement pas à la récupération par le spectacle — leur côté “extrémiste” même peut servir la prétention qu’a le système d’offrir une totale liberté d’expression (tant qu’elle reste spectaculaire, c’est-à-dire tant qu’elle ne passe pas aux actes).

Mais voici la reductio ad absurdum de cette thèse de Rexroth:

En général, je préfère les chanteurs poètes qui vont au fond, qui parlent en faveur d’une transformation fondamentale de la sensibilité des rapports humains, et par conséquent du langage. Partout dans le monde il y a des gens semblables à Dylan, Donovan, Leonard Cohen, Joni Mitchell (...), surtout peut-être en France. Une grande partie du divertissement qui s’est créé nuit et jour à l’Odéon pendant la révolte de Mai 1968 n’avait ouvertement rien à voir avec la lutte passagère dans la rue, ou les maux du régime, ou les trahisons de la gauche. Les gens chantaient des chansons qui attaquaient le mal à sa source, en présentant une autre espèce d’êtres humains.

Quel que soit l’effet subversif que peuvent avoir la poésie ou la chanson, l’argument de Rexroth tombe plutôt à plat si, lorsque tout est remis en question et que l’occasion à saisir, pour changer l’histoire, est plutôt fugitive, il n’imagine rien d’autre que de continuer à chanter. Il y avait plus de vraie poésie dans le fait d’occuper l’Odéon que dans toutes les chansons qu’on aurait pu y chanter. Dans une situation comme Mai 68, où des millions de gens sont secoués hors de leur existence ordinaire de somnambules, et goûtent un peu de la vie réelle, il ne s’agit plus de “présenter” des visions d’autres rapports humains, mais de les réaliser.

Toute l’organisation de la société moderne — et pas seulement les contraintes politiques et économiques évidentes, mais également la pacification culturelle, omniprésente et plus subtile, qui transforme les gens en intoxiqués de la consommation passive — va à l’encontre d’une telle réalisation. Notre vie est dominée par un permanent barrage de spectacles — informations, réclames, vedettes, aventures par procuration, voire images de révolte. Les situationnistes ont montré qu’il ne s’agit pas d’un simple trait superficiel de la vie moderne, mais que cela traduit un stade qualitativement nouveau de l’aliénation capitaliste. “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images” (Debord, La Société du spectacle, 1967).

Dans ce nouveau contexte le rôle des arts devient plus ambigu: quels que soient leurs aspects créatifs ou apparemment radicaux, ils ont aussi tendance à faire partie du spectacle, à renforcer la passivité du spectateur:

Le rapport entre auteurs et spectateurs n’est qu’une transposition du rapport fondamental entre dirigeants et exécutants. (...) Le rapport qui est établi à l’occasion du spectacle est, par lui-même, le porteur irréductible de l’ordre capitaliste. L’ambiguïté de tout “art révolutionnaire” est ainsi que le caractère révolutionnaire d’un spectacle est enveloppé toujours par ce qu’il y a de réactionnaire dans tout spectacle. (Debord et Canjuers, “Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire”, 1960.)

Rexroth n’affronte pas vraiment cette nouvelle situation, ce qui dans une grande mesure affaiblit ses arguments en faveur d’un art subversif. À la base, il accepte encore les rôles traditionnels de l’art, il voudrait seulement qu’ils soient mieux tenus et plus généralisés; que l’art soit plus authentique et ses expressions plus pertinentes. Il insiste sur le fait que l’art doit être une communication vitale, mais une telle communication n’en reste pas moins une activité spécialisée qui n’est que celle de certaines personnes, sous certaines formes, et dans certaines circonstances.

Même les tendances d’avant-garde qui ont essayé de supprimer le côté spectaculaire de l’art en encourageant la participation des spectateurs (dans les happenings par exemple) acceptent des limitations d’espace, de temps et de contenu qui font d’une telle participation une pure farce. Comme ont conclu les situationnistes, la véritable réalisation de l’art implique en définitive qu’on aille au-delà des limites de l’art, qu’on apporte la créativité et l’aventure à la critique et à la libération de toutes les manifestations de la vie; et d’abord en s’attaquant aux conditionnements de la soumission qui empêchent les gens de créer leurs propres aventures. Cela ne veut pas dire que toute oeuvre littéraire ou artistique soit complètement insignifiante ou réactionnaire; mais il est peu probable que même les meilleures soient aussi intrinsèquement subversives que semble l’espérer Rexroth.

Si sa stratégie d’une subtile subversion culturelle est équivoque à certains égards, il a quand même raison d’encourager toute créativité et toute véritable communauté qui seraient possibles ici et maintenant, et d’affirmer qu’il ne faut pas renvoyer les “satisfactions humaines et le sens de la vie” à quelque merveilleux futur. Les moyens ne sont pas nécessairement identiques au but, mais au moins doivent-ils lui être compatibles. Les valeurs incarnées par Rexroth sont essentielles à toute véritable libération sociale, parce qu’elles sont essentielles tout court: elles nous procurent déjà davantage de satisfaction, et donnent plus de sens à notre vie. Comme il l’a bien exprimé dans un de ses poèmes les plus émouvants, écrit en 1952 pour les obsèques d’un vieil ami:

Nous croyions que nous le verrions
De nos propres yeux, le monde nouveau,
Où l’homme ne serait plus
Un loup pour l’homme, mais où
Tous, hommes et femmes,
Seraient à la fois frères et amants.
Nous ne le verrons pas, aucun de nous ne le verra.
Il est beaucoup plus lointain que nous ne le pensions.
(...) Tant pis.
Nous étions des camarades.
La vie aura été bonne pour nous.
Il est bon d’être courageux:
Il n’y a rien de meilleur.
La chère a meilleur goût,
Et le vin plus d’éclat.
Les filles sont plus belles.
Le ciel est plus bleu. (...)
Si les beaux jours ne viennent jamais,
Nous ne le saurons pas.
Nous ne nous en soucierons pas.
Nos vies auront été les meilleures.
Nous fûmes les hommes
Les plus heureux de notre temps.

Adieu, merveilleux vieux mentor!



NOTES DES TRADUCTEURS

14. Herbert Read (1893-1968). Écrivain et critique d’art anglais.

15. Parmi les autres auteurs français que Rexroth met dans cette tradition underground, il y a Pierre Mac Orlan, Léo Ferré, Jacques Brel et Anne Sylvestre; sans oublier “le disque peut-être le plus beau de l’après-guerre”, Germaine Montero chante les chansons d’Aristide Bruant.

16. Joni Mitchell (née en 1943). Chanteuse canadienne que Rexroth comparait à Anne Sylvestre.



Notice bibliographique

Sauf indication contraire, toutes les citations viennent des oeuvres de Kenneth Rexroth; le lecteur peut consulter les Notes dans l’édition américaine pour avoir les références précises.

L’introduction au Rexroth Archive sur ce site web contient des informations sur les livres de Rexroth en anglais. Pour les textes francais, voir Kenneth Rexroth en français.

 



Fin de la version française de The Relevance of Rexroth, livre de Ken Knabb paru en 1990. Traduit de l’américain par Ken Knabb et Jean-François Labrugère. La version imprimée de cette traduction, éditée en 1997, est disponible auprès de l’Atelier de Création Libertaire.


Chapitre 1 : Vie et littérature

Chapitre 2 : Magnanimité et mysticisme

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